CHAPITRE 13
La réalité devient fiction

Un matin, avant notre entraînement, le commandant arrive et nous réunit dans la salle de conférences.

— Messieurs, vous partez plutôt pour l’Amérique du Sud, plus précisément en Colombie. Vous remplacez une équipe américaine qui vient de terminer une mission de récupération qui a tourné au vinaigre. Les civils qu’ils devaient ramener ont été massacrés avant leur arrivée. Pour leur éviter des problèmes psychologiques, c’est vous qui ferez la prochaine mission. Vous serez sous le commandement du capitaine Adam.

Notre objectif est d’aller récupérer une femme médecin, un prêtre et deux religieuses, parce que la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) menace la paix dans la région. Nous avons pu visionner le débriefing de l’équipe que nous remplaçons. À la lueur de leurs commentaires, il est clair pour nous que nous nous dirigeons vers le même genre de désastre. Il nous reste à espérer qu’une petite fenêtre nous permettra d’effectuer notre mission.

*

L’explication que nous recevons est que la vie des civils est en danger. Au-delà de cette préoccupation, sans avoir besoin de le demander, nous savons que certains travailleurs humanitaires sont souvent des sources précieuses de renseignements. Ils ont le pouls de la population et détiennent parfois des informations dont ils ignorent la pertinence. Si un pays veut continuer à obtenir ces informations, il doit s’assurer de les rapatrier vivants.

Après quelques jours de préparatifs spécifiques à une mission dans la jungle, nous décollons du Canada en direction d’une base américaine à Panama. Nos deux tireurs d’élite habituels étant en mission à l’extérieur, ils sont remplacés par deux ex-fantassins de l’armée régulière, tireurs d’élite eux aussi, et qui viennent de se joindre aux nouveaux commandos du JTF2 qui grossit sans cesse. Même si ce sont d’excellents soldats, ils n’ont pas notre expérience.

Dès l’atterrissage, nous préparons notre matériel et rejoignons un hélicoptère de type Blackhawk qui nous dépose sur le bord d’une petite baie proche du village vers lequel nous avons été envoyés. Ce lieu constitue le point de départ de notre mission. Nous suivons la rivière qui se jette dans la baie pour remonter à travers la jungle jusqu’à notre destination. En vitesse, nous rassemblons les membres des nombreuses Organisations non gouvernementales (ONG) que nous devons évacuer pour leur expliquer l’urgence de la situation. Ce n’est pas facile; ils ne veulent pas abandonner les habitants du village, surtout les nombreux malades et blessés du dispensaire. Tant et si bien que le prêtre et les deux religieuses refusent de partir. La femme médecin accepte à condition que nous emmenions plusieurs villageois avec nous. Nous n’avons pas le temps de négocier, et le capitaine acquiesce à sa demande. Nous avons devant nous environ six à huit heures de marche pour rejoindre la zone de récupération (LZ). Il n’y a pas de clairière plus près pour permettre à l’hélicoptère d’atterrir. Étant donné que nous n’utilisons jamais deux fois de suite la même zone d’atterrissage pour des raisons de sécurité évidentes, il est hors de question de retourner à la petite baie d’où nous avons débarqué.

Nous partons donc sans avoir réussi à convaincre les religieux. Péniblement, nous avançons dans la jungle, attentifs aux moindres bruits. Lorsque nous atteignons la LZ, nous appelons l’hélicoptère qui est retourné faire le plein à la base du Panama et qui revient, pleins gaz, pour nous récupérer.

Voyant qu’il n’y a qu’un hélicoptère, la femme médecin comprend vite qu’il n’y a pas de place pour tout le monde. Pendant que le capitaine indique aux villageois la route à suivre pour rejoindre le Venezuela, nous les tenons en joue pour ne pas qu’ils se ruent vers l’hélicoptère. C’est déchirant. Alors que nous embarquons de force la femme qui hurle, les villageois en pleurs réalisent qu’ils sont carrément abandonnés.

Aussitôt décollé, l’hélicoptère reprend la direction de Panama. Pour nous, la mission est remplie. Malgré tout, l’atmosphère est lourde à bord, et plusieurs d’entre nous avons un goût amer dans la bouche. Cependant, quelques minutes plus tard, le pilote s’adresse au capitaine :

— Vous devriez regarder en bas, capitaine, nous avons aperçu ça à l’aller…

Le capitaine jette un coup d’œil à la fenêtre. Le village que nous avons quitté huit heures auparavant est en flamme. Des dizaines de corps jonchent le sol et nous pouvons même apercevoir celui du prêtre. La docteure pousse un cri d’effroi et se met à pleurer. Le capitaine Adam ne dit mot, mais nous pouvons voir à son air buté qu’il réfléchit profondément. C’est le deuxième massacre auquel il est confronté en quelques mois, et l’émotion est en train de prendre chez lui le pas sur le rationnel. Il nous regarde à tour de rôle sans dire un mot, puis il ordonne au pilote de faire demi-tour et de nous redéposer à l’endroit où il nous a pris. Quelques gars regardent le capitaine sans broncher, et même en l’approuvant en silence, mais, pour les deux nouveaux qui nous accompagnent, c’est de la folie pure. Pour eux, notre mission est terminée et nous devons retourner à la base.

Les villageois sont bien contents de nous voir revenir. Ils sautent dans les bras de la docteure. Nous leur demandons de mettre fin rapidement aux effusions : on n’a pas de temps à perdre si l’on veut rejoindre le Venezuela sans tomber dans les pattes de ceux qui viennent de massacrer le village. Nous convenons que nos deux tireurs d’élite vont rester à environ 200 ou 300 mètres et agir comme éclaireurs, un à l’avant, l’autre à l’arrière. Le reste de la troupe encadre les villageois.

J’allume l’ordinateur pour recevoir les images satellite de notre position. Je montre au capitaine ce que je peux voir : une troupe assez nombreuse n’est pas loin derrière nous. Ils ont forcément dû entendre l’hélicoptère. Nous essayons d’augmenter la cadence, mais, avec des enfants et des vieillards, ce n’est pas si facile. Deux heures plus tard, nous sommes rattrapés.

Nous ne sommes pas prêts à engager le combat. Notre position est vulnérable. Le capitaine opte pour la seule solution possible : s’enfoncer profondément dans la jungle pour nous y cacher. Cette décision s’avère la bonne : la troupe nous dépasse sans nous voir et continue plein nord. Il fait maintenant nuit. Nous décidons de rester sur place pour dormir.

Au matin, après une nuit éprouvante à cause de l’humidité, des vers et des insectes qui veulent à tout prix s’installer dans les vêtements, dans les cheveux et même dans le nez, nous prenons le parti de modifier notre route pour emprunter une ligne est-nord-est qui nous éloignera des ennemis à nos trousses. Par malheur, et pour ajouter au stress, je perds le lien satellite et reste dans le noir pendant près de six heures. Je n’ai plus ni image ni signal radio.

Quelques heures plus tard, alors que nous traversons une petite clairière, des coups de feu retentissent. Ça y est, ils nous ont retrouvés. Nous organisons sur-le-champ une défense provisoire pour permettre aux civils de regagner le couvert de la jungle. Pendant que quatre membres de notre commando les accompagnent, quatre d’entre nous demeurent à l’arrière. Nous tirons à feu nourri, puis nous espaçons nos tirs, conservant juste ce qu’il faut pour les tenir au sol. Enfin, nous quittons le site, n’y laissant que le tireur d’élite bien camouflé qui continue à lui seul à clouer au sol la force ennemie. Il nous rejoint plus tard. Notre manœuvre nous a quand même donné trois heures d’avance. Le capitaine décide que c’en est fini des clairières. Désormais, nous resterons constamment à couvert dans la jungle.

Les civils sont exténués, autant par l’effort que par le stress intense. Nous avons de la difficulté avec les enfants qui vivent une expérience traumatisante. Leurs pleurs sont facilement repérables dans la jungle. Nous demandons à leurs parents ou à ceux qui s’en occupent de les faire taire, mais comment faire taire un enfant qui ne comprend pas ce qui se passe? Comment ferais-je taire mes enfants s’ils étaient ici avec moi? J’y pense et je m’empresse d’oublier. Le capitaine Adam ordonne une courte pause et en profite pour me rejoindre afin que nous examinions les plus récentes photos satellite, puisque j’ai enfin retrouvé le signal. Le capitaine se pose deux questions. Pourquoi la troupe qui nous suit est-elle si déterminée à nous retrouver? Comment a-t-elle fait pour nous localiser alors que nous allions dans des directions différentes? Les images prises à intervalles réguliers montrent que le contingent qui filait plein nord a soudain bifurqué pour revenir droit sur nous à la clairière. Il est évident que nous avons un problème.

Le capitaine réunit tout le monde et soudain nous ordonne de mettre les civils en joue. Il demande alors s’il y a quelqu’un d’important parmi les villageois. La docteure s’avance, répond que non et nous demande si nous avons perdu la tête. Le capitaine l’écarte sans ménagement et pointe lui-même son revolver sur un des villageois.

— Puisque nous n’avons pas de réponse à notre question, j’abattrai certains d’entre vous jusqu’à ce que vous me répondiez.

En disant cela, il abaisse le chien de son fusil. La femme médecin s’accroche à son bras en le suppliant, mais il demeure impassible. Enfin, un des civils sort des rangs. Il avoue qu’il est le fils d’un dirigeant colombien et que c’est sans doute pour le tuer que ceux qui nous suivent s’acharnent ainsi. Le capitaine abaisse son arme. Il a la réponse à sa première question, mais cette réponse soulève un doute : sommes-nous ici pour les aides humanitaires ou pour le fils du dirigeant colombien? Toutefois la seconde question est plus urgente, et le capitaine nous ordonne de fouiller chaque personne. Dès que nous commençons, un villageois sort du groupe et se faufile en courant dans la jungle. Sans hésiter, un des tireurs d’élite lui tire dans le dos et nous le voyons s’affaler, mort. En le fouillant, nous découvrons un minuscule transmetteur qui envoie un signal périodiquement. La colonne ennemie peut ainsi nous localiser sans problème.

Il faut maintenant réagir. Le capitaine met fin à la pause et nous reprenons la marche forcée en ligne droite, en suivant la voie le plus courte possible vers la frontière vénézuélienne. Tout va bien et l’épreuve semble tirer à sa fin, puisque nous pouvons voir le poste-frontière. C’est alors que la troupe ennemie nous tombe dessus. Une nouvelle fusillade s’engage. Des balles sifflent tout autour de nous. Plusieurs villageois tombent, fauchés par le tir nourri. Nous ripostons du mieux que nous pouvons tout en continuant à avancer vers la frontière. Nous sommes comme au champ de tir, mais les cibles, c’est nous, et il n’y a pas de recours. Un de nos gars s’écroule, touché aux jambes. Nous le ramassons en continuant à mitrailler l’ennemi. Un deuxième tombe. C’est un de nos remplaçants. La situation devient précaire. C’est alors que, depuis la frontière, les militaires vénézuéliens ouvrent le feu vers nos adversaires, nous donnant ainsi le coup de pouce nécessaire pour que nous franchissions les derniers mètres. Les Américains qui chapeautent la mission ont entre-temps envoyé un support aérien, qui rive le dernier clou aux enragés qui nous poursuivent.

Le bilan est lourd. Plusieurs civils ont été tués, quelques-uns sont estropiés, et nous avons deux blessés graves parmi les membres du commando. Le tireur d’élite blessé, pour qui c’était la première mission, ne se remettra pas de cette expérience et ne retournera jamais sur le terrain. Il quittera les Forces armées avec un grave syndrome de stress posttraumatique. Le capitaine Adam sera sévèrement blâmé pour son initiative. Cet excellent officier verra sa progression dans la hiérarchie militaire s’arrêter brusquement. Le seul point positif pour moi, c’est que mon genou a passé le test et que je sais qu’il tiendra le coup.

Si toute cette histoire peut en rappeler une autre, il faut savoir que le second tireur d’élite qui était avec nous a écrit le récit de la mission. Un jour qu’il se trouvait dans un cimetière d’avions dans le Nevada, où il s’entraînait pour faire face à des cas de prise d’otages en vol, il a rencontré une équipe de tournage. Celle-ci travaillait sur un film, mettant en vedette Steven Seagall et Kurt Russell, Décision au sommet, racontant précisément le détournement d’un appareil. Il en a profité pour proposer son scénario, et c’est ainsi que les droits en ont été achetés par un studio. Un film a été tourné. L’histoire a été légèrement modifiée en ce sens que les Canadiens sont devenus des Américains… et que l’action a été transposée en Afrique. Bruce Willis y joue le rôle du capitaine Adam et Monica Belluci celui de la femme médecin. Le film s’intitule : Les Larmes du soleil.

*

En tout, cette mission colombienne n’a duré que 48 heures, mais nous sommes épuisés comme si nous venions de passer deux semaines en manœuvre. Nous devons toutefois nous ressaisir assez vite, car, une semaine après notre retour au Canada, nous partons pour le Timor oriental. Le gouvernement indonésien a demandé l’intervention des Américains pour y remettre de l’ordre. Ils préparent un débarquement. Notre travail consistera à sécuriser un secteur de la côte, pour que les marines américains aient le moins de surprises possible. La zone qui nous est assignée est pratiquement déserte. Nous n’avons qu’un petit village de pêcheurs à surveiller, et les pauvres villageois sont surtout terrorisés par notre présence. Nous avons des problèmes énormes avec notre matériel GPS et nous devons faire tout le travail de repérage à la main, comme dans le bon vieux temps. Lorsque nous repartons, deux semaines plus tard, nous avons l’impression de ne pas avoir accompli grand-chose. L’opération elle-même ne passera pas à l’histoire, les marines ne devant rencontrer aucune résistance. Ce seront d’ailleurs les journalistes du réseau CNN qui accueilleront les militaires américains sur ces plages de débarquement.

On nous a dit que nous rentrions au Canada, et le retour se fait en plusieurs étapes. À chaque escale, nous sommes toujours accueillis par un hindou coiffé de son turban, ce qui fait que j’ai du mal à savoir où nous sommes. Mes compagnons, qui savent que je ne suis pas un as en géographie, m’affirment le plus sérieusement du monde que nous sommes en Inde, puis au Pakistan. Lorsque finalement on nous dit que nous sommes à Vancouver, je vois encore une fois un hindou qui clame avec un accent terrible :

— Welcoum in mi counetray!

Je ne suis vraiment pas certain si nous sommes à Vancouver ou quelque part en Inde. Tous les gars me regardent, puis ils éclatent de rire en pointant du doigt une grande banderole de Douanes Canada qui me rassure. Je suis bien de retour au pays, après être passé par Guam, puis Hawaï.