Où l’on rencontre un nouveau venu en Silva. Où l’on découvre le caractère peu commode d’un oiseau pourtant attachant, et dont le rôle d’ingénieur est crucial pour le développement de toute une vie arboricole. Où l’on apprend que la présence de cet oiseau, le pic noir, constitue une preuve évidente de la reconquête de la biodiversité typique des forêts en France et en Europe, et que son retour signe aussi la réapparition d’espèces dont les qualités bienveillantes vis-à-vis de Silva sont indéniables.

Nous sommes en 1992.

 

En cette soirée de février, je suis au pied de Quercus, dans l’attente de la tombée de la nuit. Je sens l’air se charger de l’humidité du marais voisin. Un merle et un rouge-gorge signent de quelques notes leur présence en ce territoire forestier et m’accompagnent quelques instants avant que le froid ne me pousse à retourner chez moi, bien au chaud. Mais en même temps, j’adore sentir la nature m’absorber. Quand l’humidité gagne même mes vêtements au point que je doive lutter contre l’inconfort et changer de position contre le tronc de Quercus, l’oiseau majestueux qui domine en Silva le monde des arbres tente une apparition. Il crie une fois, posé en haut d’un houppier à près de cent mètres de Quercus. Une longue note qui dure plus d’une seconde et qui signale son arrivée dans son royaume des cimes. À la fois éloquent et craintif. Je le cherche de loin et l’aperçois entre les branches. Pendant quelques minutes, il tourne autour de moi, mais en gardant quelques distances. Il cherche à s’approcher mais ma présence l’intimide.

Parce qu’il est clair que je le dérange, l’heure du départ a sonné. Il est temps que je le laisse tranquille. Lui laisser le temps de regagner son logis. Juste après, cet animal rentre dans la loge qui trône sur une branche maîtresse de Fagus. Cette cavité est ancienne et date de plusieurs décennies. Cette courte apparition témoigne de l’émergence d’un nouveau monde doté d’espèces dont la vie arboricole implique de multiples consentements diplomatiques pour permettre à chacun de pénétrer sur le territoire de l’autre. Ce pic noir est le descendant du premier Dryocopus revenu en Silva dans les années 1980, profitant du grossissement généralisé des arbres dont il dépend.

 

Dryocopus déteste qu’on lui vole sa loge. Il est solitaire et apprécie la tranquillité. Il faut pourtant que d’autres espèces viennent le déranger et lui confisquer sa loge.

Un pigeon colombin d’abord, un oiseau forestier finalement assez discret, qui ne sait pas s’installer ailleurs que dans de grandes cavités, très spacieuses, dans les arbres. Inutile de dire que ses populations sont encore rares car les gîtes qu’il affectionne sont exceptionnels. Mais la progression du pic noir le favorise. Un autre oiseau apprécie son travail : la chouette hulotte. Avec elle, la cohabitation est tumultueuse car elle est elle aussi très territoriale et a les outils pour se défendre, avec ses serres et son bec puissant. Quand ses jeunes sont suffisamment grands, on n’entend plus qu’eux dans la forêt, exclusivement la nuit. Justement, un couple s’est installé dans la loge que le pic a forée dès son arrivée. Résultat de l’opération : Dryocopus a été obligé de lui céder la place et d’en forer une autre.

 

Le pic noir, Dryocopus martius, est, comme son nom l’indique, un grand oiseau noir à calotte rouge sur la tête, qu’on trouve surtout en forêt. Mais pas partout. Pour qu’il s’installe, il lui faut de grands hêtres car, face à la compétition avec d’autres espèces arboricoles, il est l’un des rares à réussir à forer le bois très dur de ce feuillu. Depuis le Moyen Âge, il a reculé progressivement avec la forêt et s’est réfugié dans quelques forêts de montagne d’Europe centrale et de Scandinavie. Il lui a fallu attendre le changement de pratique forestière, au XIXe siècle, qui a permis le lent retour des vieux hêtres, ces arbres de fin de succession écologique forestière, pour reconquérir l’ensemble de l’Europe. À Rambouillet, on a laissé grossir quelques hêtres. Quelle aubaine ! De retour en France dès les années 1960, le pic noir a assez vite recolonisé le territoire. Derrière lui, certaines espèces plus lentes ont suivi, comme la chouette de Tengmalm et la chevêchette d’Europe. Mais en plaine, il reste un vrai symbole du retour des espèces typiques des vieux et gros arbres au cœur des forêts. Une réussite ! D’ailleurs, Quercus et Fagus ne s’en plaignent pas, car ses loges accueillent les chouettes qui mangent… des rongeurs. Ainsi, l’arrivée de cet oiseau à Rambouillet, dans le courant des années 1980, se traduit par l’augmentation de l’offre immobilière pour les chouettes. Et il suffit de parcourir la forêt la nuit pour se rendre compte qu’elles y ont bien repris leur place.

 

Mais pour le moment, Dryocopus est agacé. Avec tous ces profiteurs, le travail ne manque pas.

Comme il est solitaire, la surveillance du territoire est plus complexe. Il lui faut également se nourrir et les sorties quotidiennes sont longues. Il aime les insectes saproxyliques, qui se développent dans le bois mort. Il détecte leurs galeries en captant leurs vibrations et les déniche avec sa langue très longue et adaptée à cet exercice. Seulement, on ramasse le bois mort depuis des millénaires. Autant dire que ses proies sont rares. Il apprécie aussi les fourmis rousses des bois, ces grosses fourmis qui “piquent” violemment et vous grimpent dessus quand elles se sentent agressées. Et elles sont éminemment susceptibles… Pour parer aux jets d’acide formique qu’elles projettent par l’abdomen (eh non, elles ne piquent pas !), la nature l’a doté d’une couche de cire protégeant son plumage. Il va même parfois les exciter pour imprégner son plumage d’un peu de cet acide qui fait fuir les parasites. Sauf que même les fourmis rousses ont pâti des pratiques humaines. Quand on a développé l’élevage des faisans pour la chasse au XIXe siècle, on a également lancé des campagnes de ramassage de colonies entières de fourmis rousses des bois pour nourrir les faisandeaux. Résultat : elles ont presque disparu de Rambouillet au bout de quelques décennies de ce régime un peu spécial. Leur retour en forêt est lent.

Donc, pour que Dryocopus ait pu revenir s’installer ici, il a fallu attendre le retour des hêtres de grande taille, des fourmis des bois et du bois mort. Autant dire qu’il fallait une révolution dans la gestion forestière pour obtenir en même temps ces trois éléments.

 

Dryocopus est né à plusieurs kilomètres de Silva, dans un petit vallon de la forêt. Émancipé au bout de quelques semaines, il s’est installé sur ce nouveau territoire encore vierge de l’espèce. Il y avait plusieurs gros hêtres… Et il en a creusé un à l’aide de son bec d’une solidité à toute épreuve. Une loge à l’entrée très large, dont l’intérieur est profond de plus de cinquante centimètres. Une fois installé, il passait sa journée à chercher des proies, manger, signaler sa présence à l’aide de cris de présence, ressemblant à des “pi-uuuuu” longs et plaintifs, quand il se posait en hauteur, ou de trilles quand il volait. Il est tellement casanier et territorial qu’on peut prédire à la minute près son activité du moment. Pour ceux de ses congénères qui oseraient approcher aujourd’hui, il tambourine aussi en hauteur sur des branches dont le bois résonne très très loin. Aucune espèce ne peut ignorer qu’il est là. Et pourtant, des pigeons se sont installés chez lui le printemps suivant. Et voilà Dryocopus qui doit forer une nouvelle loge. Cette fois, il le fait sur une branche charpentière montant verticalement sur Fagus, juste en face de Quercus.

Creuser des trous dans le bois dur des hêtres est coûteux en énergie, même pour un professionnel comme Dryocopus. Il prend donc l’habitude de revenir régulièrement surveiller son secteur de nidification pour s’assurer que personne ne touche à sa loge. Il s’approche, crie, se signale, repart, observe de loin, puis revient discrètement. Tant de simagrées. Dryocopus espère pouvoir profiter longtemps de cette loge.

Mais il est une nouvelle fois dérangé un an plus tard. Par une martre des pins cette fois, ce mammifère de la taille d’un petit chien, capable de monter aux arbres pour croquer les petits animaux cachés dans les loges ou les grandes cavités. Il vaut mieux l’éviter tant elle est vorace.

Dryocopus a de quoi être agacé. Vraiment !

Alors, il part forer une autre loge dans un hêtre un peu plus loin…

 

Avec l’arrivée du pic noir dans nos forêts, on commence à accorder une place d’honneur aux espèces typiques des derniers stades de la succession forestière. Accepter son installation pose la question de la place que la gestion forestière est prête à accorder à la vision écologique de la forêt. Avec cet oiseau, on s’intéresse à l’ensemble du cycle sylvicole. Il pose le problème de la qualité du bois de hêtre. La loge forée dans Fagus a créé une telle ouverture que de multiples organismes ont maintenant accès au cœur de l’arbre. Tant que des vertébrés comme des oiseaux ou des mammifères viendront nicher dedans, l’intérieur sera régulièrement nettoyé, limitant la dégradation du bois. La cavité pourra s’agrandir, notamment en hauteur, sans remettre en question la pérennité de l’arbre. Par contre, il est clair que l’arbre perd sa valeur commerciale si le forestier souhaitait le valoriser lors d’une exploitation prochaine, car le bois de cœur est inévitablement touché. Néanmoins, en alliant économie et écologie, le bilan nous amène à reconsidérer la question : le comportement du pic vise l’économie d’énergie et lui interdit donc de forer des loges très régulièrement. Territorial, il peut se contenter d’une même loge pendant de nombreuses années sans déménager, et interdire à tout autre pic noir de s’installer dans les environs. Ainsi, maintenir l’arbre porteur du nid cantonne théoriquement l’oiseau uniquement sur cet arbre, et les autres hêtres sont alors préservés. Dans notre cas, d’autres animaux sont venus l’occuper après lui. Mais pas n’importe lesquels. La martre et la chouette hulotte, dont le rôle régulateur des rongeurs est tel qu’elles contribuent toutes les deux largement à favoriser la protection des graines lorsque Silva en produit, en se nourrissant des espèces qui les dévorent. Ainsi, il devient rentable pour Quercus comme pour Fagus de laisser ces espèces s’installer.

Dessin monochrome