CHAPITRE 26

La perte de l’aura

Le retour de Bosnie marque l’étape la plus importante de ma carrière avec le JTF2. J’ai droit à quelques semaines de vacances, mais j’ai du mal à me détendre. Julie ne me reconnaît plus. Qu’est-ce qui est réel, qu’est-ce qui ne l’est pas? Il ne peut pas y avoir deux réalités, et pourtant l’une ne s’accorde pas avec l’autre. J’essaie par tous les moyens de me changer les idées, mais rien n’y fait. Des cauchemars récurrents font leur apparition. Je revois les yeux terrorisés du petit garçon en Afghanistan, les patients cloués au mur de l’hôpital, les bébés poignardés, l’expression des hommes que j’ai tués, à cet instant où ils comprennent qu’ils sont en train de mourir.

Le retour au travail est presque un soulagement. J’ai moins de temps pour penser. Le premier matin, dans la « salle des prières », tous sont contents de nous revoir, sauf deux personnes : le nouvel adjudant-chef Pat Holmgren et le lieutenant-colonel McMahan. Nos nouveaux dirigeants, carriéristes, anti-francophones et gratte-papiers n’ayant jamais fait de terrain, sont là pour faire un audit et, ultérieurement, le ménage. Ils sont envoyés par l’état-major canadien qui veut « remettre de l’ordre » dans l’unité, comme si nous n’avions pas fait le travail attendu. Comme si nous n’avions pas assez donné pour le pays.

Plusieurs reproches nous sont adressés. Tout d’abord, alors que l’armée canadienne est victime de compressions budgétaires, notre budget, lui, n’a jamais été coupé. Pire, il a augmenté, comme si c’était notre faute si le monde devenait de plus en plus fou. Mais, ce qui agace au plus haut point ces ronds-de-cuir, c’est notre attitude générale. Rien n’embête plus les incompétents, pointilleux sur le règlement, que ceux qui font passer l’efficacité en premier lieu. Pour nous qui portons un uniforme adapté à nos besoins, les cheveux plus longs et même la barbe, la discipline de base est le cadet de nos soucis. Sur le terrain, seules comptent les qualifications. Il nous est même arrivé, crime de lèse-majesté, d’échanger nos grades durant certaines missions. Nous nous assurons ainsi que la personne qui dirige est celle dont les capacités sont requises pour mener la mission à bien. Nous sommes tellement à part que personne dans le haut commandement n’est capable de retracer tous les effectifs qui composent notre unité. Bref, notre dossier est épais.

Pourtant, en voyant les choses depuis outre-mer, j’étais content de savoir que Holmgren avait été nommé. Il venait du même corps de métier que moi, et je croyais que cela serait bénéfique. Quel désenchantement! C’est un hypocrite de la pire espèce. Il ne travaille pas pour nous. Seule sa carrière lui importe, avec l’image que le commandant peut avoir de lui. Il jouit quasiment chaque fois qu’il peut prendre quelqu’un en défaut. Pour lui, les anciens, dont il ne fait pas partie, nuisent à l’unité. Il prétend que celle-ci a besoin de sang neuf. Notre capitaine est furieux. Il réplique à Holmgren que les anciens sont l’unité. Rien n’y fait, Holmgren est décidé à nous casser et à nous retirer du circuit.

Il est vrai aussi que nous nous le mettons à dos dès le début. Conscients assez vite de sa personnalité détestable, nous décidons de lui montrer notre mépris lors de sa parade d’investiture. Nous allons à Ottawa nous acheter des jupes, que nous portons lorsqu’il défile. Il perd la tête et nous engueule devant tout le monde. Au cocktail qui suit l’événement, il se reprend. Il nous fait un sermon sur notre apparence discutable, nos cheveux longs et notre uniforme qui ne porte pas les insignes à la bonne place. Bien entendu, il a aussi remarqué les flatulences que certains laissent aller sur son passage. Il termine en disant :

— Je vais vous briser et vous pouvez être certains que jamais vous ne gagnerez avec moi.

Comme si ce n’était pas assez, nous le couvrons de ridicule lors d’une démonstration que nous donnons, quelques jours plus tard, pour la police de Vancouver. Je pars le bal en l’interrompant lorsqu’il veut donner des explications à des dignitaires sur notre radio, la PRC-117.

— Où avez-vous appris les détails sur cette radio?

— Dans les autres unités où j’ai servi, voyons.

— Monsieur, il n’existe que 40 appareils de ce type dans toutes les Forces canadiennes, et seule notre unité les possède.

Il me fait une face de bœuf, tourne les talons et rejoint un de nos tireurs d’élite. Il se mêle encore une fois de donner des explications sur ce qu’il ne connaît pas et se fait traiter vertement de menteur et d’incompétent. Cela jette sur tout le monde un malaise qui met fin à la présentation.

Le lendemain, c’est le point culminant de notre démonstration : des manœuvres d’attaque avec hélicoptère. Ce n’est pas la première fois que nous venons ici; je sais donc ce que j’ai à faire. Je remets mon plan de communication à l’adjudant-chef, mais j’en donne aussi une copie au commandant. L’adjudant-chef me prend à part et me dit qu’il veut une station répétitrice sur le sommet de la montagne.

— Monsieur, nous l’avons déjà essayé et ça ne fonctionne pas. Il faut que la station soit dans l’hélicoptère.

— C’est moi, l’expert en communication, ici, et tu vas faire ce que je dis.

Évidemment, les échanges radio sont pourris durant tout l’exercice et, au briefing, je reçois des reproches du commandant. Je lui réplique :

— Monsieur, vous avez entre les mains une copie de mon plan d’opération, et il est parfait. Malheureusement quelqu’un a décidé de le modifier contre mon avis.

— Ah oui! Et qui donc?

— L’adjudant-chef Holmgren, monsieur.

Si l’adjudant-chef avait pu me tuer à cet instant, je crois qu’il l’aurait fait. Il vient de passer pour un incompétent et il ne le prend pas du tout.

Voulant imposer sa discipline, il multiplie les initiatives, mais rien ne fonctionne. Chaque lundi, il veut faire un rassemblement dans le gymnase avant « les prières ». Tout le monde doit arriver au pas de course et en uniforme pour une inspection. Dès la première fois, Darren se rebelle :

— Aye! On n’a jamais eu d’inspection ici.

Holmgren se plante devant Darren. On dirait un nain, avec presque deux pieds de différence. Comme un roquet qui aboie après un danois, il l’engueule durant cinq bonnes minutes, mais jamais Darren ne se départit de son sourire. Bonne chose : nous n’aurons plus d’inspections.

À chaque exercice, comme par hasard, il ne reste jamais de vestes pare-balles pour l’adjudant-chef, et nous le poivrons sans retenue. Il retourne piteux à son bureau pour s’asseoir sur sa chaise que nous avons préalablement démontée et réassemblée en omettant les vis. Peut-être pour gagner notre respect, il décide de nous prouver qu’il est aussi bon que nous. Un matin, il fait irruption dans la salle de tir. En s’adressant au capitaine Allen, il prétend que n’importe qui peut exceller au tir avec nos armes. Celui-ci le met au défi.

— Mesurez-vous à n’importe qui ici.

Comme il a peu d’estime pour moi et qu’il me croit surtout le moins bon tireur du groupe à cause de ma spécialisation en communication, c’est moi qu’il choisit. Nous sommes à 25 mètres de la cible, avec chacun un pistolet Sig Sauer 226. Il parie avec moi qu’il peut réussir un tir plus groupé que le mien. J’accepte et le regarde tirer. Il n’est pas mauvais, mais il est loin d’avoir notre entraînement. Il lui faut près de 5 minutes pour tirer 10 balles. Après quoi il se retourne vers moi, l’air triomphant.

— Essayez de battre ça!

Je tire mes 10 balles en 15 secondes et il se met à rire. Quand les cibles glissent sur le câble qui nous les ramène, il devient anxieux. Ses balles sont réparties un peu partout sur la cible. Les miennes sont regroupées dans un cercle de moins de cinq pouces. Il part en coup de vent.

Mais, bien sûr, on ne peut impunément se foutre de quelqu’un comme lui. Nous subissons la contre-attaque. L’incident de Mostar est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Pour lui, c’est l’occasion qu’il attendait. Dès qu’il reçoit la lettre du maire de Mostar vantant notre courage, l’adjudant-chef Holmgren se dépêche de la faire disparaître et nous recevons plutôt, Darren, Randy et moi, un blâme en bonne et due forme pour cette initiative. Des incidents impliquant des membres de l’autre commando s’additionnent aux nôtres, et l’armée canadienne a peur de perdre le contrôle sur nous. Holmgren s’assure de l’appui du nouveau commandant et commence à jouer ses cartes.

Un matin, je me rends comme d’habitude à mon bureau. Une mauvaise surprise m’y attend. Il est sens dessus dessous, et deux télétypistes y sont installés. Lorsque je leur demande ce qu’ils font là, ils me répondent que, à la suite d’une décision de l’adjudant-chef Holmgren, je n’ai plus le droit de faire d’informatique. Les deux cocos qui me remplacent, l’adjudant Young et un caporal alcoolique dont j’ai oublié le nom, sont arrogants, incompétents, mais surtout ce sont deux bons amis de Holmgren. J’ai énormément de difficulté à accepter cette situation et j’en fais part à mon officier de troupe. Celui-ci est un gradé chargé de transmettre les ordres aux soldats et de veiller au moral des troupes. Il joue un peu le rôle d’un entraîneur-adjoint dans une équipe de hockey. Sa recommandation est de ne rien faire et de laisser le temps travailler.

Comme de fait, les problèmes informatiques ne tardent pas à s’accumuler. Les deux nouveaux ne connaissent pas le système qui, à présent, « plante » à tout bout de champ. Plusieurs personnes de l’intendance font affaire directement avec moi. Je refuse systématiquement toute demande d’aide provenant de mes deux zigotos. Ils ont été nommés, qu’ils fassent leur boulot.

Comme de raison, je suis bientôt convoqué au bureau de l’adjudant-chef. Mielleux, il me demande de m’asseoir. Je présume qu’il veut me mettre sur le nez ma mauvaise volonté à supporter les deux nouveaux dans leur travail. Je suis prêt à lui répondre. Mais son entrée en matière me désarçonne :

— Comme ça, tu as demandé à quitter JTF2?

— Monsieur, j’ignore de quoi vous parlez.

Effectivement, je suis surpris et je cherche à toute vitesse d’où il peut bien tenir cette information. Toujours souriant, il me dit qu’il s’est entretenu avec l’adjudant-maître de Sarajevo, avec qui j’avais parlé de mon intérêt pour l’Europe. Ah bon! Voilà d’où ça vient. J’entame avec lui une longue discussion. Je n’ai jamais demandé à quitter JTF2, mais j’aimerais effectivement terminer ma carrière en Europe. Il voulait entendre cette confirmation de ma bouche. Il peut alors m’asséner le coup de grâce.

— Tu peux compter sur moi, Morisset, tu vas être muté, mais certainement pas en Europe, et je vais y voir personnellement.

Avant que je puisse ouvrir la bouche, il change de ton et commence à m’engueuler à propos de l’informatique. Si tout fonctionne mal, c’est de ma faute. L’adjudant Young lui a même rapporté qu’au lieu de faire mon travail je bricolais le soir sur les ordinateurs personnels des gars. C’est un mensonge éhonté. Je suis tellement en colère que je quitte le bureau de Holmgren sans dire un mot. Je me dirige directement vers mon ancien bureau. En me voyant entrer, l’adjudant Young se lève précipitamment et semble se liquéfier. Je le regarde dans les yeux et le pointe du doigt :

— Gymnase dans cinq minutes!

Je tourne les talons. Il contacte Holmgren, qui lui dit de ne pas y aller. L’adjudant-chef ignore le code d’honneur de notre unité. Ici, on ne se bat pas en dehors du ring, mais personne n’a jamais refusé d’y aller. Ce serait faire preuve de lâcheté. Quand il y a une querelle à régler et que quelqu’un est convoqué sur le ring, il doit s’y présenter. C’est le prélude à toute résolution de conflit.

Quelques minutes plus tard, je suis seul sur le ring et je sautille. Des gars s’attroupent et me demandent qui j’attends. Je le leur dis. Quatre d’entre eux partent le chercher. Young résiste, mais les gars ne lui laissent pas le choix et le traînent de force. Au gymnase, on lui donne deux minutes pour se changer et se préparer. Le gars est pourtant plus grand et plus gros que moi, mais il tremble comme une feuille au vent. Il veut parler. Je lui lance vivement :

— Sur le ring, on ne parle plus, on se bat!

Même si c’est mon premier duel, ce n’est pas la première fois que je suis impliqué dans une bagarre. Comme pour tous mes combats précédents, je laisse mon adversaire frapper d’abord. Ça lui donne de l’assurance. Darren me demande ce que j’attends. Je lui fais un sourire et me retourne vers mon adversaire. Le vrai combat commence. Les coups de poings pleuvent. Young a mal et recule. Dès qu’il se protège l’estomac, je lui martèle la tête et vice-versa. Sur ce, l’adjudant-chef arrive en trombe et arrête le combat. Voyant son protégé au sol, le visage ensanglanté, il explose.

— Ces combats sont désormais interdits. Nous ne sommes pas des sauvages! Je ne veux plus vous voir vous battre.

L’officier de troupe intervient.

— C’est mieux de se battre ici que partout dans la bâtisse. Cette règle est là pour rester.

L’adjudant-chef lui assure que les règles vont changer. En attendant, il me suggère de quitter l’unité, car je suis devenu dangereux. Il peut bien rêver, je ne partirai pas.

L’après-midi même, nous sommes tous convoqués à une réunion. L’unité au complet est présente. Le lieutenant-colonel McMahan, notre COchief officer – et l’adjudant-chef Holmgren énoncent les nouvelles règles. Les officiers et les anciens sont en désaccord avec le CO. Seuls les nouveaux sont enclins à se plier aux directives. Durant l’allocution de l’adjudant-chef, tous les anciens se lèvent et quittent la salle. Le lien qui unissait tous les membres de l’unité est désormais rompu. Une fracture s’est produite entre les nouveaux et nous. C’est l’aboutissement de la guerre larvée avec Holmgren, et nous commençons à être conscients que nous sommes en train de perdre.

Le soir même, Holmgren quitte son travail et se rend à sa voiture. À la Ferme, nous avons tous l’habitude de laisser nos clés sur le pare-soleil. L’adjudant-chef n’a pas remarqué que les siennes sont déjà sur le contact. Il baisse le pare-soleil et, en lieu et place de son trousseau, c’est un petit papier qui tombe. Il le prend et y voit écrit : BOUM! Il remarque alors que ses clés sont sur le contact, mais il ne les tourne pas. Au lieu de cela, il quitte rapidement son véhicule et se rend directement au bureau du lieutenant-colonel.