Où l’on rencontre Fagus, un autre arbre opportuniste mais patient, qui profite de l’ouverture laissée par l’“arbre-parent” pour enfin pousser et grandir aux côtés de Quercus. Où l’on apprend que cet arbre présente des capacités écologiques qui le rendent plus performant quand il s’agit de dominer les autres. Et où l’on comprend que le destin de chaque arbre est inévitablement scellé à celui des voisins quand ils ont la chance de pousser en collectivité, au point que leur forme, leur architecture est forgée par la place qu’ils peuvent s’octroyer dans l’espace forestier parfois contraint, selon le développement du houppier des voisins. Où l’on comprend que finalement, pour un arbre en forêt, grandir revient à pousser là où les autres vous y autorisent.
Nous sommes en 1872.
La mort d’un gros chêne entraîne un bouleversement considérable dans la forêt. L’ouverture soudaine de la canopée implique un apport de lumière considérable. Dans la trouée se sont installés quelques bouleaux. Assez logiquement d’ailleurs. C’est un arbre pionnier dont les graines sont si nombreuses et légères que le vent les emporte pour les disperser partout en forêt. À la moindre ouverture, les graines germent et de jeunes bouleaux tentent leur chance. Dans certains habitats qui ont toujours été ouverts, ils préparent le sol, car il faut du temps pour qu’un humus forestier se fabrique, pour que les espèces telles que Nemobius ou Leccinum arrivent jusque-là, puis que des feuilles de bouleau forment un tapis suffisamment important pour que l’ensemble du cycle de dégradation de la matière organique se mette en place. Les pionniers sont suivis par les essences de semi-lumière et de semi-ombre. Quercus en fait partie. Malgré son apparente majesté, il n’est pas l’être ultime de nos forêts. Non. L’écosystème forestier semble rechercher une sorte d’équilibre et de stabilité. Mais en apparence seulement, car la perturbation est un moteur, comme la disparition de l’“arbre-parent” l’a démontré. Rares sont les essences qui appartiennent au stade forestier ultime. Le hêtre, Fagus sylvatica, aussi appelé “fayard” par les sylviculteurs, en fait partie. Un gros hêtre avait produit des faines elles aussi dispersées par des animaux. Demeurant à un stade d’arbuste avec peu de lumière, Fagus attendait son tour depuis quelques années, à l’abri de l’“arbre-parent”, à quelques mètres de Quercus.
Son feuillage très dense lui a permis de capter les photons nécessaires à sa survie pendant ses jeunes années, bien qu’il fût à l’ombre. Puis de patienter, tranquillement, jusqu’à ce qu’une opportunité se présente. Par ailleurs, les connexions mycorhiziennes avec un hêtre adulte à proximité lui ont apporté quelques subsides nutritifs, suffisants pour le maintenir en vie plusieurs années. Fagus est patient, Fagus est un vrai champion en devenir, celui qui devrait naturellement être le dernier ici. C’est dans son ADN. En comparaison des bouleaux, il pousse très lentement mais sait attendre le moment propice. Il ne fait que six mètres de haut. Il est tout fin mais présente des branches régulières tous les cinquante centimètres depuis le sol. Il aurait pu se faire croquer par des cerfs ou des chevreuils, mais son feuillage chargé en tanins n’est pas du tout appétissant, bien moins que celui des chênes. Et Canis limitait quelque peu l’action des herbivores, jusqu’à sa disparition. Depuis, tous se plient à la règle de Maître Cerf quand il a faim. Alors il faut réagir quand l’occasion se présente, d’autant plus qu’ici, en forêt, l’opportunité suivante peut attendre un siècle. Grimper à tout prix, autant pour se mettre hors de portée des herbivores que pour capter la lumière aux dépens des voisins. Fagus est taillé pour la compétition en forêt et cherche le stade final où il dominera les autres arbres environnants, même Quercus.
Dans ce secteur de la forêt, l’environnement est propice à la présence des hêtres. On se trouve dans une large vallée orientée est-ouest. Elle s’ouvre vers les vents dominants porteurs de pluies abondantes. La capacité des arbres à pomper l’eau pour en relarguer une partie dans l’air par les feuilles contribue autant à produire des nuages qu’à attirer ceux, chargés de pluie, qui viennent de l’océan plus à l’ouest, comme si l’eau atmosphérique cherchait le contact de l’eau évaporée par les végétaux. Il y pleut près de sept cents millimètres d’eau par an, ce qui est parfait pour Fagus. Pour Quercus aussi d’ailleurs, même si ce dernier est moins exigeant. Notre hêtre ne rechignerait pas à disposer de plus d’eau, mais cette quantité lui suffit. Par ailleurs, le marais voisin alimente l’humidité atmosphérique que les feuilles des hêtres savent absorber pour partie. Vivre dans le brouillard lui convient donc très bien. L’eau évaporée du marais appelant aussi la pluie, les orages d’été sont réguliers, permettant d’éviter les effets des sécheresses estivales. Enfin, le sol est profond, chargé en limons très riches en nutriments, mais néanmoins filtrant car le sable souterrain draine la forêt. Cet ensemble de conditions offre une situation écologique idéale pour le développement des chênes, bien sûr, mais aussi de Fagus.
Pourtant, les hêtres sont assez rares dans cette forêt. Leur bois n’a pas les mêmes qualités techniques et chimiques que celui des chênes. Le hêtre a une écorce lisse qui le protège des mauvaises conditions, ce qui procure un certain avantage. Mais son bois, même s’il est très dense et dur car particulièrement lignifié, reste fragile au contact de l’air ambiant. Il est la cible de bon nombre d’organismes, notamment des champignons. C’est pourquoi son bois bleuit rapidement quand il est coupé en automne ou en hiver, lui faisant perdre de l’intérêt pour la construction. Or, le débardage est ici impossible en hiver, l’homme n’est pas équipé pour évacuer les grumes rapidement. Ainsi, à Rambouillet, le hêtre ne sert pas à autre chose qu’au chauffage et à la production de charbon de bois. C’est pourquoi les hommes ont privilégié les chênes, même si les conditions écologiques du milieu sont plus appropriées au fayard. Quelques rares grands hêtres parsèment néanmoins la forêt, surtout quand les conditions lui sont, comme ici, particulièrement favorables. Parmi eux se trouve l’origine de la graine qui a permis à Fagus de prendre racine. Il n’est d’ailleurs pas le seul. Quelques autres tiges tentent elles aussi une percée un peu plus loin.
Fagus pousse peut-être lentement, mais il s’installe en étendant son houppier pour prendre un maximum de place et limiter la concurrence. Heureusement pour lui, Quercus a quelques longueurs d’avance. S’il avait la même taille que Fagus, il aurait eu des soucis à se faire. En s’étalant ainsi, Fagus “espère” capter le plus possible d’énergie lumineuse, mais aussi s’assurer le maximum de ressources nutritives du sol. En effet, son feuillage épais limite la capacité des autres espèces végétales à se développer sous son houppier, tant il capte de photons. D’ailleurs, en grandissant, il n’y a bien que quelques jeunes hêtres, voire quelques houx, qui trouveront la place de s’installer juste au-dessous et d’attendre, comme lui, que la place se libère.
Ainsi, la course est lancée. Quercus va gagner, évidemment, il est parti bien avant lui. Mais la poussée de son voisin a une conséquence. Notre chêne doit maintenant miser essentiellement sur les branches du houppier, la partie donnant directement sur sa cime, s’il veut gagner ses heures de noblesse. Fagus contribue ainsi à lui élaguer le tronc. Pas tout de suite, mais le destin conjoint des deux arbres est scellé : Quercus doit impérativement conserver sa suprématie en hauteur sur le hêtre, sans quoi la mêlée qui s’engage pourrait basculer à ses dépens. Patient comme il est, Fagus n’aurait qu’à attendre que son temps vienne. Cela dit, il a la place de s’étaler et de gagner un espace suffisant pour que l’ensemble de ses branches se développe. Leur destinée commune est déjà écrite.
Alors que je regarde ces arbres aujourd’hui, je devine leur histoire commune. Leur aventure se solde chez Fagus par un étalement complet. Il a bien quelques branches un peu plus clairsemées en direction du chêne, mais sa couronne de feuilles est assez régulière et les branches vont jusqu’à près de dix mètres de son tronc. Quercus, lui, a continué à monter. Dans cette histoire, il a aussi dû tenir compte d’autres voisins qui se sont élevés tout comme lui. Mais il a trouvé sa place et son houppier dépasse un peu de la canopée. Nous reviendrons sur ce sujet, mais la présence de Fagus entraîne une ombre portée très sombre sur le sous-bois, et donc sur les branches basses de Quercus, qui devra les abandonner un jour à cause du manque de lumière.