Où l’on découvre que Quercus a été confronté à un hiver particulièrement rigoureux, mais qu’il a résisté. Où l’on apprend que la ronce, protectrice, lui a permis de s’ancrer et de développer les prémices de la structure qu’on lui connaît aujourd’hui : des racines, une tige, des feuilles. La promesse d’un avenir radieux.
Nous sommes en 1781.
Quercus est caché malgré lui sous la ronce impénétrable. D’autres glands ont résisté à tous les parasites et granivores qui souhaitaient profiter de cette riche ressource nutritive. Mais au final, peu arrivent jusqu’à l’hiver.
Les premiers froids figent la lande boisée et Quercus, comme les autres graines, quelle que soit leur essence d’origine, se met en dormance.
Pourvu que les gels ne soient ni trop nombreux, ni trop forts. Les tissus de la graine gèleraient et la plantule ainsi que la radicule pourraient s’altérer. Néanmoins, la dormance a une vertu gardienne et salvatrice pour le fruit de l’arbre forestier. Le patrimoine génétique inclus dans seulement quelques cellules végétales reste protégé au cœur du fruit.
Les nuits d’hiver se succèdent, elles sont terribles. Cette période est particulièrement désastreuse et la végétation en paie le prix. Les populations voisines aussi. Ces hivers compteront parmi les plus terribles, et les rendements agricoles en seront impactés. On aura faim, on mourra par faute de nourriture.
Les courtes journées offrent peu d’opportunités pour que la vie s’exprime. La forêt dort. Quercus perd son chapeau, la cupule, mais ses réserves et sa cuticule protègent sa force vitale, la ronce peut-être aussi, un peu.
La neige, la pluie et le vent rythment les jours qui se succèdent. Les conditions sont rudes.
L’hiver passe ainsi. Le temps ne compte pas pour Quercus. Juste l’attente du réveil printanier.
Comme si le temps s’était arrêté.
Pendant l’hiver, la glandée perd encore quelques éléments. Une compagnie de sangliers passe et glane les derniers glands restés à découvert. Ces animaux sont pourtant rares à cette époque. Gibier sauvage par excellence pour une noblesse en mal d’exploits et d’aventure, ils ont été pourchassés sans relâche jusqu’à leur quasi-extinction. Mais Quercus naît dans une forêt royale où le cerf est préféré. La compagnie de sangliers évite ici de traverser la ronce, même si ses épines ne l’effraient pas. Le pelage de l’animal et le cuir de sa peau, particulièrement épais, lui permettraient de passer sans souci.
La compagnie passe son chemin.
Même si des gelées tardives continuent à ponctuer le calendrier, les températures qui s’élèvent et l’augmentation de la durée quotidienne d’éclairement annoncent la reprise de la saison de végétation. Pour les graines qui ont passé leur premier hiver, le temps de la germination est arrivé. La pluie hivernale a baigné le sous-bois d’une humidité permanente qui enveloppe chaque graine.
Quercus s’en nourrit.
Et en quelques jours seulement, l’enveloppe du gland se fissure sous la poussée de la plantule et de la radicule. Ces deux organes détectent vite la direction à prendre. La radicule est la première racine de Quercus. Celle qui lui permettra de s’ancrer dans le sol nourricier. Les cellules de la pointe de cette racine sont chargées d’amidon qui les alourdit plus que les autres. La gravité les attire malgré elles. Le tropisme de cette radicule l’entraîne vers le sol pour donner naissance à la première racine axiale. Elle contourne quelques obstacles, ici une feuille en cours de décomposition, là une brindille, pour atteindre le sol limono-sableux. Elle commence à s’y enfoncer pour rechercher le soutien de quelques ressources nutritives. Si besoin, elle s’aide d’un lubrifiant qu’elle fabrique, le mucigel, pour glisser tranquillement malgré les obstacles. Les végétaux ne parlent pas, paraît-il. À l’échelle de notre racine axiale, cette progression fait pourtant un boucan d’enfer. Non seulement ses cellules déplacent des molécules et la terre nourricière, mais elles craquent en tous sens pour laisser place à de nouvelles cellules qui constituent progressivement ce nouvel organe. Malgré ses moyens, la racine a bien du mal à trouver seule suffisamment d’eau et d’éléments minéraux pour l’aider dans sa besogneuse croissance. Elle épuise assez vite l’amidon des deux cotylédons. Seule, cette racine axiale ne peut s’en sortir : trop de missions à accomplir. Trouver l’eau, les oligo-éléments, le maximum de ressources nutritives. Elles peuvent être à des endroits différents dans le sol. Alors, comment faire pour aller pêcher ces éléments sans se perdre ? Comment éviter la concurrence des quelques “frères-sœurs” épargnés qui, comme Quercus, tentent de percer les secrets de la vie végétale immobilisée dans le sol qui les voit naître ? Le fait est qu’ils réclament tous un accès aux mêmes ressources et qu’il n’y a pas l’assurance qu’elles soient suffisantes pour chacun d’eux. Et maintenant que Quercus est enraciné, tout déplacement lui est devenu interdit, impossible. Cette fois, il est ancré à son “territoire” pour de bon et doit composer avec ce que la nature met à sa disposition. Ce sera son sacerdoce, toute sa vie : s’adapter aux ressources locales, à la présence de ses voisins eux-mêmes avides des mêmes éléments nutritifs que lui, ou mourir. Alors, se séparer, devenir un être multiple est la seule solution. Sa première racine commence à se diviser pour former le début du système racinaire complexe qui alimentera Quercus toute sa vie durant.
Maintenant que plusieurs racines se développent autour de l’axe principal, du pivot, elles peuvent partir à la recherche des différentes ressources nécessaires à son développement. La pointe de chacune d’elles, l’apex, est une véritable tête chercheuse, rien ne se passe au hasard. Il détecte les vibrations émises par la croissance des racines voisines, pour prendre place dans le volume souterrain sans empiéter sur le terrain de ses homologues. Chacun a sa place dans l’espace souterrain. En effet, pour Quercus, tous les éléments sont essentiels à sa survie et sa croissance : l’eau évidemment, mais aussi les oligo-éléments, le phosphate et l’azote particulièrement, l’oxygène (eh oui, les quelques radicelles qui affleurent en surface captent certaines de ces molécules vitales pour les animaux) ou encore le dioxyde de carbone. L’apex de chaque radicelle “fait” donc un choix, qui ne dépend pas d’un ordre donné par Quercus directement, mais qui répond, sans que l’on connaisse encore bien les mécanismes qui sont mobilisés, à une réaction collective aux différents besoins exprimés par l’individu complexe que Quercus est en train de devenir. Une racine s’enfoncera vers l’eau alors que l’autre ira chercher des “poches” d’oligo-éléments dispersées latéralement. Ce qui compte, c’est de respecter l’espace de prospection de chaque racine voisine pour augmenter les chances collectives de Quercus d’obtenir tout ce dont il a besoin pour sa croissance. Selon les stimuli reçus, l’apex va donc se diriger vers le bas, latéralement ou vers le haut. Ainsi, cet organe racinaire joue un rôle multiple et essentiel à l’arbre : il constitue un “centre de contrôle névralgique permanent”, gérant énormément d’informations, telles la pesanteur, l’humidité, la luminosité, la température, la pression atmosphérique, les vibrations sonores, la présence de minéraux et d’autres éléments nutritifs ou toxiques à éviter absolument. Et si une information doit être transmise, plusieurs solutions s’offrent à lui : faire appel à la chimie, en transmettant la molécule récupérée dans le sol vers le pluri-organisme en devenir Quercus, ou émettre soi-même un champ électrique diffusant le message dont le contenu, s’il est encore secret pour les scientifiques, semble fournir de précieuses informations aux racines voisines, capables de les interpréter. Nous y reviendrons.
Le système racinaire, s’il ne fait encore que quelques centimètres de longueur, se met en place. Progressivement, Quercus se dote des organes qui nous sont les plus méconnus car ils sont invisibles dans le sous-sol, mais dont le rôle est complexe et la fonction, vitale. Néanmoins, sans photons, il n’aura aucun moyen d’exploiter au mieux toutes ces ressources souterraines. Les deux cotylédons s’étaient séparés, notamment pour alimenter en énergie la première racine. Du peu d’énergie qu’il leur reste, ils doivent aussi nourrir la plantule. Alors que la radicule n’avait qu’à plonger dans le sol, la plantule forme une tige qui, par opposition, s’élève vers le ciel pour gagner la lumière. Elle lutte ainsi contre la gravité. Ce sera l’essence même de Quercus quand il grandira : s’enfoncer d’un côté dans le sol et s’élever, de l’autre, vers le ciel. Se façonner en contradiction avec les lois de la nature qui ramènent inexorablement tout objet vers le sol. Lui doit gagner les hauteurs, sans capacité à bouger, puisqu’il est ancré au sol.
À l’abri de cette ronce, Quercus donne tout ce qui lui reste d’énergie. Alors qu’elle ne s’élève que de quelques centimètres, la plantule met tout ce qu’elle a pour faire émerger les toutes premières feuilles de son existence. Cinq ou six seulement. Même si l’ombre reste importante sous le végétal protecteur au-dessus de lui, il goûte à ses premiers photons, ces particules d’énergie solaire indispensables à sa survie. Quercus est-il capable de ressentir des émotions, comme la joie que les cellules de la surface de ses feuilles puissent lécher cette énergie vitale ? Peut-il vivre une forme d’exaltation, de bonheur, pour ce sursaut de vie qui l’anime d’une nouvelle force ? Nul ne le sait. Probablement pas, en vérité. Mais quand bien même, de la lumière qui l’atteint dépend sa vie future. Et elle est bien là en ce premier printemps.
Quercus a cependant un peu de mal à s’en sortir, tant le couvert provoqué par les tiges et les feuilles de ronces est dense. Comme tout chêne qui “se respecte”, il a besoin de lumière directe, et de “sentir” les rayons du soleil réchauffer chaque cellule de ses feuilles. Or, la ronce produit une ombre assez forte, une ombre grise qui pompe une bonne partie de l’énergie solaire. Il pourrait bien végéter en continuant à vivre ainsi. Mais n’est-ce pas un mal pour un bien, pour le moment ?
Avec le printemps, certains herbivores viennent manger les tendres feuilles et se délecter des bourgeons accessibles. Un chevreuil passe à proximité du roncier. Quelques glands avaient échappé aux cochons, aux insectes parasites, au mulot sylvestre, puis aux sangliers. Ce chevreuil détruit tout espoir arboricole en grignotant tiges et feuilles des jeunes chênes restés en pleine lumière. Certains survivront encore, mais en ne réussissant jamais à dépasser une hauteur suffisante pour échapper à la dent des ongulés herbivores. Ils sont soumis à une vie proche de celle des bonsaïs, devant fabriquer de nouveaux organes aériens pour tenter d’atteindre les photons à l’aide de nouvelles branchettes latérales, jusqu’à ce que le manque de lumière, sous l’ombre des autres arbustes et arbres qui ont réussi à s’élever, les condamne définitivement à abandonner la partie. À moins qu’ils ne s’épuisent avant, à devoir en permanence puiser, avec le peu d’énergie disponible, la ressource suffisante pour fabriquer les nouveaux tissus qui doivent s’élever.
Quercus, s’il doit lutter pour accéder lui aussi aux rayons directs du soleil, est finalement protégé par la ronce qui empêche l’intrusion du chevreuil jusqu’à lui, qui n’aurait fait qu’une bouchée de ses tendres premières feuilles.
La ronce est finalement salvatrice. À la fois protecteurs et tortionnaires, les ronciers sont parfois des pouponnières indispensables pour les bébés chênes.