Comme son titre l’indique, l’introduction que Porphyre donna à son édition des œuvres de Plotin comprend deux parties : la première, consacrée à la vie de Plotin, où se mêlent renseignements biographiques et éloges ; la seconde, beaucoup plus brève, sur l’ordre systématique d’après lequel les écrits de Plotin ont été classés par Porphyre (ce qui nous renseigne par ailleurs sur l’ordre chronologique de leur composition).
La Vie de Plotin et la mise en ordre de ses livres est un document d’une très grande importance, qui nous renseigne sur la vie de Plotin et qui fait l’apologie de son mode de vie ; dans l’École néoplatonicienne, cette Vie constituera le modèle sur lequel seront construites les autres Vies, notamment celle de Proclus. De surcroît, ce texte propose un panorama de l’enseignement philosophique dans la première moitié du III e siècle après J.-C., une période très tourmentée socialement et politiquement sur laquelle nous sommes mal renseignés ; durant la vie de Plotin, au cours de laquelle le nombre de chrétiens ne cessera d’augmenter, dix-sept empereurs se succéderont. Enfin, on ne trouve, dans l’Antiquité, aucun projet éditorial présentant deux classements, l’un chronologique et l’autre systématique, des œuvres complètes d’un même auteur.
La Vie de Plotin fut composée plus de trente ans après la mort de Plotin. Porphyre y évoque le souvenir de son séjour à l’École entre 263 et 268 et s’appuie sur le témoignage de Plotin lui-même pour la période allant de 212 à 246, sur celui d’Amélius, le plus ancien disciple de Plotin à Rome, pour la période allant de 246 à 263, et sur celui d’Eustochius pour les circonstances et la date de la mort de Plotin.
Plotin serait né en 205 après J.-C. L’établissement de cette date repose exclusivement sur le témoignage d’Eustochius, son médecin et le seul de ses disciples à se trouver près de lui à sa mort en 270 : « Plotin rendit alors le souffle. Au dire d’Eustochius, il était âgé de soixante-six ans, car c’était au moment où s’achevait la deuxième année du règne de Claude » (2, 29-31). À partir de cette information, Porphyre fait le calcul suivant : « Si, remontant en arrière, on compte à partir de la deuxième année du règne de Claude, soixante six ans, le moment de sa naissance tombe dans la treizième année du règne de Sévère. Mais il n’a fait connaître à personne ni le mois où il est né, ni son jour anniversaire… » (2, 34-39). L’aveu qui clôt cette déclaration reste embarrassant : l’ignorance du mois de naissance d’un individu implique une marge d’erreur qui peut aller jusqu’à onze mois.
Selon certains témoignages étrangers à la Vie de Plotin, Plotin serait né à Lyco, que l’on identifie à Lycopolis, une ville de Haute-Égypte correspondant à la moderne Assiout. Nous ne savons rien de sa famille qui cependant ne devait pas être d’origine égyptienne : Plotin est un nom de formation latine, et Plotin fait montre d’une méconnaissance du mode de fonctionnement de l’écriture hiéroglyphique (voir traité 31 (V, 8), 6). Il devait donc s’agir d’une famille romaine riche, cultivée et qui disposait de relations à un niveau très élevé. À l’époque, les rejetons de familles riches étaient dès leur naissance confiés à une nourrice, ce qui fut le cas de Plotin. Plotin reçoit une bonne éducation : il va chez un maître d’école dès l’âge de sept ans, et à vingt-sept ans il se retrouve à Alexandrie chez Ammonius, qui sera son maître en philosophie. On notera enfin que, si Plotin se joint à la cour de l’empereur Gordien III lors de son expédition contre les Perses, c’est que sa famille (probablement une famille de hauts fonctionnaires) avait de bonnes relations au plus haut niveau.
Plotin, qui ne parle jamais de ses parents, évoque cependant sa nourrice. C’est à elle que fait référence la seule anecdote personnelle qu’il raconte (3, 1-3), et qu’il situe au moment où il atteint l’âge de raison fixé à sept ans par les stoïciens (l’accession de l’enfant aux notions de bon et de juste dans le domaine moral). On notera par ailleurs que l’année de la conversion de Plotin à la philosophie est un multiple de sept (aux yeux de Porphyre, car Plotin est dans sa vingt-huitième année). C’est à vingt-sept ans révolus que Plotin se lance dans la philosophie (3, 6-14) à Alexandrie. S’il est bien né en 205, il faut placer cette « conversion » en 232. De ce jour, il resta un total de onze années auprès d’Ammonius, jusqu’en 243 donc. On ne sait pratiquement rien sur cet Ammonius et sur son École, ce qui peut s’expliquer par une attitude « pythagoricienne » à l’égard de la communication : Ammonius n’écrivait pas (20, 36) et ses disciples devaient tenir ses doctrines secrètes (3, 24-27). Chez Ammonius, qui avait eu comme disciple Longin (20, 36-38), Plotin eut comme condisciples Érennius et Origène qui tous trois avaient fait le pacte de ne pas révéler les doctrines qu’Ammonius leur avait exposées (3, 24-30), et probablement Olympius (10, 1-13) qui en était jaloux et Théodose (7, 18) dont Zéthus épousa la fille. Par ailleurs, deux disciples de Plotin étaient originaires d’Alexandrie, le médecin Eustochius et Sérapion (7, 47), un rhéteur qui devint le disciple de Plotin sans renoncer aux affaires d’argent. Si on rappelle la séance de l’Iseion, où intervint un prêtre égyptien venu à Rome (10, 15-28), on peut conclure que Plotin ne coupa jamais ses liens avec l’Égypte en général et avec Alexandrie en particulier.
C’est pour se familiariser avec la philosophie des Perses et des Indiens que Plotin se joint à la cour de l’empereur Gordien III, un jeune homme de dix-huit ans qui se lance dans une expédition contre les Perses. L’armée partit de Rome au printemps de 242, mais ce n’est qu’aux beaux jours de l’année suivante que, après avoir été regroupée à Antioche, elle marcha au combat. Comme Plotin quitta Ammonius en 243, on peut penser que c’est à Antioche qu’il rejoignit la cour de l’empereur. Mais l’année suivante, au début de 244, l’empereur mourut à Zaitha, probablement assassiné ; c’est ce que l’on peut penser lorsque l’on apprend que Plotin ne dut son salut qu’à sa fuite à Antioche (3, 21-22). Quelques mois plus tard, au printemps de 244 probablement, il quitta Antioche pour venir à Rome (3, 23-24). Il était alors âgé de quarante ans ; l’accession au pouvoir de Philippe l’Arabe, qu’on accusait de la mort de Gordien III, ne lui posa aucun problème. Amélius s’attacha à Plotin deux ans après l’arrivée de ce dernier à Rome (3, 38-41). Comme le laisse entendre Longin (20, 32-33), Amélius fut le disciple et l’assistant de Plotin dès que celui-ci ouvrit son École à Rome en 246. On notera que cette date est une fois de plus un multiple de 7, ce qui laisse planer un doute sur l’exactitude de la chronologie de la Vie de Plotin.
Plotin, qu’assista Amélius pendant dix-sept ans, n’était pas titulaire d’une chaire impériale, et il ne dirigeait pas une institution privée. Il dispensait un enseignement ouvert à tous (20, 32), sans caractère institutionnel, c’est-à-dire sans structures fondées sur la loi ou la coutume. Cela explique que, quand Plotin quitta Rome (au même moment qu’Amélius d’ailleurs), l’École fut dissoute. Mais cela n’empêcha pas Plotin d’avoir une influence sur les platoniciens qui enseignaient dans de grands centres intellectuels de l’Empire, à Apamée et à Athènes notamment. À Rome, Plotin habitait dans la maison de Gémina, une femme de l’aristocratie gagnée à la philosophie (9, 2), et qui était peut-être même la veuve de Trébonien qui fut empereur de 251 à 253 ; son École semble avoir été sous la protection de l’empereur Gallien lui-même et de sa femme Salonine (12, 2). L’été, Plotin continuait ses cours d’une autre façon (5, 3-5), probablement en Campanie sur le domaine de Zéthus (2, 18-20) qui avait auparavant été celui de Castricius (7, 22-24).
Qui le voulait pouvait assister aux cours de Plotin (1, 13-14), comme le fait remarquer Porphyre qui, au début du chapitre 7 où il en fait un inventaire, distingue entre les simples auditeurs (akroataí) et les disciples (z ē l ō taí). Parmi les simples auditeurs, il faut ranger le peintre Cartérius (1, 13-14), plusieurs sénateurs (7, 29-30), et même des gens qui étaient loin d’être d’accord avec Plotin, qu’il s’agisse des gnostiques Adelphius, Aquilinus (16, 1-9) et leurs disciples, d’un fonctionnaire des finances, Thaumasius (13, 12-17), du rhéteur Diophane (15, 6-17) ou même d’Origène, son condisciple chez Ammonius (14, 20-25). Au nombre des disciples de Plotin, on compte des femmes, dont Gémina et sa fille (9, 1-5). Parmi les hommes, on trouve à la première place ceux qui s’adonnent exclusivement à la philosophie : Amélius et Porphyre ; puis des médecins : Paulinus de Scythopolis (7, 6), Eustochius d’Alexandrie (7, 8) et Zéthus (7, 17-24), qui était d’origine arabe ; un poète, Zoticus (7, 12) ; plusieurs sénateurs, dont Castricius Firmus (7, 24-29), Marcellus Orontius (7,31), Sabinillus (7, 31) et surtout Rogatianus (7, 32) ; il n’y a enfin qu’un seul représentant de la fonction économique, Sérapion d’Alexandrie qui d’ailleurs est cité en mauvaise part.
L’enseignement que dispensait Plotin comprenait deux volets : un volet exégétique et un volet dogmatique. Dans ses cours, l’exégèse, qui tenait une place considérable (14, 10-18), ne constituait que l’amorce de l’exposé d’une doctrine originale inspirée de celle d’Ammonius (14, 15-16) et, à travers lui, de Numénius, une doctrine que l’on pourrait caractériser comme un platonisme, fortement imprégné d’un stoïcisme qu’il combattait par ailleurs, et interprété à travers une grille néopythagoricienne (20, 71-73). On accusa même Plotin de plagiat à l’encontre de Numénius ; relativement à cette accusation, le témoignage de Porphyre (18, 1-8) recoupe celui d’Amélius (3, 35-38). Dans ses cours, Plotin se gardait de toute mise en scène rhétorique (18, 4-5) et il privilégiait la discussion aux dépens de l’exposé systématique, ce qui déconcerta Porphyre lorsqu’il arriva à l’École (18, 8-19), et ce dont certains auditeurs se plaignirent comme le fit un certain Thaumasius (13, 1-10). Même s’il prononçait mal certains mots, Plotin était un excellent pédagogue. Toutes ces qualités allaient de pair avec une véritable compétence qui s’étendait à d’autres domaines que celui de la philosophie : « Il n’ignorait rien en géométrie, en arithmétique, en mécanique, en optique et en musique, sans pourtant se donner la peine d’étudier à fond ces disciplines » (14, 4-5). Pendant dix ans, c’est-à-dire de 244 à 253, Plotin se contenta d’enseigner sans rien écrire. C’est en 254 en effet, la première année du règne de Gallien, qu’il se mit à écrire. Aussi, lorsqu’il arrive à l’École en 263, Porphyre découvre vingt et un traités.
1. I, 6 | 8. IV, 9 | 15. III, 4 |
2. IV, 7 | 9. VI, 9 | 16. I, 9 |
3. III, 1 | 10. V, 1 | 17. II, 6 |
4. IV, 2 | 11. V, 2 | 18. V, 7 |
5. V, 9 | 12. II, 4 | 19. I, 2 |
6. IV, 8 | 13. III, 9 | 20. I, 3 |
7. V, 4 | 14. II, 2 | 21. IV, 1 |
Pendant la période où Porphyre resta auprès de lui, c’est-à-dire un peu plus de cinq ans, de 263 à 268, Plotin écrivit vingt-quatre traités.
22. VI, 4 | 30. III, 8 | 38. VI, 7 |
23. VI, 5 | 31. V, 8 | 39. VI, 8 |
24. V, 6 | 32. V, 5 | 40. II, 1 |
25. II, 5 | 33. II, 9 | 41. IV, 6 |
26. III, 6 | 34. VI, 6 | 42. VI, 1 |
27. IV, 3 | 35. II, 8 | 43. VI, 2 |
28. IV, 4 | 36. I, 5 | 44. VI, 3 |
29. IV, 5 | 37. II, 7 | 45. III, 7 |
Le séjour de Porphyre auprès de Plotin se termine mal : problème personnel, opposition théorique entre Porphyre qui admire Aristote et Plotin qui vient d’écrire les traités Sur les genres de l’être contre Aristote, ou émotion suscitée par la perspective du renversement de l’empereur et par ses conséquences sur la vie de l’École, nul ne peut le dire. Vers la quinzième année du règne de Gallien, c’est-à-dire peu de temps avant l’assassinat de l’empereur, Porphyre, atteint de mélancolie, est saisi par le désir du suicide. Plotin le sent, et lui prescrit de se retirer en Sicile (2, 11-19). Porphyre part pour Lilybée. C’est là qu’il recevra les neuf derniers traités écrits par Plotin.
Vers la fin du mois d’août 268, l’empereur Gallien est assassiné, et c’est un soldat d’origine illyrienne, Claude, dit le Goth en raison de ses succès sur les peuples auxquels on donnait ce nom, qui fut choisi pour lui succéder. Que Claude ait été ou non le complice de cet assassinat, on peut penser que son accession au pouvoir eut des répercussions dans la classe politique qui apportait son soutien à Plotin et qui formait son entourage. Amélius quitte Rome la première année du règne de Claude (3, 41-42), soit en 269. En 270, à la mort de Plotin, il se trouve à Apamée (2, 32-33). Chemin faisant, il a apporté à Longin, qui est alors en Phénicie, probablement à Tyr, des exemplaires des traités de Plotin (19, 32). Gravement malade, Plotin, lui aussi, quitte Rome vers la même époque, au terme d’un séjour de vingt-six années entières (9, 20-21).
C’est en Campanie qu’il va mourir à la fin de la deuxième année du règne de Claude (6, 16-18), des suites d’une tuberculose touchant les voies respiratoires probablement, si on en croit la description donnée par Porphyre (2, 5-15). Dans sa retraite de Campanie, Plotin continue d’écrire, et, en 269, il envoie à Porphyre, qui se trouve alors en Sicile, cinq traités.
46. I, 4 | 48. III, 3 | 50. III, 5 |
47. III, 2 | 49. V, 3 |
Puis au début de la deuxième année de Claude, soit en 270, il lui envoie les quatre derniers traités qu’il écrira.
51. I, 8 | 53. I, 1 |
52. II, 3 | 54. I, 7 |
C’était peu de temps avant sa mort. Plotin en effet meurt à la fin de la deuxième année de Claude (2, 29-32).
Porphyre fait par ailleurs appel à quatre témoignages à la fin de la section biographique, qu’il présente sous la forme suivante : introduction, citation et commentaire. Le premier témoignage est une lettre qu’Amélius adresse à Porphyre dont il a fait le dédicataire du livre qu’il a écrit pour laver Plotin de tout soupçon de plagiat à l’endroit de Numénius (chap. 17, 18). Le second est une lettre que Longin adresse à Porphyre pour lui demander de lui apporter des copies d’écrits de Plotin ; Porphyre en profite pour expliquer que le jugement que Longin porta sur lui fut influencé par la mauvaise qualité des copies à sa disposition (chap. 19). Le troisième est la préface que Longin donna à son livre Sur la fin, et qui démontre que Longin tenait Plotin et Amélius pour les philosophes les plus importants de son époque (chap. 20, 21). Ces deux chapitres brossent un tableau de l’activité philosophique dans la première moitié du III e siècle après J.-C., période sur laquelle nous savons par ailleurs peu de chose. Tout comme Amélius, qui fut l’assistant de Plotin, Longin est un témoin important : considéré comme le plus grand « critique de son temps », il fut le maître de Porphyre à Athènes où il enseignait la rhétorique et la philosophie, avant d’être exécuté en 272 sur les ordres de l’empereur Aurélien pour avoir aidé la reine Zénobie lors de son soulèvement contre Rome. Avec les chapitres 22 et 23 nous quittons le monde des hommes pour celui des dieux. Après la mort de Plotin, en effet, Amélius demanda à Apollon où était allée l’âme de Plotin. Le dieu aurait répondu sous la forme d’un oracle comprenant 51 hexamètres dactyliques, que Porphyre cite au chapitre 22 et qu’il commente au chapitre 23. Dans le commentaire de ce poème, dont tout porte à croire qu’il a été composé par un membre de l’École et qu’il a ensuite été validé dans un temple d’Apollon, Porphyre nous apprend que Plotin, au cours de sa vie, s’est uni à l’Un plusieurs fois, et que maintenant qu’elle s’est séparée de son corps, son âme se trouve dans le ciel auprès des dieux et des démons.
Tout en donnant ces renseignements biographiques, Porphyre veut montrer que Plotin a pratiqué à un degré exceptionnel l’ensemble des vertus qu’il avait lui-même décrites dans le traité Sur les vertus, et qui avaient fait l’objet d’une systématisation dans la Sentence 32 de Porphyre. Considérées de ce point de vue, la vie et l’œuvre de Plotin peuvent être interprétées comme une défense et une illustration des vertus, et comme un éloge de la vie vertueuse dans son ensemble.
Dans la mesure où il doit vivre en ce monde avec son corps, Plotin sait se faire aimer de tous. De haut en bas de l’échelle sociale, il établit avec les autres d’excellents rapports. Il vivait à Rome dans une grande et riche maison, celle de Gémina qui appartenait à la classe sénatoriale, comme le laisse supposer la remarque suivant laquelle beaucoup d’hommes et de femmes de la plus haute noblesse à l’heure de leur mort avaient confié leurs enfants à Plotin (9, 5-9). La maison était donc remplie de jeunes gens et de jeunes filles (9, 9-10). Porphyre décrit un Plotin vérifiant les comptes des enfants dont il était le tuteur (9, 12-16) et intervenant lors d’incidents domestiques, comme l’illustre l’épisode du vol par un esclave d’un collier de grande valeur appartenant à Chionè (11, 1-8). De plus, il semble que Plotin était quelquefois sollicité pour jouer le rôle d’arbitre lors de conflits mineurs (9, 20-22). Avec ses familiers et avec les étrangers, Plotin avait toujours une attitude empreinte de douceur et d’attention (9, 18-20).
Dans un contexte plus large, celui de la société romaine, Plotin réussit à nouer des relations surtout dans la classe sénatoriale : Rogatianus qui devint préteur (7, 32-36), Sabinillus qui fut consul ordinarius pour l’année 266 comme collègue de l’empereur Gallien, alors dans son septième consulat. Le philosophe était honoré par l’empereur et son épouse Salonine (11, 1-2). On rappellera que, dès 243, Plotin se trouvait dans la suite de l’empereur Gordien III en campagne, probablement par l’intermédiaire du préfet prétorien Timésithée. Et c’est sur le domaine de Zéthus, un homme politique, qu’il va, malade, se retirer en 269 à la veille de sa mort ; le nécessaire lui était apporté des propriétés de Castricius, un autre homme politique.
Plotin qui, selon Porphyre, était agréable à voir (13, 7), donnait l’impression d’avoir honte d’être dans un corps (1, 1-2). On comprend qu’il refusait de donner des renseignements sur son origine, ses parents et sa patrie (1, 2-4) et qu’il ne consentait pas à dévoiler la date de sa naissance (2, 37-40). La seule confidence qu’il consentit à faire fut celle relative à l’accès de son âme à l’âge de raison (3, 1-6). Il était par ailleurs tout naturel qu’il refuse que l’on peignît de lui un portrait (1, 4-9).
Plotin mène une vie ascétique. Végétarien très strict (2, 4-5), il est d’une grande sobriété dans son alimentation (8, 21-22), sobriété qui lui permet de réduire son temps de sommeil (8, 20-22). Tout laisse par ailleurs supposer que son refus de fréquenter les bains publics s’expliquait par leur mauvaise réputation morale. Outre cet ascétisme rigoureux, Plotin renonce à tous les biens de ce monde. Il ne possède rien en propre ; aussi à Rome habite-t-il chez Gémina, puis, lorsqu’il quitte Rome, chez Zéthus, à Minturnes en Campanie (2, 18-20). Par ailleurs, Plotin envisage que ce renoncement aux biens matériels et donc à toute activité politique, puisque le rang d’un citoyen est fixé par le cens, s’imposera aux jeunes gens dont il est le tuteur, si ces derniers choisissent de devenir philosophes (9, 12-16). Il décourageait ses disciples de poursuivre leur carrière politique ; l’exemple de Rogatianus, qui renonça aux richesses et aux honneurs, est remarquable à cet égard (7, 36-40), en contraste avec Sérapion d’Alexandrie qui n’avait pu renoncer aux affaires d’argent (7, 48-49). Un mode de vie si particulier permet de comprendre pourquoi Plotin songea à fonder une « Platonopolis » à l’écart du monde et obéissant aux lois de Platon (12).
Mais, pour un platonicien, la pratique des vertus purificatrices n’est pas une fin en soi : ce n’est qu’un préalable à la pratique des vertus contemplatives. C’est lorsqu’il enseigne et lorsqu’il écrit, les deux activités essentielles de sa vie intellectuelle, que Plotin pratique ces vertus : « quand il parlait, se manifestait l’intellect, qui faisait briller sa lumière jusque sur son visage... » (13, 5-7). À ce moment, Plotin était transfiguré ; alors, il était vraiment ce qu’il voulait être, l’intellect. Par ailleurs, la concentration intellectuelle atteignait chez lui une telle intensité qu’elle ne pouvait être troublée par aucune intervention extérieure, et parvenait à une telle perfection que tout recours à l’écriture s’apparentait à l’activité d’un copiste. Tel est le portrait que nous dresse Porphyre au chapitre 8.
L’épisode du temple d’Isis à Rome illustre l’assimilation de son âme à l’intellect, à la divinité. Alors qu’un prêtre égyptien voulait évoquer le démon familier de Plotin, ce n’est pas un démon qui vint, mais un dieu. Ce fait étonnant démontre, suivant Porphyre, la puissance de l’âme de Plotin qui peut résister aux attaques d’Olympius et de sa magie par les astres, et même retourner contre l’agresseur ses attaques (10, 1-13). Plotin était doté du don de clairvoyance (11, 1-2) comme le prouvent son pouvoir de prédire leur avenir aux jeunes gens dont il avait la garde (11, 8-11) et la facilité avec laquelle il arrive à sentir le désir de suicide qui s’était emparé de Porphyre. C’est aussi la conscience qu’il avait de la puissance de son âme qui pourrait permettre de comprendre les derniers mots de Plotin (2, 26-27).
Par l’intermédiaire des vertus contemplatives, l’âme, purifiée à la suite de sa conversion vers son principe, s’unit à ce qui l’a engendrée : l’intellect, indissociable de l’intelligible. Dans cette union où elle coïncide avec l’intellect, l’âme n’est plus une âme. D’où le statut particulièrement ambigu des vertus paradigmatiques, vertus de l’intellect, en tant qu’il est séparé de l’âme ; Porphyre leur donne la première place dans la Sentence 32, alors que Plotin se montre beaucoup plus prudent dans le traité 19 (I, 2), 7, 3. Précisément parce qu’elles se trouvent dans l’intellect, ce sont des formes intelligibles. Supérieures aux vertus de l’âme qui n’en sont que des images, il s’agit en fait de leurs modèles.
Ces vertus vont de pair avec l’essence de l’intellect. De ce fait, on ne peut plus vraiment dire que ce sont des vertus ; les vertus sont des dispositions de l’âme, alors que l’on se trouve désormais au niveau de l’intellect et de l’intelligible. Plutôt que de vertus paradigmatiques, il vaudrait donc mieux parler de vertus-modèles, ou même de modèles de vertus. On atteint là un niveau qui n’est plus celui de l’humain défini comme l’union provisoire d’une âme avec un corps, mais celui du divin. On comprend dès lors que, dans les définitions particulières, la phrón ē sis se dédouble en nó ē sis et en sophía.
Mais ce niveau de vertu présente une importance capitale. Pour Plotin, comme pour Porphyre, l’intellect ne se réalise vraiment qu’en dépassant ses propres limites, dans l’union avec l’Un, expérience que Plotin aurait faite quatre fois, pendant que Porphyre se trouvait auprès de lui (23, 16-18). En fait, l’âme humaine commence par s’assimiler à l’Intellect, et c’est l’Intellect auquel elle s’est identifiée qui s’unit à l’Un. Il est donc normal que, dans l’Oracle d’Apollon (chap. 21), la description de cette union fasse intervenir l’Intellect (22, 35-39). En d’autres termes, l’union d’une âme avec son Principe n’est pas une affaire de sentiment entre deux « personnes », mais la conséquence d’un intense effort intellectuel qui mène au-delà même de la réalité véritable.
La Vie de Plotin, qui devait être précédée du portrait du maître, est une introduction à la nouvelle édition que Porphyre vient de réaliser des traités qu’il a regroupés pour l’occasion en six ennéades ou groupes de neuf. On peut penser que ce regroupement fut inspiré par des considérations numérologiques, naturelles dans un contexte néo-pythagoricien très sensible à la symbolique des nombres ; deux est le premier pair et trois le premier impair ; or six vient de la multiplication de deux par trois, et neuf, de la multiplication de trois par lui-même. Tout cela porte donc à croire que Porphyre a découpé certains traités de façon à arriver au nombre cinquante-quatre. On en voudra pour preuve le fait que le traité 28 commence au milieu d’une phrase du traité 27, et la minceur de plusieurs autres traités : 4 (IV, 2), 8 (IV, 9), 11 (V,2), 13 (III, 9), 14 (II, 2), 16 (I, 9), 17 (II, 6), 18 (V, 7), 21 (IV, 1), 35 (II, 8), 37 (II, 7), 36 (I, 5), 41 (IV, 6), 49 (III, 3) et 54 (IV, 6), le traité 13 (III, 9) présentant en outre la particularité d’être une espèce de fourre-tout.
Porphyre prétend avoir commencé son travail d’éditeur du vivant de Plotin : « Voilà donc achevé notre récit de la vie de Plotin. Et comme lui-même nous a confié le soin de mettre en ordre et de corriger ses traités − je lui avais promis de son vivant de me charger de cette tâche et j’en avais pris l’engagement auprès des autres disciples −, j’ai d’abord décidé de ne pas laisser dans l’ordre chronologique ces écrits qui avait été produits pêle-mêle » (24, 1-6). C’est d’ailleurs bien ce que laissent entendre les dernières lignes de la Vie de Plotin. Mais cette édition ne verra le jour qu’en 300/301. Entre la mort de Plotin en 270 et cette édition systématique, il s’écoula trente ans. On peut penser que, au cours de cette période, une édition chronologique circula : on en voudra pour preuve la division par Eusèbe (Préparation évangélique XV, 22) du traité 2 (IV, 7) qui s’écarte de celle de Porphyre, et le fait qu’Eusèbe (Préparation évangélique XV, 10) conserve un passage sur l’âme comme entéléchie qui ne se retrouve pas dans les manuscrits des Ennéades. Dans ce contexte, il est probable que ce que l’on appelle « l’édition d’Eustochius » (à partir d’une scholie relative au traité 28 (IV, 4), 29, 55) devait être l’exemplaire donné par Plotin sur son lit de mort au seul disciple qui le secondait à ce moment-là, le médecin Eustochius.
Les six ennéades qu’il a constituées, Porphyre les répartit en trois volumes. Il s’agissait en fait de trois codex, de livres composés quaternions, cahiers comprenant quatre feuillets pliés en deux, donnant huit folios et donc seize pages, reliés entre eux et sur lesquels on posait des couvertures en bois. Les Ennéades occupaient trois de ces « livres », le premier comprenant comme Introduction la Vie de Plotin par Porphyre, elle-même précédée probablement par le portrait de Plotin fait par Cartérius.
Le premier volume contient la première ennéade qui regroupe les traités à dominante morale : 53 (I, 1) Qu’est-ce que le vivant et qu’est-ce que l’homme ? ; 19 (I, 2) Sur les vertus ;20 (I, 3) Sur la dialectique ;46 (I, 4) Sur le bonheur ;36 (I, 5) Si le bonheur s’accroît avec le temps ; 1 (I, 6) Sur le beau ; 54 (I, 7) Sur le souverain bien et les autres biens ; 51 (I, 8) Quels sont les maux ? ; 16 (I, 9) Sur le suicide raisonnable, la deuxième ennéade qui regroupe les traités qui portent sur la nature, c’est-à-dire sur le monde et tout ce qui s’y rattache : 40 (II, 1) Sur le monde ; 14 (II, 2) Sur le mouvement circulaire ; 52 (II, 3) Si les astres agissent ;12 (II, 4) Sur les deux matières ; 25 (II, 5) Sur le sens de « en puissance » et « en acte » ; 17 (II, 6) Sur la réalité ou sur la qualité ; 37 (II, 7) Sur le mélange total ; 35 (II, 8) Comment se fait-il que les objets vus de loin paraissent petits ? ; 33 (II, 9) Contre les gnostiques,et la troisième qui aborde des questions similaires : 3 (III, 1) Sur le destin ; 47 (III, 2) Sur la providence : premier livre ; 48 (III, 3) Sur la providence : second livre ; 15 (III, 4) Sur le démon qui nous a reçus en partage ; 50 (III, 5) Sur l’amour ; 26 (III, 6) Sur l’impassibilité des incorporels ; 45 (III, 7) Sur l’éternité et le temps ; 30 (III, 8) Sur la contemplation ; 13 (III, 9) Considérations diverses.
Le second volume contient la quatrième ennéade qui regroupe les traités qui concernent l’âme : 21 (IV, 1) Comment l’on dit que l’âme est intermédiaire entre la réalité indivisible et la réalité divisible (Sur la réalité de l’âme II) ; 4 (IV, 2) Sur la réalité de l’âme ; 27 (IV, 3) Sur les difficultés relatives à l’âme, premier livre ; 28 (IV, 4) Sur les difficultés relatives à l’âme : deuxième livre ; 29 (IV, 5) Sur les difficultés relatives à l’âme : troisième livre ou Sur la vue ; 41 (IV, 6) Sur la sensation et la mémoire ; 2 (IV, 7) Sur l’immortalité de l’âme ; 6 (IV, 8) Sur la descente de l’âme dans les corps ; 8 (IV, 9) Si toutes les âmes n’en sont qu’une, et la cinquième ennéade qui regroupe les traités qui portent sur l’intellect : 10 (V, 1) Sur les trois hypostases qui ont rang de principes ; 11 (V, 2) Sur la génération et le rang des choses qui sont après le premier ; 49 (V, 3) Sur les hypostases qui connaissent et sur ce qui est au-delà ; 7 (V, 4) Comment vient du premier ce qui est après le premier et sur l’Un ; 32 (V, 5) Sur l’intellect et que les intelligibles ne sont pas hors de l’intellect, et sur le Bien ; 24 (V, 6) Sur le fait que ce qui est au-delà de l’être n’intellige pas, et sur ce que sont les principes premier et second d’intellection ; 18 (V, 7) S’il y a des idées même des êtres individuels ; 31 (V, 8) Sur la beauté intelligible ; 5 (V, 9) Sur l’Intellect, les idées et ce qui est.
Le troisième volume enfin regroupe les traités qui portent sur l’Un : 42 (VI, 1) Sur les genres de l’être : premier livre ; 43 (VI, 2) Sur les genres de l’être : deuxième livre ; 44 (VI, 3) Sur les genres de l’être : troisième livre ; 22-23 (VI, 4-5) Sur la raison pour laquelle l’être, un et identique, est partout tout entier ; 34 (VI, 6) Sur les nombres ; 38 (VI, 7) Comment la multiplicité des idées s’est établie et sur le Bien ; 39 (VI, 8) Sur le volontaire et sur la volonté de l’Un ; 9 (VI, 9) Sur le Bien ou l’Un.
Bref, ce classement dont la combinaison numérique devait ravir un néopythagoricien propose un ordre de lecture progressif permettant dans une perspective pédagogique de s’élever du monde sensible vers l’Un en passant par l’Âme et par l’Intellect.
Après avoir mis ainsi en ordre les traités, Porphyre explique en quoi consista le reste de son travail : « À présent, nous allons essayer, en relisant chaque livre, d’y ajouter une ponctuation et de corriger les fautes. Et si nous intervenons sur un autre point, l’ouvrage le signalera. » Mais Porphyre ne s’est pas contenté de corriger les traités de Plotin et de les classer suivant un ordre systématique à des fins pédagogiques. Il a voulu rendre accessibles ces textes difficiles : « Et nous avons pour certains d’entre eux rédigé des commentaires, non de façon systématique, mais à la demande de nos condisciples qui nous priaient d’écrire sur les passages sur lesquels ils avaient besoin d’éclaircissement. De surcroît nous avions rédigé des sommaires pour tous les traités, sauf pour le traité “Sur le beau” qui nous manquait, en suivant l’ordre chronologique de leur composition. Mais dans la présente édition, on trouve pour chacun des livres non seulement des sommaires, mais aussi des résumés argumentatifs, dont le nombre est égal à celui des sommaires » (26, 28-37). Des vestiges de sommaires et de résumés argumentatifs semblent subsister ; par exemple dans le chapitre final du traité 3 (III, 1) et dans le traité 37 (IV, 3, 5, 15-19). Un certain nombre d’indices par ailleurs prouvent l’existence de commentaires porphyriens aux Ennéades, qu’il s’agisse des Sentences de Porphyre ou de la [pseudo-] Théologie attribuée à Aristote, et qui se compose de paraphrases, probablement d’origine porphyrienne, en arabe de certaines parties des trois dernières Ennéades.
La Vie de Plotin et la mise en ordre de ses livres est un texte que l’on continue de lire avec intérêt et avec plaisir. Porphyre nous y peint de façon très concrète un philosophe enseignant dans une grande et riche maison remplie d’enfants et d’adolescents à Rome, capitale d’un Empire secoué par des crises incessantes, mais attentive aux recherches philosophiques menées à Athènes, Alexandrie et Apamée, entre autres. Et il nous décrit l’état dans lequel il a trouvé les écrits de Plotin et la manière dont il les a classés dans ce monument auquel on donne le nom des Ennéades. Ce témoignage où se mêlent biographie, apologie et considérations éditoriales restera un modèle pour les vies de philosophes produites dans l’École néoplatonicienne à la fin de l’Antiquité.