CHAPITRE 7

Hold-up à Ottawa

En 1994, nous sommes certes des soldats au meilleur de leur forme, mais aussi des soldats qui s’ennuient. Nous avons besoin d’action. Que nous soyons appelés pour une mission ou un exercice, le schème est toujours le même. Le commandant veut qu’en tout temps nous soyons prêts pour une mission réelle. Nous sommes ainsi toujours alertes, et notre niveau d’adrénaline est constamment à son maximum. Par contre, quand nous devons changer nos chargeurs rouges, contenant des munitions réelles, pour des chargeurs bleus de munitions d’entraînement, la déception est palpable. Le capitaine Baird tente bien de varier ses exercices, mais nous commençons à nous comparer à une Rolls Royce que le propriétaire hésite à sortir du garage de crainte de l’égratigner.

Nous tuons le temps en faisant des niaiseries. Les anniversaires sont soulignés de façon pas toujours très subtile. Un gars est abandonné sur le bord d’une route à quelques kilomètres de la Ferme – c’est ainsi que nous appelons notre base d’entraînement – avec un vêtement découpé qui expose ses fesses, non seulement au vent, mais aussi au regard de tout venant. Un autre est attaché sur une chaise et jeté dans un marais. Rien ne nous rebute. Il s’agit avant tout de rigoler, et rien de tel pour ce faire que d’exposer nos camarades à des situations grotesques, parfois même périlleuses. Le jour de ma fête, je suis attaché pendant 30 minutes en haut de la tour de rappel, la tête en bas. Comme je suis sujet au vertige, on comprendra que je trouve la demi-heure longue, très longue! Malgré tout, ces blagues idiotes renforcent l’esprit de famille qui règne dans notre groupe.

Les mois passent, l’automne s’installe. Par une journée grise et froide, sous la supervision de la GRC, nous devons simuler une prise d’otages sur un avion relégué en bout de piste à l’aéroport d’Ottawa. Nous répétons toutes les manœuvres. Entrée par une seule porte, entrée par deux portes… Nous nous entraînons même à une méthode dite « Cheval de Troie », où nous sortons en surprise d’un camion de ravitaillement pour prendre l’avion d’assaut. Nous nous exerçons depuis cinq heures du matin. Vers 10 heures, il est temps de faire une pause pour aller casser la croûte.

Le commandant de l’unité écoute distraitement la radio en lisant son journal. Soudain, il dresse l’oreille. Un bulletin spécial. Un braquage est en cours dans une banque d’Ottawa. Ça a mal tourné et les voleurs se sont réfugiés dans la banque avec de nombreux otages. Au fur et à mesure que les détails se précisent, il devient clair que la police est débordée. Même l’unité SWAT demandée en renfort se fait tirer dessus et ne parvient pas à libérer les otages. Notre commandant appelle la police d’Ottawa pour offrir ses services. Notre entraîneur britannique trouve que c’est une bonne idée. Il est temps, selon lui, que nous ayons un peu d’action.

Accompagnés d’un officier de liaison, nos dirigeants se rendent en ville pour examiner de visu la banque et voir ce qui peut être tenté. Après quelques minutes de réflexion, il apparaît que la seule option envisageable est celle du toit. Située en face du Parlement, la banque est un vieil édifice avec peu de fenêtres, et les tireurs d’élite du SWAT ne peuvent pas avoir une vue d’ensemble. Il faut donc pénétrer à l’intérieur, prendre position et éliminer d’un seul coup les truands.

Dès le début de l’après-midi, nos officiers sont de retour et nous informent que nous allons peut-être avoir la chance de faire une mission réelle. Durant le briefing, le commandant se fait très clair. Il ne s’agit pas d’une opération de sauvetage. Nous allons là pour éliminer des preneurs d’otages. Nous entrons, nous neutralisons et nous repartons. La police d’Ottawa s’occupera des otages et se débrouillera avec les médias. Personne ne devra savoir que le JTF2 a mené cette opération.

Lorsque finalement l’appel arrive, nous sommes prêts. Deux hélicoptères viennent nous chercher. Ils passeront en rase-mottes au-dessus de l’édifice et nous descendrons en fast rope, une technique apprise chez les Rangers qui consiste à descendre le long de gros câbles comme si c’était des poteaux de pompiers. C’est rapide, mais très dangereux puisque nous ne sommes attachés d’aucune manière à la corde.

Nous volons vers le centre-ville d’Ottawa. Les hélicos ralentissent à l’approche de la banque. En un seul mouvement les huit gars du premier engin saisissent leur corde et glissent sur le toit. Les huit autres font de même, puis les deux hélicoptères s’éloignent. Nous ouvrons une trappe sur le toit, pénétrons dans l’entre-toit et repérons la porte qui doit nous donner accès au dernier étage de la banque. Nous nous cachons dans une pièce et deux de nos gars partent en reconnaissance avec des caméras miniatures. Ils pénètrent dans le système de ventilation et commencent un long et patient travail. Lorsqu’ils reviennent avec leurs images, nous étudions la disposition des lieux et les meilleurs angles de tir. Nous mémorisons surtout la position et le visage de chacun des cinq preneurs d’otages. Lorsque dans nos écouteurs nous entendons : « Stand by », nous vissons les silencieux sur nos fusils-mitrailleurs MP5. À « go! go! go! » nous descendons des deux côtés de la grande salle où sont les otages et leurs gardiens. Nous prenons position. Nous sommes tout au plus à cinq ou six mètres de chacune des cibles. Seuls quelques otages ont aperçu ces hommes en noir masqués qui viennent d’entrer. D’après la version qu’ils donneront aux journalistes, ils nous croient de la police. Lorsque finalement parvient à nos oreilles le mot d’ordre : « Lightning! », une série de bruits de bouchons étouffés se fait entendre. Les cinq preneurs d’otages sont éliminés.

Nous remontons en vitesse vers le toit où les deux hélicoptères nous ramassent. Ce sera notre première et seule mission en sol canadien. Plus aucun corps de police ne fera appel à nous par la suite…

Pour ma part, c’est la première fois que je tue. Je suis surpris de ne rien ressentir de plus que le fait de me dire que désormais je suis quelqu’un qui a tué. Il n’y a pas de retour en arrière possible. Est-ce que tout ce que nous avons pu voir au Rwanda a déjà émoussé mes émotions? Il est vrai que les preneurs d’otages ont fait un choix. Ils ont mis la vie d’autres personnes en danger pour protéger la leur, ils ont perdu. Il n’y a pas à pleurer sur leur sort.

*

À cette époque, plusieurs politiciens, fonctionnaires et surtout journalistes s’interrogent sur la pertinence d’une unité comme la nôtre. Plusieurs ne croient tout simplement pas à notre utilité. Car la plupart des interrogations portent précisément sur l’utilité du corps d’élite; ils ne remettent pas en question notre capacité. Mais peu importe, le commandant décide d’organiser la première de multiples démonstrations que nous ferons devant des gens triés sur le volet. Ce jour-là, une cinquantaine de personnes sont invitées à un étalage de notre savoir-faire. Évidemment, nous devons mettre le paquet.

Les invités ont droit à un court exposé sur la capacité et l’efficacité de notre petite unité. Ensuite, ils peuvent assister à des démonstrations de rappel, de fast rope, de sauvetage, d’embuscade, de prise d’un immeuble, d’un avion ou d’un train… Tout y passe. Le clou du spectacle reste la prise d’otages avec poursuite en voiture et le sauvetage des otages.

Nos invités sont réunis sur une terrasse qui surplombe la scène. Je fais partie, avec deux coéquipiers, des preneurs d’otages. Nous devons surgir masqués au travers des invités, en saisir un et l’amener à une voiture qui sera prise en chasse par nos collègues. Au moment où je survole du regard la cinquantaine de personnes installées sur la terrasse, j’ai un choc. L’une d’elles est l’adjudant-chef Chamberlain, mon gérant de carrière. Je ne peux pas blairer ce type, un de ces francophones qui, pour être bien vus des anglophones, ne cessent de faire des misères aux Québécois. Il a toujours refusé de m’aider dans ma carrière et a constamment cherché à me rabaisser. Je ne peux résister, Chamberlain va en voir de toutes les couleurs. Et, puisque je l’ignorais encore, cela n’a rien à voir avec le fait qu’il se tient en compagnie de son grand ami, l’adjudant-chef Holmgren, qui deviendra plus tard l’adjudant-chef (ADJC) de notre unité. Celui aussi qui va la bousiller.

Dès que le signal est donné, nous mettons nos cagoules et surgissons sur la terrasse. Je me dirige immédiatement vers Chamberlain, que j’agrippe fermement par le bras. Il descend les marches plus vite que ses jambes ne le lui permettent. Il est à bout de souffle lorsque nous arrivons à la voiture. Je lui enfonce mon arme dans les côtes et lui dis que, pour le plaisir, avant de me faire descendre, je vais le tirer. Nous grimpons à bord et la poursuite commence. Pour les besoins du spectacle, notre voiture est bourrée d’explosifs. Au moment ou nous atteignons 80 kilomètres à l’heure, nos poursuivants nous tirent dessus. Nous déclenchons les explosifs. Le capot avant vole dans les airs, les roues sont arrachées, le véhicule s’arrête net et le feu prend à l’intérieur. Je regarde Chamberlain. Même si c’est un jeu, il est terrorisé. Je jubile. La voiture est entourée, la fin approche, je sais que je vais « mourir » bientôt. Je me retourne vers mon otage.

— Te souviens-tu de ce que je t’ai dit tout à l’heure?

Comme il me regarde sans comprendre, je lui tire quatre balles de peinture à bout portant. Sa belle chemise blanche est fichue et je sais qu’à cette distance ça lui fait terriblement mal. Je dois reconnaître, cependant, qu’il n’émet pas une plainte.

La démonstration est maintenant terminée. Le commandant fait descendre les invités et leur explique la manœuvre. Il présente les membres de l’unité, en terminant par les preneurs d’otages. Lorsque j’enlève mon masque devant l’adjudant-chef Chamberlain, celui-ci blêmit. Il m’a toujours dit que j’étais un incapable. De me voir faire partie de l’unité d’élite des Forces canadiennes doit être pour lui comme un coup de poing dans l’estomac.

Pour finir en beauté, un journaliste du magazine télé The Fifth Estate, qui a toujours critiqué l’unité sur toutes les tribunes, vient mettre son grain de sel. Planté devant le commandant, il lui assène que n’importe qui de bien entraîné peut réussir ça. Le commandant ne dit rien. Il sort de sa poche une petite cible qu’il tient dans sa main. Regardant le journaliste dans les yeux, il lève son bras en l’air et crie : « Lightning! » On entend une détonation qui fige tout le monde. Il s’adresse au journaliste.

— Combien de coups de feu avez-vous entendu, monsieur?

— Un seul.

— Très bien, pouvez-vous vérifier le carton et me dire combien vous voyez de trous?

— Un aussi.

— Vérifiez de nouveau, s’il vous plaît.

Le journaliste se penche sur le carton. Il y a trois trous tellement groupés qu’on dirait qu’il n’y en a qu’un seul. Le journaliste n’en revient pas. On vient de tirer à travers les invités en exécutant un tir groupé, sans blesser personne. Quand les tireurs sortent de leur cache, il est encore plus surpris de voir qu’ils sont un peu partout et très éloignés l’un de l’autre.

— Alors, monsieur, croyez-vous toujours que n’importe qui peut faire ça?

Cette fois, le commandant vient de marquer un point. Aucune unité n’a autant de compétences réunies. Nous sommes les meilleurs et nous allons le prouver.