Où Silva doit faire face à un nouvel épisode dramatique engendré par les hommes. Certains partent à la guerre contre la Prusse, les autres font ce qu’ils peuvent avec le peu de moyens qui leur restent. Où l’on doit faire face à un incendie majeur, avec pour conséquence la disparition des espaces de lande au profit d’un désert de sable colonisé par la fougère aigle. Où le meilleur allié de Silva va se révéler être un étranger que les hommes sont allés chercher. Où l’on apprend que cet épisode est l’occasion d’asseoir les décisions sylvicoles dans un document qui planifie la gestion forestière de chaque forêt pour la première fois : l’aménagement forestier.
Nous sommes en 1870, puis en 1892.
En 1866, une coalition réunissant plusieurs États allemands sous l’égide de la Prusse envahit l’Autriche. Le Premier ministre prussien prend une telle importance qu’on le craint partout en Europe. À la suite de divers malentendus entre la France et la Prusse, les deux pays se déclarent la guerre en juillet 1870. Mal préparées, les troupes françaises sont défaites à plusieurs reprises et doivent reculer jusqu’aux portes de Paris. L’empereur français Napoléon III capitule et la nouvelle république mise en place voit vite son gouvernement provisoire assiégé à Paris. La France doit signer un armistice le 26 janvier 1871 et finit par céder l’Alsace et une partie de la Lorraine au Reich allemand. Cette guerre a mobilisé près de trois cent mille soldats. Parmi eux, des hommes dans la force de l’âge bien sûr, mais aussi les forestiers issus du prestigieux service des Eaux et Forêts, dont la formation et l’organisation militaire favorisent leur sélection pour aller au front, laissant les forêts sans gestionnaires ni surveillance.
Quercus a déjà quatre-vingt-dix ans et fait vingt-cinq mètres de haut. En bordure de Silva, l’activité agricole continue, malgré la guerre. L’élevage nécessite des herbages de qualité. Et, comme cela se pratique depuis longtemps, on compte sur l’écobuage pour régénérer les prairies.
Alors que beaucoup d’hommes sont partis au front, un homme a fait démarrer le feu qu’il pensait pouvoir contrôler dans une zone prairiale en lisière de forêt. Le pâturage est maintenant très contrôlé et interdit en forêt. L’objectif national est bien la reconquête forestière. Le feu est parti dans une végétation dans laquelle des recrûs ligneux commençaient à s’installer. Il fallait donc les éliminer pour régénérer l’espace et obtenir une herbe bien verte pour que le bétail puisse se régaler ! Mais la bordure forestière était un peu sèche et le feu a commencé à prendre des proportions inattendues. Il a couru sur le peu de sol présent, s’est échappé et a trompé son “maître” dans son ambition de maîtriser la nature. Homo, dans son arrogance vis-à-vis des lois de la nature, a cru qu’il pouvait contrôler le feu, sans risque… mais de petites flammes ont commencé à courir sous la litière sèche et, alors que l’humus amorçait une consumation lente, vicieuse et à l’abri du regard d’Homo, le feu s’est libéré et tout s’est mis à brûler. Ailleurs dans la forêt, ces incendies se sont multipliés ces derniers temps. Jusqu’à maintenant, on arrivait à les maîtriser sur des surfaces restreintes. Mais aujourd’hui, la guerre a vidé les campagnes et la main-d’œuvre manque cruellement pour tenter d’endiguer les incendies. Certains d’entre eux ont largement dépassé la centaine d’hectares.
Ici, le feu court depuis le village et va buter sur le sable de la lande. Quelques flammes lèchent le sous-bois jusqu’à Quercus, mais sans grande conséquence. Seule modification majeure de ce milieu : la fougère aigle déjà présente profite de ce genre d’épisode traumatique. Elle est pyrophile. Elle aime le feu parce qu’il élimine la concurrence et, à la différence de beaucoup d’autres plantes, elle étend ses rhizomes dans le sol, à l’abri des fortes chaleurs incendiaires. Ainsi, elle profite des écobuages. La lande et une partie du marais ont intégralement brûlé. Longtemps, malheureusement. En forêt, des feux courants peuvent être un facteur de perturbation qui permet de stimuler certains processus écologiques. Certaines graines ont par exemple besoin des fortes chaleurs pour éclater, puis entrer en contact avec le sol. La combustion des débris végétaux entraîne une minéralisation du sol favorable aux végétaux. Mais cette fois, le problème est autre. Certains arbres éloignés se voient juste atteints en surface, ce qui laissera des stigmates en noircissant une couche de cernes récents. Ils produiront des tissus de recouvrement dès l’année suivante pour cicatriser les plaies potentielles et amorcer une nouvelle couche de cellules bien vivantes sous les surfaces atteintes par les fortes chaleurs. D’autres sont partis en fumée. Plus grave encore : l’humus a intégralement disparu et il ne reste plus que le sable affleurant. On raconte que certains incendies de l’époque étaient tellement conséquents qu’ils étaient impossibles à stopper. Ils auraient même duré plusieurs semaines avant de s’épuiser. Les feux affectent durablement la forêt, en faisant disparaître les mycéliums, la litière et les micro-organismes responsables de la nutrition des arbres. Il ne reste rien d’exploitable pour régénérer la forêt après leur passage, surtout quand ils sont répétés.
Progressivement, le sylviculteur reprend sa place et constate les dégâts. Les historiens disent souvent que les guerres ont parfois apporté un répit indispensable, permettant à la forêt de respirer un peu face aux multiples utilisations que l’homme peut en faire. Tant que les gens qui vivent de la forêt sont au front, les arbres sont tranquilles, dit-on. Mais ils sont soumis à bien d’autres risques.
Quand il arrive dans Silva, Pinus ne “sait” pas ce qui l’amène ici. Il n’attend que de retrouver un espace où s’installer. Il a néanmoins une qualité que les forestiers lui reconnaissent : Pinus appartient à une espèce pionnière, c’est-à-dire qu’il se contente de très peu et qu’il apprécie d’être le premier colonisateur d’un territoire non forestier. Il est frugal, et heureusement pour lui, car son nouveau territoire n’a plus grand-chose à lui offrir. On creuse un trou dans lequel sa motte trouve sa place. Assez vite, il est installé aux côtés d’autres individus de son espèce. À même le sable. Ils sont des milliers à avoir rejoint cette contrée quelque peu inhospitalière. Pinus se développe comme se développerait n’importe quel arbre, mais l’absence de nutriments facilement assimilables limite sa croissance. Il commence d’abord par s’enraciner latéralement, même si quelques racines recherchent la profondeur. Il faut dire que, dans un sol aussi filtrant, trouver de l’eau n’est pas évident. À ce stade, Pinus pousse très lentement, simplement parce que l’accès aux oligo-éléments est ici très compliqué. Les années passant, il va se produire ce que les forestiers qui l’ont planté attendaient. Progressivement, les pins perdent leurs aiguilles, qu’ils remplacent aussitôt. Ces feuilles si particulières aux résineux ne sont pas idéales, mais elles contribuent à créer un premier humus. Une couche de débris végétaux qui n’attendent que d’être décomposés. Puisqu’il n’y a rien d’autre qu’une simple couche de sable, il faut un temps considérable pour que les décomposeurs viennent s’installer. De plus, les champignons, bactéries, nématodes, protozoaires, virus et autres insectes adaptés à la dégradation des feuilles de pins sont rares ici. Les plus proches sont adaptés à des feuillus et se trouvent sous Quercus et dans son entourage. À plus de cent mètres au moins. Il faut donc le temps que cet écosystème spécifique se forme et s’équilibre. À ce stade de la croissance de Pinus se pose la question de la pertinence de ce choix : l’introduction du pin sylvestre dans cette forêt. Mais, nous le disions, Pinus est frugal. Et c’est là que réside la solution pour le gestionnaire forestier.
Dans l’un des premiers aménagements forestiers de cette forêt figurent les arguments justifiant l’apparition du pin sylvestre, Pinus sylvestris. Cet arbre n’est pas habituellement présent ici. Dans d’autres forêts, c’est vraiment une espèce pionnière qui trouve sa place naturellement, aux côtés des bouleaux, ces arbres aux écorces blanches. Mais pas ici. Comme tous les arbres, Pinus est issu d’un semis. Un pignon échappé d’un cône de pin. Il a été récolté, puis traité en pépinière pour former un plant disponible pour le reboisement d’une forêt. Les pépinières sont légion depuis qu’Homo a reconnu la disparition des forêts et la nécessité de les reconstituer, à raison de millions de plants produits chaque année pour être transplantés dans des espaces en reconquête forestière. Un jour, alors qu’il n’avait que deux ou trois ans, on l’a arraché à sa terre natale, avec ses racines et sa motte de terre, pour le transporter. Vers l’inconnu.
Lentement, Pinus va finir par s’élever et gagner sa place dans cette forêt tourmentée. À tel point qu’il a un peu tendance à s’étaler. Une fois adulte, il va produire des cônes dont les graines s’installent avec force. Les pins poussent au milieu des fougères. Comme certains d’entre eux supportent aussi les engorgements marécageux, ils progressent vers le marais. Propriété partagée par un cousin de Pinus, le pin maritime, sur laquelle les forestiers aquitains s’appuieront pour tenter d’assainir, à la même époque, le gigantesque massif landais. Et cet espace devenu désertique après les incendies reprend vie, doucement. La forêt, résineuse cette fois, s’installe progressivement sur le sable à nu.
Les forestiers qui ont choisi d’implanter le pin sylvestre à Rambouillet sont les premiers à avoir reçu une vraie formation de sylviculteurs. Ils sont issus des écoles mises en place au même moment que la campagne nationale de reconquête forestière, lancée en 1828. Alors que les générations précédentes de sylviculteurs avaient des connaissances très fragmentaires du fonctionnement de l’écosystème forestier, ceux-ci ont des notions d’écologie qui leur permettent de rédiger le premier document de gestion forestière, en 1892, prévoyant les actions sylvicoles pour vingt ans et pour l’ensemble de cette forêt. Ils y écrivent que la seule solution pour permettre la reconquête forestière est d’aider la forêt à fabriquer un nouveau sol et que leur meilleur allié pour cela est le pin, car il peut supporter un sol aussi contraignant que celui de cette forêt, sableux et pauvre. Et, en fin de rotation forestière, on pourra récolter les bois et les valoriser. À l’époque, on n’a pas encore construit les usines qui transformeront les pins en pâte à papier, mais le pouvoir du forestier est toujours d’anticiper le mieux possible la demande sociétale à venir. Il doit parfois avoir un peu de chance dans ses choix. Avec le pin sylvestre, il a misé juste.
En plantant tant de pins, le sylviculteur ne souhaitait pas s’engager sur le long terme avec des résineux. En foresterie, le long terme n’est pas le même que dans d’autres disciplines. Alors que les feuillus adultes sont exploités à plus de deux cents ans, on envisage pour ces résineux un avenir sur moins de cent ans. Les forestiers commencent à planifier la gestion sur le long terme forêt par forêt, parcelle par parcelle. Ils décrivent leurs choix dans leur document de gestion, l’aménagement forestier, et considèrent qu’il faudra convertir ces boisements résineux en boisements feuillus à la fin de la rotation qu’ils lancent. L’objectif, à terme, est le retour du chêne. Mais ce dernier est incapable de s’accommoder d’un sol sableux, ni d’un humus aussi acide que celui qui succède à des pins. Ils inscrivent donc un souhait : que ces pins soient par la suite remplacés par une première rotation feuillue composée surtout de châtaigniers, l’un des rares capables de supporter de telles conditions, notamment l’acidité des humus fabriqués à partir d’aiguilles de pins.
En faisant cette proposition, on s’inscrit alors sur le très long terme. Les pins mettant cent ans à devenir adultes (donc l’année 1992), puis les châtaigniers près de deux cents ans (donc l’année 2192), on anticipe de trois cents ans les décisions des successeurs. On leur met, trois cents ans à l’avance, des solutions à disposition. Cela dit, même si l’histoire peut contredire ces choix, la stratégie est bonne : on reconstruit un sol dont les forestiers suivants pourront s’inspirer pour proposer une nouvelle sylviculture. Et on rend à Silva un humus lui permettant de faire fonctionner son écosystème si complexe, plutôt que de lui laisser un désert de sable sur lequel seule la fougère pouvait s’installer.