CHAPITRE 24

Sauvetage à Mostar

De retour en Bosnie, comme pour oublier ces vacances trop belles, je plonge dans le travail sans retenue. Tout va très vite. La semaine est occupée une fois de plus par une mission d’escorte de VIP. Les élections approchent, la tension est partout omniprésente. Malgré les efforts pour enrayer tout complot visant à truquer les élections, les tentatives d’intimidation continuent. Elles ne sont même plus subtiles. Les patrouilles militaires en ont plein les bras.

Il reste peu de temps avant le retour au pays. Profitant d’un rare moment de détente, Darren, Randy et moi décidons d’aller à Mostar. C’est une ville charmante du sud de la Bosnie, à moins de 60 kilomètres de la mer Adriatique. Des policiers canadiens de l’IPTF viennent d’y être affectés et nous voulons leur faire une petite visite de courtoisie. Nous profitons d’une escorte de blindés légers britanniques qui fait route de Split à Dubrovnik. Un véhicule fera un petit détour pour nous déposer à Mostar. Au téléphone, les policiers nous ont avertis que la situation dans la ville est très tendue. Comme dans beaucoup de villes bosniaques en ces temps de guerre, le commerce et la politique sont sous le contrôle des moudjahidines, des musulmans qui comptent plusieurs extrémistes dans leurs rangs. Le maire de la ville, lui, entretient de bonnes relations avec les communes voisines, y compris en territoire croate, ce qui ne plaît pas aux moudjahidines.

Nous mettons ces considérations de côté, car seule notre visite à nos collègues policiers nous intéresse. À bord du blindé, nous arrivons finalement en fin de journée au poste de police. À peine sommes-nous débarqués que retentit un signal d’alarme. Le policier bosniaque affecté à la centrale téléphonique se dépêche de communiquer avec le maire, car l’alarme vient de chez lui. L’élu crie dans le combiné que l’on est en train de tirer sur sa maison. J’écoute la conversation et ça semble assez sérieux. Darren nous regarde, Randy et moi, avec son petit sourire des grands moments. Nous savons dès cet instant que nous allons nous mêler de ce qui ne nous regarde pas. Notre visite de courtoisie se transforme en mission de sauvetage. Nous retournons dans le blindé enfiler nos vestes pare-balles et le reste de notre équipement. Nous consultons un plan de la ville, effectuons quelques tests radio et réussissons à convaincre le chauffeur du blindé de nous conduire à la maison du maire.

Sur place, la situation n’est pas brillante. Les tirs sont nourris et les policiers locaux, morts de peur, refusent de bouger de l’abri que constituent leurs voitures. Darren sort du blindé et va se positionner comme tireur d’élite. Le véhicule redémarre et s’arrête à quelques mètres de l’entrée principale de la maison. Randy et moi débarquons en courant et enfonçons la porte pour pénétrer dans la maison. Pendant ce temps, Darren a déjà localisé deux tireurs. De notre côté, nous faisons le tour des pièces et trouvons le maire et sa femme cachés dans la bibliothèque. Rapidement, le magistrat nous expose la situation. Il pense qu’il y a quatre tireurs embusqués autour de chez lui. Nous transmettons l’information à Darren. Quand je demande au maire pourquoi ces tireurs sont là, il dit qu’il l’ignore. Sa ville a été l’une des moins affectées par la guerre et il est homme de paix, un politicien tranquille qui ne veut de mal à personne. Il pense néanmoins que certaines exigences formulées récemment par les musulmans pourraient expliquer cette tentative d’intimidation. Ils veulent le pouvoir dans les villages du sud de Mostar, et lui refuse.

En attendant de tirer ça au clair, il faut sortir d’ici.

Les assaillants ne pensaient sûrement pas qu’ils auraient affaire à nous quand ils ont planifié leur coup. Ils comptaient sur l’inaction de la police locale qui joue admirablement le rôle de non-intervenant. Même avec des renforts, ils refusent obstinément de bouger et demeurent tapis derrière leurs voitures. Randy reste avec le maire et son épouse pendant que je cherche la meilleure façon de sortir de là. Ce ne sera pas simple. À cause d’un petit mur de pierre qui ceinture la maison, nous avons 15 mètres à parcourir avant de trouver refuge dans le blindé. Je veux être certain du nombre de tireurs. Je demande au chauffeur de faire tourner son véhicule autour de la maison en gardant la porte de côté ouverte. Dès qu’il commence son manège, Darren confirme qu’il y a du mouvement chez les tireurs, et il parvient à tous les repérer. Randy attrape le maire et sort par la porte de devant pour se réfugier derrière le muret. Au passage du blindé, il pousse le maire à l’intérieur. Un seul tireur a le temps de réagir, et Randy reçoit quelques projectiles sur sa veste pare-balles.

Au deuxième passage, je sais que les tireurs ne seront pas dupes. Je cours, mais l’épouse du maire me ralentit. Les balles pleuvent sur ma veste. Ça fait un mal de chien. Je couvre le mieux possible la pauvre femme terrorisée. Darren entre en action et tire sans arrêt afin de faire coucher les assaillants. La manœuvre réussit et je peux finalement réintégrer le blindé avec ma protégée. Nous ramassons Darren et retournons au poste de police.

*

Nos policiers canadiens, qui n’étaient pas en poste au moment de l’événement, ont été prévenus et attendent anxieusement notre retour. Dès notre arrivée, nous sommes dirigés vers la salle de conférences. Pendant qu’un sergent de la police discute avec le maire et sa femme, nous racontons notre exploit à nos collègues canadiens en retirant notre équipement. La femme se met alors à pleurer bruyamment. Tout le monde se tait et la regarde. Son émoi est causé par la vue des impacts de balles sur nos vestes. Nous les regardons à notre tour et instantanément le mal de dos que j’avais presque oublié revient avec intensité.

Le maire nous remercie. Il nous assure qu’une lettre sera envoyée au Canada pour souligner notre bravoure. Son épouse nous serre dans ses bras à tour de rôle. Je les regarde, ému.

— Monsieur le maire, vous savez, l’important, ce n’est pas la lettre, mais le fait que vous soyez en vie tous les deux. Ce n’est pas la première fois que nous avons à sauver des gens depuis que nous sommes ici. Vous voir là, en sécurité, est notre plus belle récompense.

Nous couchons à Mostar ce soir-là. Nos amis policiers canadiens sont ravis. Plus tard, nous apprendrons que le maire a bien envoyé une lettre au gouvernement canadien dont une copie s’est retrouvée à l’unité. Son épouse a même écrit un livre sur cette aventure. Mais, plutôt que de recevoir des félicitations, nous sommes blâmés pour avoir pris des risques « inutiles ». En d’autres mots, on nous reproche de nous être interposés pour sauver des civils, et d’avoir ainsi donné à penser que nous prenions partie pour un camp plutôt qu’un autre.