L’idée d’un progrès infini de l’humanité a fait long feu et nous avons rompu depuis longtemps avec l’optimisme des penseurs des Lumières, qui concevaient l’avancée de la civilisation selon la ligne droite et continue d’une perfection toujours croissante.
Il est évident aujourd’hui que non seulement l’espèce humaine n’est pas en cours d’amélioration, mais que même les avancées de la science et de la technologie, que l’on pourrait croire protégées des régressions, conduisent parfois à des désastres, crainte dont notre modernité a largement montré le bien-fondé.
Parmi ces désastres, l’élévation du niveau des mers à la suite du réchauffement climatique est aujourd’hui, à juste titre, l’un des plus redoutés par la communauté internationale.
Sur ce point les scientifiques ne cessent de nous mettre en garde et rivalisent de prédictions apocalyptiques. Ainsi peut-on lire par exemple, dans une revue scientifique américaine, cette description qui fait froid dans le dos :
Le point maximum sera transporté à Yakoust, en pleine Sibérie. Depuis cette ville [...] la couche liquide, tout en diminuant, s’étendra jusqu’aux lignes neutres, noyant la plus grande partie de la Russie asiatique et de l’Inde, la Chine, le Japon, l’Alaska américaine au-delà du détroit de Behring. Peut-être les monts Oural surgiront-ils sous la forme d’îlots au-dessus de la portion orientale de l’Europe. Quant à Pétersbourg, Moscou, d’un côté, Calcutta, Bangkok, Saïgon, Pékin, Hong-Kong, Tokyo de l’autre, ces villes disparaîtront sous une couche d’eau d’épaisseur variable, mais très suffisante pour noyer des Russes, des Indous, des Siamois, des Cochinchinois, des Chinois et des Japonais, s’ils n’ont pas eu le temps d’émigrer avant la catastrophe1.
Ce risque de submersion est d’autant plus redoutable qu’elle menace d’être générale et de concerner peu à peu toute la planète. En effet, au-delà des zones les plus atteintes par l’élévation du niveau des mers, d’autres régions, situées au sud de l’Équateur, seront également victimes, selon ce même article, de ce processus inéluctable :
Dans le segment au sud-ouest du Kilimandjaro, les désastres seront moins considérables, parce que ce segment est en grande partie recouvert par l’Atlantique et le Pacifique [...]. Toutefois, de vastes territoires n’en disparaîtront pas moins sous ce déluge artificiel, entre autres l’angle de l’Afrique méridionale depuis la Guinée inférieure et le Kilimandjaro jusqu’au cap de Bonne-Espérance, et ce triangle de l’Amérique du Sud, formé par le Pérou, le Brésil central, le Chili et la République Argentine jusqu’à la Terre de feu et au cap Horn. Les Patagons, de si haute stature qu’ils soient, n’échapperont pas à l’immersion et n’auront pas même la ressource de se réfugier sur cette partie des Cordillères, dont les derniers sommets n’émergeront point en cette partie du globe2.
Il est vrai que l’article se fonde sur les prévisions les plus pessimistes et qu’il faudra sans doute plusieurs siècles avant que le réchauffement annoncé produise des effets aussi dévastateurs. Il demeure que c’est bien la destruction d’une grande partie de notre planète que la négligence de l’être humain, incapable de maîtriser les conséquences des innovations de la science, rend d’ores et déjà possible.
Or cette description apocalyptique de l’inondation des terres, survenue à la suite d’un changement climatique, ne figure pas dans une revue scientifique américaine, mais dans un roman peu connu de Jules Verne, publié en 1889, Sans dessus dessous3.
Le livre raconte comment les Américains décident de mettre aux enchères les terres arctiques. Plusieurs pays se portent acquéreurs, dont un consortium de pays européens, mais c’est finalement la société américaine des artilleurs du Gun Club qui emporte le marché, avec l’intention d’exploiter les gisements de houille.
Ces terres étant à l’époque hors d’atteinte, chacun se demande comment vont procéder les membres du Gun Club. Ceux-ci ont en fait l’intention, pour parvenir à leur fin, de déplacer l’axe terrestre, comme l’explique le plus sérieusement du monde le président Barbicane :
« Quoi !... Vous avez la prétention de redresser l’axe ? s’écria le major Donellan.
– Oui monsieur, répondit le président Barbicane, ou, plutôt, nous avons le moyen d’en créer un nouveau, sur lequel s’accomplira désormais la rotation diurne...
– Modifier la rotation diurne !... répéta le colonel Karkof, dont les yeux jetaient des éclairs.
– Absolument, et sans toucher à sa durée ! répondit le président Barbicane. Cette opération reportera le Pôle actuel à peu près sur le soixante-septième parallèle, et, dans ces conditions, la Terre se comportera comme la planète Jupiter, dont l’axe est presque perpendiculaire au plan de son orbite. Or, ce déplacement de vingt-trois degrés vingt-huit minutes suffira pour que notre immeuble polaire reçoive une quantité de chaleur suffisant à fondre les glaces accumulées depuis des milliers de siècles4 ! »
Le projet consiste donc, par ce redressement de l’axe terrestre, à augmenter la chaleur solaire en certains points de la surface du globe afin de faire fondre la glace qui la recouvre :
Les applaudissements éclatèrent à tout rompre lorsque le président Barbicane acheva son discours par cette conclusion sublime dans sa simplicité :
« Donc, c’est le Soleil lui-même qui se chargera de fondre les icebergs et les banquises, et de rendre facile l’accès du Pôle nord !
– Ainsi, demanda le major Donellan, puisque l’homme ne peut aller au Pôle, c’est le Pôle qui viendra à lui ?...
– Comme vous dites ! » répliqua le président Barbicane5.
Pour obtenir ce déplacement de l’axe terrestre, les artilleurs du Gun Club ont l’idée de construire un gigantesque canon, qui leur permettra de tirer un coup d’une extrême violence. Le recul produit par cette déflagration unique suscitera une modification de l’axe et, en faisant fondre la glace, permettra de parvenir jusqu’au pôle et d’en exploiter les richesses.
Ayant découvert ce projet et ses conséquences terrifiantes évoquées plus haut, les autorités américaines mettent en état d’arrestation Marston, le mathématicien qui a effectué les calculs sur lesquels repose le tir. Mais Barbicane et ses compagnons ont déjà pris la fuite et nul ne sait en quel endroit du globe ils ont entrepris de mettre en œuvre leur dessein.
C’est finalement en Afrique, au pied du Kilimandjaro, qu’ils ont construit leur canon et il est trop tard pour les empêcher d’effectuer la mise à feu. Celle-ci a bien lieu, mais Marston s’est heureusement trompé dans ses calculs. Le recul obtenu est beaucoup plus faible que prévu, l’axe terrestre ne se déplace pas et le cataclysme annoncé est évité de justesse.
Les anticipations de Sans dessus dessous ne constituent qu’une petite partie des prévisions de Jules Verne, et la plupart – plus connues que l’annonce du réchauffement climatique – n’ont heureusement pas la même tonalité sombre.
Dans de nombreux domaines scientifiques Jules Verne a pris un temps d’avance et a été en mesure de décrire avec précision l’évolution des sciences et des techniques. On n’en finirait pas en effet d’énumérer les inventions qui figurent dans ses livres et ont été mises en forme quelques décennies après leur présentation fictionnelle.
Rappelons pour faire vite que l’on trouve chez l’écrivain de science-fiction, parmi d’autres anticipations techniques, des ancêtres du sous-marin (Vingt mille lieues sous les mers6), de l’avion et de l’hélicoptère (Robur le conquérant7), du cinéma (Le Château des Carpathes8), de la radio (Une ville idéale9) et même du fax (Paris au XXe siècle10), sans compter l’électricité, couramment utilisée dans plusieurs romans avec des années d’avance.
Et si certaines inventions annoncées n’ont pas encore été réalisées, rien ne dit qu’elles ne se concrétiseront pas un jour. Il en va ainsi du moyen de locomotion que décrit l’écrivain dans Maître du monde11, qui a la capacité de se mouvoir aussi bien sur terre que dans l’air et sous les mers, comme de la capacité à devenir invisible, expérimentée dans Le Secret de Wilhem Storitz12. Et Voyage au centre de la terre13 décrit un périple virtuel au cœur de notre planète, dont on peut espérer qu’il ne restera pas éternellement à l’état d’utopie.
Plus surprenant encore et au-delà des anticipations techniques, Jules Verne décrit dans deux autres romans – De la terre à la lune14 et Autour de la lune15 – l’odyssée spatiale américaine avec un siècle d’avance. En effet, la même équipe d’artilleurs du Gun Club qui manque de provoquer un cataclysme en déplaçant l’axe terrestre est parvenue vingt ans plus tôt à réaliser le premier voyage vers la Lune, dans des conditions étonnamment proches de celles dans lesquelles sera effectué le voyage d’Apollo 11.
Le pays choisi par Jules Verne pour envoyer le projectile, au rebours de l’orgueil national, est les États-Unis, à une époque où ils ne dominent pas encore la planète et n’ont pas de raison de se lancer dans cette course à l’espace. Et le lieu précis du lancement est le même, à savoir la Floride, à proximité de Cap Canaveral d’où s’élanceront les fusées Apollo.
Le projectile a une forme conique identique à celle du module américain, est construit dans le même métal – l’aluminium – et emporte comme elle trois voyageurs vers la Lune. Le canon chargé de lancer le boulet s’appelle Columbiad, le module américain Columbia. Le trajet se fait en 97 heures et vingt minutes, alors que celui d’Apollo 11 prendra 102 heures.
À son retour, enfin, le boulet de Verne amerrit dans le Pacifique, à deux heures de navigation de la côte américaine, donc à proximité d’Hawaï où les ingénieurs récupèreront leurs astronautes, sains et saufs comme chez Jules Verne, la différence principale tenant au fait que les héros de la fiction ont le temps, avant d’être secourus, d’entamer une partie de cartes16.
Si l’on y prête attention, toutes les anticipations que contient l’œuvre de Jules Verne relèvent cependant de registres différents et n’impliquent pas d’être traitées de la même manière, analysées selon des critères semblables, ni expliquées par une théorie identique.
Le cas du réchauffement climatique s’apparente aux anticipations de Kafka et relève du registre de la prémonition plutôt que de l’annonce raisonnée. Notons d’abord que si Verne semble bien anticiper le réchauffement planétaire et ses conséquences dramatiques, il existe une différence majeure entre les deux phénomènes. L’élévation de la température n’est pas due chez lui à la dégradation de la couche d’ozone, mais au déplacement de l’axe terrestre. La similitude des conséquences ne peut en toute objectivité dissimuler la différence des causes.
Il est peu probable en tout cas que Verne ait sérieusement pensé qu’un groupe de scientifiques tenterait un jour de modifier l’axe de rotation de la terre pour s’emparer des richesses du pôle. Cela n’enlève rien au fait qu’il ait pu pressentir qu’un réchauffement risquait de se produire, ni même qu’il en ait inconsciemment capté des représentations, mais la notion de prophétie serait, comme pour Kafka, excessive.
Tout autre est le cas des anticipations technologiques et de leurs conséquences pratiques, qui ressortissent davantage à une forme de prédiction. Il ne fait aucun doute que Jules Verne considérait comme possibles les différentes innovations qu’il décrit et tenait pour assuré que l’homme se rendrait un jour sur la lune. S’il ne prend pas la parole pour affirmer ses convictions en la matière, la tonalité des livres et la rigueur avec laquelle les démonstrations sont conduites indiquent que ses propositions, tout en demeurant d’ordre romanesque, ont aussi, comme le montre la précision avec laquelle elles sont formulées, une dimension scientifique.
Bien qu’elles relèvent toutes deux de formes d’anticipation au sens où nous l’avons définie, prémonition et prédiction ne doivent donc pas être confondues. La prédiction est consciente, présentée comme telle, et implique une analyse précise des données passées et actuelles dont dispose l’écrivain, données dont il prolonge les lignes de force vers un avenir probable. Elle repose essentiellement sur le raisonnement.
La prémonition est pré- ou inconsciente, n’est pas énoncée comme l’annonce de faits à venir et ne se fonde pas sur une analyse tangible de données disponibles. Elle semble paradoxalement prendre son point de départ dans l’avenir, comme si celui-ci émettait des signes discrets que certains privilégiés seraient aptes à capter avant terme. Plus qu’à la raison, elle fait appel à des formes diverses de sensibilité.
Cette séparation est d’autant plus indispensable que le statut épistémologique de la prédiction et de la prémonition n’est pas du tout le même. Autant celle-ci peut être mise sur le compte du hasard, autant la prédiction, qui se fonde sur des analyses scientifiques – aussi fausses soient-elles –, est plus difficilement attaquable. Personne ne peut nier que Jules Verne ne s’est avancé dans son récit du voyage lunaire qu’après avoir multiplié les enquêtes et les calculs, ce qui n’était pas le cas de Kafka.
Or cette séparation est d’autant plus importante qu’elle affaiblit la thèse de ceux qui nient toute capacité anticipatrice à la littérature. Il est possible de douter que Kafka ait eu l’intuition des régimes totalitaires, il est plus difficile de contester que Jules Verne, au terme d’une opération de pensée tout à fait différente puisque rationnelle, soit tombé juste dans certains de ses calculs, sauf à refuser aux écrivains toute capacité de réfléchir à l’avenir.
Naturellement toutes les étapes intermédiaires sont possibles entre prédiction et prémonition, qui se mêlent souvent l’une à l’autre. Si le récit que fait Verne du voyage dans la lune relève d’un raisonnement scientifique et s’apparente en tant que tel à une prédiction, la précision du récit laisse ouverte la possibilité qu’il ait perçu des images de ce qui allait un jour se produire et s’en soit inspiré pour écrire son roman. Et il n’est pas exclu à l’inverse, dans le cas de Sans dessus dessous, qu’il ait disposé de données scientifiques lui permettant d’imaginer – même si le dispositif qu’il utilise est romanesque – une possible élévation du niveau de la mer.
La précision avec laquelle Jules Verne a formulé toute une série d’anticipations et la justesse d’un nombre non négligeable d’entre elles conduisent évidemment à observer avec la plus grande attention celles qui sont encore latentes dans ses livres, comme en attente d’être un jour confirmées, et que j’appellerai des anticipations dormantes.
Ceux qui nous gouvernent seraient en effet bien inspirés de lire et relire le célèbre auteur de science-fiction, non pour admirer abstraitement et après coup sa prescience, mais pour essayer de deviner, dans l’intérêt de tous ceux dont ils ont la charge et dont ils négligent trop souvent les intérêts, de quoi notre avenir sera fait.