Où l’on vit une période tourmentée pendant laquelle tout va plus vite. La connaissance notamment, qui remet en question ce qu’on croyait savoir sur la nature. La nécessité de la préserver aussi. Et le besoin de forêt, évidemment. Où les conflits prennent une dimension mondiale qui affecte les forêts, directement en les détruisant pour partie, ou indirectement par la nécessité de disposer de matériaux issus des forêts. La politique s’en mêle, évidemment. Où l’on s’interroge sur l’avenir possible de Silva et la place de Quercus.
Nous évoluons de la fin du XIXe siècle au début de la seconde moitié du XXe siècle.
Alors que les forêts reconquièrent lentement le territoire européen en cette fin du XIXe siècle, chez les hommes, les débats à propos de la nature prennent une nouvelle dimension. De son grand voyage autour du monde à bord du Beagle, le célèbre Charles Darwin est revenu avec sa théorie de l’évolution issue de la sélection naturelle, en opposition totale avec la théorie créationniste des religieux. Non, les espèces n’auraient pas été créées par Dieu. Il imagine plutôt que chaque être vivant est issu d’une histoire naturelle qui a pris un temps considérable, encore difficile à estimer. On commence aussi à percevoir à quel point les espèces sont liées entre elles par des histoires communes, et qu’elles ont appris à évoluer ensemble et en fonction de celles qui les entourent, pour ensuite trouver leur juste place dans les équilibres qui s’installent. Une forme de dépendance les unes aux autres. Outre-Atlantique, Henry David Thoreau s’est lancé dans sa réflexion méditative sur la place de l’homme sur Terre et, en s’isolant tel un ermite en forêt, dénonce la manière de vivre de l’homme moderne, que sa dépendance à l’évolution économique des sociétés commence à sérieusement éloigner de la nature. Une gageure pour lui, comme pour John Muir qui, du fin fond de la vallée du Yosemite en Californie, observe à la même époque cette nature précieuse qui s’offre à lui, et décrit ainsi pour la première fois l’écologie et la répartition spatiale d’un arbre, le majestueux séquoia américain. Leurs idées donneront naissance à tout un courant de pensée sur l’écologie, avec une nouvelle perception des paysages. Militant, considérant que les efforts de conservation sont insuffisants pour assurer la sauvegarde des prodiges de la nature comme la vallée du Yosemite ou le Mariposa Grove, Muir fonde le Sierra Club en 1892, l’une des premières organisations écologistes et militantes de la planète. En 1903, le président américain Theodore Roosevelt embrassera sa cause.
Depuis quelque temps déjà en Europe, plusieurs groupuscules, dans la même veine que Rousseau un siècle plus tôt, reconsidéraient l’éloignement entre l’homme et son environnement naturel, au profit de l’accroissement des grandes villes. Pour eux, nous perdions nos racines si essentielles à notre bien-être que nous risquions de nous engouffrer dans un système délétère pour l’homme lui-même. De ces réflexions est notamment né un groupe d’artistes à Barbizon, en forêt de Fontainebleau. Ce n’est pas la pensée écologique de Muir ou de Thoreau qu’ils embrassèrent, mais une vision romantique de la forêt qui reprenait vie dans nos paysages et qui leur redonnait le goût des valeurs aussi simples que la contemplation et la sérénité. Parce que leur refuge forestier leur fit prendre conscience de la nécessité de vivre aux côtés des arbres, ils militèrent et finirent par obtenir alors les premières réserves, dites “artistiques”, sur quelques parcelles de cette grande forêt, dans lesquelles ils allaient se ressourcer et s’inspirer. Pour la première fois en France, cette forêt, laissée à elle-même, allait alors devenir seule maîtresse d’une nature sauvage. Pendant encore plusieurs décennies, cette situation restera un cas unique de protection d’un espace forestier pour le rendre à “mère nature”.
Pour autant, ces bouleversements de la perception de la forêt et des connaissances sur la biodiversité n’entament pas l’évolution de la société humaine. On s’éloigne de la nature, de plus en plus. Avec Homo qui rejoint les villes, les campagnes continuent de se boiser. Mais les forêts sont devenues totalement dépendantes de l’histoire des hommes. Et celle de Silva est alors ponctuée de plusieurs phases.
Parfois les hommes se font la guerre et ils sont alors peu présents en forêt, lui offrant un répit malgré eux. Pendant ces périodes bien trop longues à nos yeux d’humains (quand même), il n’y a plus de main-d’œuvre pour exploiter la forêt. Au retour des hommes, on rattrape le temps perdu. Mais, selon la région, les forêts peuvent payer un lourd tribut aux haines que se vouent les peuples. Pendant la Première Guerre mondiale, certaines forêts de l’Est ont été intégralement détruites. D’autres ont été mitraillées de toutes parts. Dans certaines, les chênes ont tellement pris de plombs que les abattre devient dangereux. Les tissus vivants les ont recouverts intégralement et il faut un œil expert pour détecter les objets intrus noyés dans le bois. Si on les exploitait aujourd’hui, les chaînes des tronçonneuses risqueraient à tout moment de se briser contre une balle invisible. Ces événements tragiques ont mutilé tant d’êtres vivants. Que faire de ces arbres blessés ? Ils ont été laissés à la nature, offrant aujourd’hui des habitats exceptionnels. Les blessures causées aux vieux chênes ont entraîné de multiples défauts, donnant lieu au développement d’une multitude de cavités et de trognes propices à la biodiversité arboricole.
Notre Silva de Rambouillet n’a heureusement pas connu d’événements aussi dramatiques. Au début du XXe siècle, elle est finalement relativement épargnée. Mais son faciès a quelque peu changé. Les multiples incendies ont induit un enrésinement important. Par ailleurs, les forestiers réorganisent la gestion du massif et mettent en place des séries regroupant plusieurs parcelles, sur lesquelles on autorise des coupes de taillis en bloc. C’est ainsi que tous les charmes à l’est de Quercus ont dû être exploités en même temps, ouvrant à nouveau violemment le sous-bois. Plus loin, la forêt présente un vide, encore une fois lié à un marécage. Parce que la période des fameux treize pour cent seulement de surface boisée en France remonte à moins d’un siècle, on souhaite combler tous les vides. On dit que la nature n’aime pas les vides en forêt et que la colonisation forestière gagne ces espaces systématiquement. Homo non plus n’aime plus les vides en forêt ! Ce marais est planté encore une fois avec des pins. Maintenant qu’on a appris à implanter cette espèce avec succès, on ne s’en prive plus. Cela dit, l’opération n’est pas si simple, car les forestiers sont alors confrontés à un problème de taille. Les petits lapins de garenne mangent tout ! Ils n’ont pas d’autre choix que de mettre des moyens considérables pour tenter de les contrôler, voire de les éradiquer. D’abord, on installe des clôtures autour des plantations. La technique visant à empêcher la faune sauvage d’entrer dans un parquet de plantation voit le jour à cette période, mais elle ne suffit pas. Alors, sous l’impulsion des administrateurs des Eaux et Forêts, la chasse est ouverte. La forêt est découpée en lots qu’on loue pour la chasse. On impose aux locataires de tuer chacun mille cinq cents lapins par an, en plus des autres gibiers. Dans certains secteurs, on déterre les lapins dans leurs garennes, ces terriers parfois profonds creusés par les petits lagomorphes. Mais le lapin résiste. Alors Homo emploie les grands moyens : on autorise l’utilisation des mines antipersonnel pour détruire les garennes ! Des armes de guerre, fabriquées pour que, dans leur inconscience collective, les hommes s’entretuent, sont maintenant employées contre la nature, qui pourtant les nourrit. Mais en vain. Le fait que les forestiers habitant dans les bois puissent se nourrir en partie de la chasse au lapin est une bien maigre consolation pour eux. La forêt pousse quand même, mais à des coûts parfois exorbitants. Ce n’est que le virus de la myxomatose qui, bien plus tard, éradiquera en partie le lapin du territoire national. Enfin un répit pour le forestier.
Le lapin n’est pas le seul à poser un problème à la régénération. À partir de 1914, les hommes étant partis se battre, les populations de cervidés augmentent en flèche. Les jeunes semis sont systématiquement broutés par les cerfs et les chevreuils. Alors, on organise des chasses administratives et la viande est donnée aux familles des hommes au front.
À leur retour de la guerre, le paysage change encore. Parce que le train permet maintenant d’accéder plus facilement à la forêt depuis Paris, on y voit les premiers touristes, qui viennent pour le week-end. Cela dit, ce moyen de transport est trop lent pour les travailleurs quotidiens. On doit continuer à travailler en forêt en y habitant et à transformer sur place les produits des arbres exploités. Et donc, pour des raisons de simplification, on y construit des cabanes qui permettent d’accueillir aussi les familles des bûcherons. On installe des scieries à la périphérie de la forêt. La plupart du bois de chauffage est converti en charbon directement sur les coupes, pour être transporté plus facilement. Jusqu’à Paris notamment. Certains arbres sont coupés pour fournir des poutres qui permettent le développement de l’industrie minière.
Ainsi, la surface de Silva s’accroît, mais à quel prix ! Depuis que l’on a compris comment en tirer le meilleur revenu, alors que sa gestion est devenue une science, elle est fondamentalement modifiée. Si la surface forestière continue de progresser, le faciès des forêts change progressivement. L’exploitation a repris de plus belle, alors que les populations d’herbivores continuent de croître dangereusement, réduisant les capacités de régénération de la forêt. Ainsi, les arbres vieillissent mais leurs fructifications deviennent inopérantes, et le sylviculteur commence à s’inquiéter sérieusement du renouvellement des forêts.
Vingt ans plus tard éclate une nouvelle guerre, avec encore une fois la remise en question temporaire des grands objectifs d’aménagement de la forêt. Le problème du chauffage est devenu crucial pendant les hivers particulièrement froids. Le taillis en subit à nouveau les conséquences, au-delà des règles standards voulues par le gestionnaire. Le débarquement des Alliés en 1944 implique de préparer le terrain des troupes chargées de progresser vers l’est. La forêt est le lieu idéal pour cacher des soldats. Pour déloger les Allemands, on bombarde la forêt. On dénombre plusieurs dizaines de trous de bombes dans certaines parcelles forestières. Certains sont aujourd’hui en eau et accueillent des populations d’amphibiens, telle la salamandre tachetée. Un avion est abattu par la Luftwaffe et s’écrase à seulement quelques centaines de mètres de Quercus.
À l’heure du bilan de l’après-guerre, l’armée fait divers constats, dont l’un décide d’un nouvel avenir pour Silva : elle n’a pas su gérer convenablement la transmission. Pour qu’une information ou qu’un ordre aille du commandement aux troupes, il a parfois fallu plusieurs heures, voire plusieurs jours, pendant que les troupes ennemies progressaient rapidement. Cette situation aura contribué à la défaite mémorable de la France au début du conflit. Ce constat est intolérable et on doit coûte que coûte anticiper une éventuelle nouvelle crise. On se tourne vers la forêt car, étonnamment, elle possède une ressource unique, capable d’enrayer ce type de gageure.
En plantant des pins sylvestres, les forestiers avaient un objectif de reconstitution des sols forestiers avant de s’engager dans des rotations de feuillus. Mais vers 1950, les pins sont déjà trop vieux pour ce que l’État français veut en faire : des poteaux téléphoniques. Alors, la consigne envoyée au service des Eaux et Forêts est simple : “Coupez-les et plantez de jeunes pins !”, contredisant ouvertement le programme élaboré en 1892. Dans vingt à trente ans, ils formeront des tiges parfaitement droites et du bon diamètre. L’idée est ingénieuse : face au défaut de transmission, il devient impératif de désenclaver les campagnes et on veut installer le téléphone partout, dans tous les foyers. Il faut pour cela des millions de poteaux téléphoniques. Donc, des millions de pins calibrés. Alors, on crée un fonds spécial dès 1946, le Fonds forestier national, pour soutenir la nouvelle politique forestière dont les besoins en pins ne sont qu’un volet parmi d’autres. La France doit également continuer à augmenter sa surface forestière. Depuis le constat dramatique du milieu du XIXe siècle sur la surface boisée, la forêt progresse, mais pas assez vite. On investit dans la terre agricole en déprise, dans le Morvan ou dans le Limousin, par exemple. Dans les années 1950 et 1960, on plante et on plante encore, des pins sylvestres bien sûr, mais pas seulement, d’autres arbres comme le douglas, un résineux importé des Amériques sur lequel on fonde beaucoup d’espoirs pour la construction. On doit répondre encore une fois à la demande de la société et de l’État. Mais, face à la nécessité de désenclaver les campagnes, on se rend vite compte que les arbres prennent trop de temps à pousser. Il faut aller plus vite encore, on est pressé ! Heureusement qu’entre-temps, on a inventé le poteau en béton, plus fiable et solide, et surtout bien plus rapide à fabriquer. Les pins n’ont pas encore atteint la taille requise qu’ils sont déjà inutiles. Aux forestiers de se débrouiller, avec la filière bois qui s’organise, pour leur trouver une tout autre destination commerciale.
Les forestiers de la fin du XIXe siècle n’avaient pas anticipé cette partie à venir de notre histoire militaire. Comme quoi, la sylviculture est soumise à des aléas dont l’échelle de temps la dépasse parfois. La forêt pousse bien plus lentement que n’évolue la politique des hommes. Pendant les Trente Glorieuses, dans beaucoup de nos forêts on se doit donc de repartir vers une nouvelle rotation résineuse.
Quercus n’imaginait rien à propos de tous ces événements, très probablement. Ce n’est qu’un arbre… Mais peut-être que le retour de feuillus juste à proximité aurait “satisfait” certains de ses besoins, tant il est grégaire et communicatif. Il devra patienter encore quelques décennies. En attendant, il a été épargné, comme ses voisins. Seul le taillis a souffert de cette période, alors que les grands arbres de futaie ont pu continuer à croître. Quercus forge progressivement sa position dominante au sein de Silva, il grossit surtout.