CHAPITRE 11

L’empreinte du diable

Il y a dans la vie des étapes déterminantes. L’enfer que nous allons vivre lors de notre deuxième mission en ex-Yougoslavie va totalement modifier notre vision du rôle que nous jouons au sein des Forces armées. Notre attitude changera radicalement. Les dommages psychologiques qui vont tous nous affecter auront pour la plupart été semés durant ces quelques jours passés dans un village où le diable en personne a séjourné.

Notre expertise comme soldats d’élite pouvait être mise à profit dans divers domaines. Nos connaissances en analyse de terrain, en cartographie et en communication, ainsi que notre efficacité au combat, nous désignaient d’office pour des missions sortant de l’ordinaire – et souvent du domaine de la connaissance du grand public. Nous sommes donc dépêchés une nouvelle fois dans la bouilloire de l’ancienne Yougoslavie pour aider les différents postes d’observation et les camps canadiens à préparer des plans d’évacuation. La situation est de plus en plus tendue entre les différentes factions. En cas d’offensive majeure de l’un ou l’autre camp, il faut prévoir un moyen de rapatrier nos militaires de la manière le plus sécuritaire possible.

Nos deux sections sont sur place : 16 gars bien entraînés sous la supervision du capitaine Frank Adam. Pour la première partie de la mission, nous nous regroupons en petites équipes de deux. Chaque duo est jumelé à deux interprètes qui font aussi office de chauffeurs. Pour plus de discrétion, nous sommes en civil avec un minimum d’armement. Nous nous déplaçons dans des voitures louées à Zagreb, en Croatie. Je suis une fois de plus avec mon copain Ted. Le lien de confiance qui nous unit se renforce chaque jour, et nous savons que nous pouvons compter l’un sur l’autre. Nous commençons la tournée des postes d’observation en nous donnant comme point de rencontre un des petits villages qui composent la municipalité de Backa Palanka, située en Serbie, au bord du Danube, dans la province autonome de Voïvodine. L’endroit est peuplé de Serbes à plus de 80 % et, pour les reste, par des Slovaques, des Hongrois et des Croates. C’est un lieu charmant, typique du mélange des peuples qui s’est effectué dans les Balkans. Le chef du contingent canadien nous a demandé de profiter de notre présence sur place pour tâter le pouls de la population. Il veut connaître le degré d’animosité des gens et savoir où sont, dans la région, les points chauds qui nécessitent une concentration plus massive d’observateurs.

Nous découvrons un joli village avec son église, ses petites maisons proprettes, ses commerces campagnards et ses habitants. Un peu en retrait du village, la seule incongruité : un grand hôpital de trois étages, très moderne, sans décorations superflues et d’une blancheur immaculée. Le premier étage offre des services médicaux réguliers. En ces temps de guerre, le personnel de cette unité est très sollicité. Au deuxième étage se trouve une unité psychiatrique et, au troisième, une maternité. La seule manifestation d’hostilité que nous pouvons observer dans cette partie du monde est le fait d’un homme crachant au passage d’un autre. Cette visite effectuée, nous continuons la tournée des avant-postes canadiens, grimpant dans les montagnes pour rejoindre les postes de retransmission radio.

Notre mission tire à sa fin lorsque notre capitaine reçoit un message transmis par le commandant d’un poste canadien situé près de Backa Palanka. Même si leur travail n’inclut pas la surveillance des villages qui composent cette municipalité, il arrive aux observateurs d’y jeter un coup d’œil par plaisir ou pour se désennuyer. Observer la vie campagnarde et sa routine change le mal de place. Mais, cette fois, ils se sont rendu compte qu’il n’y a plus aucun signe de vie dans le village.

Nous rejoignons notre base au camp militaire de Gorazde, en Bosnie-Herzégovine, et enfilons nos habits de combat verts avec veste pare-balles. Notre unité est la plus qualifiée pour l’action et, s’il doit y avoir du grabuge, nous pouvons y faire face. Chaque section grimpe dans un blindé de type Bison, et nous faisons route à nouveau vers Backa Palanka.

C’est un silence angoissant qui nous accueille. Les abords du village semblent trop vides. Au détour d’une première rue, l’observateur à la tourelle du véhicule de tête découvre deux cadavres dans des positions grotesques, visiblement fauchés par une rafale. Le capitaine fait stopper les deux Bisons, et nous débarquons, armes au poing et tous nos sens aux aguets. Avançant avec précaution, nous trouvons d’autres cadavres. Nous commençons à inspecter les habitations une à une. Au fur et à mesure que nous progressons vers la place centrale du village, nous apercevons de plus en plus de corps dans les rues. Les rares militaires sur place n’ont plus de tête. Le plus souvent elles sont emportées comme trophées par les agresseurs. Soudain, un cri à glacer le sang. C’est pourtant l’un des nôtres. Nous le voyons ressortir de l’église à reculons, livide et la mâchoire tremblante.

Nous pénétrons à notre tour dans le sanctuaire. C’est l’horreur dans toute la définition du mot. Les gens gisent comme des pantins, vidés de leur sang, égorgés. C’est une boucherie sans nom. Les malheureux villageois se sont sans doute réfugiés ici en espérant échapper à leurs bourreaux. Ces derniers n’en ont eu que la tâche plus facile. Dans l’église, des corps sont empilés partout. Sur les bancs, dans les allées, sur les marches menant à l’autel. Des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards. Les salopards ont poussé l’abomination jusqu’à déclouer le christ sur la croix pour y crucifier le curé du village. Nous ne disons mot, terrassés par la cruauté de ce que nous voyons. Pour nous donner une certaine contenance, nous commençons à rechercher des indices de l’identité des coupables de ce massacre. Nous ne trouvons que des douilles d’AK-47, arme malheureusement utilisée par tous les belligérants du conflit en ex-Yougoslavie.

En sortant de l’église, quelques gars vomissent. Le capitaine me regarde et murmure :

— Imagine ce qu’on va trouver à l’hôpital…

En silence, nous remontons dans nos véhicules, direction l’hôpital. Le capitaine ne cesse de répéter :

— J’ai un mauvais pressentiment, un très mauvais pressentiment. J’espère me tromper…

Je ne peux oublier, même 10 ans plus tard, notre arrivée à l’hôpital. Dans le véhicule de tête, je vois le bâtiment un peu en retrait du village. Nous y accédons par une route en lacets qui débouche sur un rond-point au centre duquel un petit parc a été aménagé.

Une soixantaine de corps sont alignés devant la porte principale. Les escaliers sont littéralement couverts de sang, une quantité de sang effroyable. Dans le parc même, du personnel de l’hôpital est attaché sur des chaises et décapité. Il nous faut quelques minutes pour nous rendre compte que pas une seule balle n’a été tirée. Toutes les personnes ont été exécutées à l’arme blanche. Comme il est impossible de tuer tout le monde d’un seul coup, les gens ont donc vu leurs compagnons d’infortune se faire égorger en attendant leur tour. Sans doute les malheureux attachés sur des chaises sont-ils ceux qui ont voulu fuir et qui ont été rattrapés. Pas une seule femme qui n’ait été violée avant d’être massacrée. Elles gisent, désarticulées, le regard éteint vers le ciel. C’est une barbarie inimaginable. Partout où nous mettons le pied, il y a du sang, du sang comme si la terre l’avait vomi.

Habituellement, je ne suis pas quelqu’un de nerveux, mais, à la seule pensée de pénétrer à l’intérieur de la bâtisse, je transpire abondamment. J’ai chaud, j’ai froid et me sens étourdi. En quelques secondes, je suis complètement trempé.

Pendant que quelques-uns d’entre nous commencent à rassembler les corps à l’extérieur, j’emboîte le pas au capitaine et, obligés de marcher dans le sang, nous grimpons les marches qui mènent à la porte principale.

Même si nous n’en avons pas envie, nous n’avons pas d’autre choix que de pénétrer à l’intérieur de l’hôpital. Des renforts devront être envoyés pour ramasser et enterrer tous ces corps. Il faut être certain que ceux qui ont commis ces atrocités n’ont pas laissé des mines ou d’autres pièges qui pourraient tuer ceux qui auront la pénible tâche d’enlever les cadavres et de leur donner une sépulture décente.

En franchissant la porte, le capitaine a un violent frisson. Je réagis comme lui devant ce que j’ai sous les yeux. Autour de la grande salle d’accueil circulaire, pas une seule dépouille ne repose par terre. Tous les corps sont fixés sur les murs avec un grand clou passé au travers de la tête. Pire encore, ils ne portent aucune autre blessure que celle du clou enfoncé dans leur crâne. On ne peut donc que conclure que les malheureux ont été cloués vivants. Et partout, du sang, des rivières de sang qui maculent des murs et souillent le plancher.

L’odeur est tout bonnement insupportable. Selon nos estimations, le massacre a eu lieu dans les 72 heures précédentes. La puanteur dégagée par ces centaines de corps déjà en putréfaction nous fait vomir les uns après les autres. Nous devons quand même garder notre concentration et essayer de repérer les éventuels pièges qui pourraient nous sauter au visage. Mais les agresseurs ne se sont pas donné la peine d’armer la place. Avec une sauvagerie sans nom, ils ont voulu montrer à tous de quoi ils étaient capables, ils ont exterminé tout le monde et sont repartis.

Il arrive un moment où même le cerveau refuse de croire ce que les yeux lui envoient. En arrivant au deuxième étage, je suis certain d’avoir devant moi un grand passage bordé de statues de marbre ou de plâtre grandeur nature. Pourtant, je dois me rendre à l’évidence. Ce sont les patients de l’unité psychiatrique qui ont été sortis des chambres et cloués eux aussi sur les murs de chaque côté des portes.

Il y a encore le troisième. L’étage de la maternité. Nous nous regardons plusieurs fois avant de nous décider à monter. Nous en avons assez vu, l’esprit refuse d’en prendre davantage. Pourtant, il faut y aller. Personne d’autre ne le fera à notre place. Je voudrais partir, loin, chez nous, être avec Julie et les enfants. Oublier tout ça. L’effacer de ma mémoire. Croire que cela ne peut pas exister. Pourtant…

Même l’athée le plus endurci ne pourrait voir autre chose que l’œuvre du diable dans ce qui s’est passé dans cet hôpital. En ouvrant la porte qui donne sur l’étage, je sursaute violemment et je crois bien que je lâche un cri de refus. Une femme est clouée sur le mur, son ventre ouvert et, toujours relié au cordon ombilical, son bébé gît sur le plancher à ses pieds. L’effroyable mise en scène se répète un peu partout. Mais le pire qui nous attend est à la pouponnière. Ce que nous découvrons ne se décrit pas, et notre tête nous dit de ne pas y croire. Tous les bébés ont été découpés au poignard. Pas un seul n’a été oublié. Aucun miraculé qui pourrait nous redonner un peu d’espoir.

Je suis figé, incapable de bouger. Comment un être humain peut-il faire ça? Même le pire charognard du règne animal ne peut être aussi cruel. Je m’aperçois après quelques instants que je suis seul avec le capitaine Adam. Les gars de l’escadron qui nous accompagnaient sont retournés dans l’escalier. Assis sur les marches, la tête entre les mains, ils pleurent à chaudes larmes. Les pères de famille sont particulièrement affectés. Je suis moi-même sur le bord de craquer. Le capitaine me tire par la manche et nous redescendons.

Une demi-heure auparavant, en sortant de l’église, le capitaine Adam semblait toujours en plein contrôle. Mais, comme tout le monde, il a un seuil de tolérance. La vue des poupons poignardés l’a fortement ébranlé. Qui ne le serait pas? À l’extérieur de l’hôpital, il ôte son casque, s’assoit sur le coin d’une marche qui n’a pas été souillée de sang et il éclate en sanglots. Nous en sommes tous là. Au bout de quelques minutes, il se ressaisit et me demande d’établir la liaison radio avec le haut commandement canadien pour rapporter ce qui s’est passé dans le village.

*

À l’intérieur du Bison, je tremble comme une feuille. Avec beaucoup de difficulté, je parviens à saisir mon équipement et à trouver la bonne fréquence de communication. Je dois faire quatre tentatives avant de réussir à transmettre mon rapport. Les mots ne veulent pas franchir mes lèvres. Mon interlocuteur, le contrôleur-radio de la base de Goradze, me demande si nous avons besoin d’aide. Le capitaine Adam m’a spécifié de demander un délai de 24 heures avant d’envoyer du personnel supplémentaire, le temps de décrocher les cadavres des murs. Il ne veut pas que d’autres personnes soient confrontées à cette boucherie. C’est déjà assez que nous soyons affectés, pas question d’en traumatiser d’autres.

Nous entreprenons le nettoyage en commençant par l’église. Après avoir décroché le curé de la croix, nous essayons de placer les cadavres d’une manière plus respectueuse. Nous retournons ensuite à l’hôpital pour décrocher les suppliciés, étage par étage, en utilisant des pieds-de-biche. Nous ne parlons pas en travaillant. Le silence n’est perturbé que par les sinistres craquements des os crâniens qui éclatent. Encore aujourd’hui, je suis totalement incapable d’enlever un simple clou d’une planche.

Lorsque le personnel du génie arrive, le délai de 24 heures écoulé, nous n’avons malheureusement pas encore terminé. Il y avait environ 300 personnes dans l’hôpital au moment de l’attaque et, malgré toute notre bonne volonté, il nous reste encore l’étage de la maternité à « préparer ». Les membres de la section B supervisent le « nettoyage » du village et de l’église pendant que nous restons à l’hôpital. Les dépouilles sont déposées dans des camions et transportées en dehors du village pour être ensevelies dans des fosses communes.

Mon coéquipier Ted accueille les membres de l’escadron du génie à l’hôpital et leur interdit formellement de monter au troisième étage. J’y suis avec quelques gars et le capitaine Adam, et nous essayons de trouver un moyen de rendre moins horribles les cadavres des femmes éventrées en prévision de leur ramassage. Il y a aussi les bébés…

Malheureusement, dans les unités non combattantes, comme celle du génie, il y a souvent un zélé qui veut aider à tout prix et montrer qu’il peut en prendre autant que les combattants. Cette unité-ci ne fait pas exception : un jeune ingénieur de 24 ans qui effectue sa première mission hors du Canada confirme la règle; les conséquences de sa témérité seront tragiques. Faisant fi de l’interdiction de monter au troisième, il grimpe les escaliers plein de bonnes intentions et ouvre la porte au moment même où, avec mon pied-de-biche, je suis en train de décrocher la jeune mère qui m’a tant effrayé la veille. Avant que je puisse réagir, il saisit toute l’abomination de la scène, tourne les talons et redescend à toute allure. Je me précipite derrière lui et crie à Ted de l’intercepter. Le pauvre est en état de choc et nous ne sommes pas trop de deux pour le calmer. Il va passer les cinq jours suivants à l’infirmerie du camp canadien de Coralici, avant d’être rapatrié au Canada où il finit par être congédié par les Forces armées canadiennes qui ne reconnaissent pas le syndrome de stress posttraumatique. Quelques mois plus tard, la rumeur de son suicide parviendra à nos oreilles.

Depuis le début de notre entraînement, nous sommes conditionnés à fixer notre attention sur la mission. Il faut aller jusqu’au bout, être durs, et nous ne devons pas nous laisser aller à nos sentiments. En fait, on pourrait presque dire qu’en temps de mission les sentiments et les émotions, incompatibles avec les nécessités du combat, nous sont interdits. Et l’on nous conditionne sans cesse à cela. Nous ferons exception, cette fois. À tour de rôle, les gars s’isolent pour pleurer, vomir ou frapper dans les murs jusqu’à ce que leurs jointures saignent. Les géants qui m’entourent ressemblent à des gamins perdus.

Normalement, nous aurions dû rentrer immédiatement au pays une fois le travail de « nettoyage » terminé. Mais le commandant canadien est quelque peu perturbé en nous voyant revenir au camp. Il retarde notre départ pour nous faire rencontrer un psychologue américain spécialisé dans les traumatismes consécutifs à des missions de combat. Ce psychologue ne tire pas grand-chose de nous. Juste avant de le rencontrer, nous avons fait notre rapport d’après-mission à un officier de renseignements canadien, rapport qui conclut à l’impossibilité de trouver les coupables de ce massacre, étant donné qu’il n’a laissé aucun témoin. Cet officier nous demande de donner le moins de détails possible au psychologue américain. Il craint que nous ne démarrions une vague que nous ne pourrons contrôler. Quel genre de vague? Je l’ignore. Nous suivons néanmoins ses instructions qui peuvent se résumer à : motus et bouche cousue. Quelques jours plus tard, lorsque nos supérieurs sont à peu près certains que nous ne parlerons pas, nous pouvons enfin rentrer chez nous.

*

Une fois que nous sommes revenus au pays, l’état-major de l’armée veut être certain que nous serons toujours opérationnels pour la mission suivante. Nous avons droit au meilleur psychiatre, qui nous convoque à tour de rôle pour nous demander ce que nous avons vu. L’impression que le massacre de Backa Palanka a laissée sur nous est tellement forte que tout le monde, à quelques rares détails près, donne exactement la même version.

La conséquence de tout ça est simple : nous avons maintenant plus que jamais la conviction que nous sommes des médecins et que nous combattons un cancer. La haine est maintenant notre motivation et elle le restera jusqu’à la dissolution de notre unité. Le choc subi à la vue du massacre nous a aussi déconnectés de la réalité quotidienne de tout le monde. Nous avons tendance à banaliser les scènes horribles que nous pouvons voir. Nous minimisons aussi le danger, et cela fait de nous une unité de plus en plus efficace. La seule crainte que nous avons désormais, c’est celle de perdre un de nos coéquipiers. Mais même cette préoccupation est reléguée à l’arrière-plan. Un ordre de mission déclenche maintenant une intense poussée d’adrénaline. Et nous en devenons un peu dépendants.

La colère est si forte que durant nos exercices nous n’avons plus qu’une envie : détruire. Lorsque notre numéro 1 défonce une porte, elle est littéralement arrachée de ses gonds et, en moins de cinq secondes, nous éliminons tout ce qui bouge. Lorsque nous donnons des démonstrations aux fantassins de l’armée régulière, ils sont ébahis devant notre efficacité et, malgré toute leur bonne volonté, ils sont incapables de faire aussi bien que nous. La haine est un puissant stimulant. En plaisantant, il nous est arrivé dans le passé de nous comparer à des chevaliers jedi. Mais à présent, nous avons réellement rejoint le côté obscur de la force.