Tous les marins vous le diront : il faudrait être fou pour s’embarquer sur la mer quand on se nomme Richard Parker. Aux États-Unis, les familles Parker se feraient pendre plutôt que de donner à leurs fils le prénom de Richard et celles qui transgressent cet interdit le font en toute connaissance de cause, parce qu’elles ont décidé de détourner leur enfant de la carrière maritime et savent que jamais celui-ci, doté d’un semblable prénom, ne prendra le risque de s’aventurer un jour sur les flots.
Il y a en effet à cet interdit une excellente raison, qui remonte à Edgar Allan Poe. Il convient pour l’expliquer de rappeler l’intrigue du roman que celui-ci publia en 1838 à l’âge de 27 ans, Les Aventures d’Arthur Gordon Pym1.
Le héros du roman, le jeune Pym, après une malheureuse odyssée en canot qui manque de se terminer mal, embarque comme passager clandestin sur le navire où son meilleur ami Auguste a pris place, le Grampus. Il est entendu entre eux que Pym restera caché dans la cale, jusqu’au moment où le navire aura atteint la haute mer.
Le temps passe et Pym, laissé sans nouvelles, s’impatiente et finit par s’inquiéter, jusqu’au jour où son chien, qu’Auguste avait embarqué sans le lui dire, vient le rejoindre. Il porte sur son dos une lettre écrite avec du sang, qui enjoint Pym de rester caché sans se manifester sous peine de perdre la vie.
Lorsqu’il vient enfin le rejoindre, Auguste n’est malheureusement pas porteur de bonnes nouvelles. Il explique à son ami qu’une mutinerie sanglante a éclaté sur le Grampus. Une partie de l’équipage a été massacrée par les rebelles, tandis qu’une autre a été contrainte de s’embarquer sur un canot.
Pym et Auguste décident alors de s’emparer du navire, avec l’aide d’un mutin, Dirk Peters, qui a pris Auguste sous sa protection et commence à regretter la tournure que prennent les opérations. Grâce à une ruse consistant à faire croire en l’apparition d’un fantôme, les trois hommes réussissent à se rendre maîtres des lieux. Un autre mutin a survécu à la bataille et se rallie aux vainqueurs. Il se nomme Richard Parker.
Ayant pris possession du Grampus, les quatre hommes ne sont pas pour autant tirés d’affaire. Le navire est en effet en piteux état et la nourriture vient rapidement à manquer.
Les quatre rescapés ont un bref moment d’espoir quand ils aperçoivent à l’horizon un navire hollandais qui semble se diriger vers eux. Malheureusement, l’embarcation, qui dérive sans but, n’est plus peuplée que de cadavres et ils prennent conscience qu’ils sont condamnés à périr à brève échéance.
Parker propose alors à ses trois compagnons de tirer à la courte paille pour désigner l’un d’entre eux, qui sera ensuite exécuté et mangé :
C’est avec une excessive répugnance que je m’étends sur la scène épouvantable qui suivit, scène qu’aucun événement postérieur n’a pu effacer de ma mémoire, qui y est restée gravée avec ses plus minutieux détails, et dont le cruel souvenir empoisonnera chaque instant de mon existence à venir. Qu’il me soit permis d’expédier cette partie de mon récit aussi promptement que le comporte la nature des incidents à relater. La seule méthode qui fût à notre disposition pour cette terrible loterie, dans laquelle nous avions chacun une chance à courir, était de tirer à la courte paille. De petits éclats de bois pouvaient remplir le but proposé, et il fut convenu que je tiendrais les lots. Je me retirai à un bout du navire, pendant que mes pauvres camarades prirent silencieusement position à l’autre bout, en me tournant le dos2.
Arthur est terrifié par la responsabilité qui est la sienne et cherche désespérément le moyen d’éviter que lui revienne la paille la plus courte. Mais il doit finalement s’exécuter et revient vers ses compagnons avec les quatre éclats de bois dans sa main. Le jeu terrible peut alors commencer :
Je présentai ma main avec les esquilles, et Peters tira immédiatement. Il était libre ! – son esquille, du moins, n’était pas la plus courte ; j’avais donc maintenant une chance de plus contre moi. Je rassemblai toute mon énergie, et je tendis les lots à Auguste. Il tira immédiatement le sien et se trouva également libre ; et maintenant, que je dusse vivre ou mourir, les chances étaient précisément égales3.
Dans la situation où il se trouve, Arthur n’a en effet plus qu’une chance sur deux de sauver sa vie :
En ce moment, toute la férocité du tigre s’empara de mon cœur, et je sentis contre Parker, mon semblable, mon pauvre camarade, la haine la plus intense et la plus diabolique. Mais ce sentiment ne dura pas, et, à la longue, avec un frisson convulsif et les yeux fermés, je tendis vers lui les deux esquilles restantes. Il s’écoula bien cinq bonnes minutes avant qu’il pût se résoudre à tirer la sienne, et, durant ce siècle d’indécision à déchirer le cœur, je n’ouvris pas une seule fois les yeux. Enfin un des lots fut vivement tiré de ma main4.
Terrifié, Arthur n’ose même pas prendre connaissance du résultat qu’il est maintenant le seul à ignorer. Peters lui saisit la main pour le forcer à regarder et il comprend alors, à la seule vue de la physionomie de Parker, qu’il est lui-même sauvé.
Parker n’offre pas de résistance et, frappé dans le dos par Peters, tombe mort sur le coup. Alors commence le « terrible festin5 » qui a motivé le tirage au sort :
Qu’il me suffise de dire qu’après avoir, jusqu’à un certain point, apaisé dans le sang de la victime la soif enragée qui nous dévorait, et détaché d’un commun accord les mains, les pieds et la tête, que nous jetâmes à la mer avec les entrailles, nous dévorâmes le reste du corps, morceau par morceau, durant les quatre jours à jamais mémorables qui suivirent, 17, 18, 19 et 20 juillet6.
Le roman de Poe ne s’arrête pas là, même si la scène de cannibalisme en est l’épisode le plus frappant. Auguste meurt à son tour et les deux survivants, Arthur et Peters, sont finalement recueillis par la goélette Jane Guy, qui prend la direction de l’Antarctique et arrive à l’île de Tsalal, où l’équipage est massacré par les indigènes. Les deux hommes parviennent à s’échapper sur un canot avec un otage. Lors d’un dénouement énigmatique qui a donné lieu à de multiples interprétations, ils aperçoivent, dissimulée par un rideau de vapeur, « une silhouette voilée, de proportions beaucoup plus vastes que celles d’aucun habitant de la terre. Et la couleur de la peau de la silhouette était de la blancheur parfaite de la neige7... ». Le roman se termine sur ces mots mystérieux.
Tout ce récit n’est guère réjouissant, mais ne suffirait pas à lui seul à dissuader les familles Parker d’appeler leur enfant Richard. C’est là qu’intervient la seconde partie de l’histoire, avec l’épisode, bien réel celui-ci, de la Mignonette8.
En 1884 – donc près de cinquante ans après la publication du livre de Poe – le yacht Mignonette quitte le port de Southampton pour Sydney en Australie. Il est la propriété d’un riche Australien, Jack Want, qui a confié la direction du navire à un marin expérimenté, Tom Dudley. Le navire embarque trois autres hommes d’équipage, à savoir Edwin Stephens, Edmund Brooks et un jeune homme du nom de Richard Parker.
Malgré la qualité de l’équipage, le navire n’est pas fait pour les longues traversées. Pour éviter les vents violents de la Méditerranée, le capitaine décide de passer par l’Atlantique et de contourner l’Afrique, ce qui ne l’empêche pas de faire naufrage dans l’Atlantique sud et les quatre hommes se retrouvent sur un canot de sauvetage à la dérive.
Les vivres et l’eau venant à manquer, les quatre naufragés tentent en un premier temps de survivre en absorbant leur urine ainsi que le sang d’une tortue. Parker, pour sa part, commet l’erreur de boire de l’eau de mer, ce qui l’affaiblit encore davantage et le plonge progressivement dans la folie.
Au bout de plusieurs semaines Dudley explique à ses compagnons qu’ils n’ont plus d’autre solution que de sacrifier l’un d’entre eux après l’avoir désigné au moyen d’un tirage au sort. Mais aucun d’eux ne souhaite prendre le risque de périr dans ces conditions et l’idée s’impose à tous de sacrifier le plus faible, de toute manière condamné à court terme.
Après avoir organisé un tirage au sort truqué qui désigne Parker, Dudley demande pardon à Dieu et prie pour l’âme du jeune homme. Puis il lui tranche la gorge sous les yeux de ses camarades, qui entreprennent alors de le consommer. Cet acte de cannibalisme leur sauve la vie à tous et ils sont recueillis quelques jours plus tard par un navire allemand, le Moctezuma.
Mais le capitaine du navire a compris comment les survivants avaient trouvé le moyen de sauver leur vie et Dudley se montre trop bavard. Les trois hommes sont arrêtés à leur retour en Angleterre et deux d’entre eux sont condamnés à six mois de prison, lors d’un procès retentissant qui permet de porter sur la place publique le problème de cet usage maritime consistant, sur les navires naufragés, à sacrifier une victime pour se donner une chance de survivre.
Si l’on retient la distinction proposée plus haut entre les prédictions et les prémonitions, l’histoire survenue à Richard Parker relève incontestablement de la seconde catégorie. Il est évident que jamais Edgar Poe n’a eu l’intention de faire la moindre prédiction raisonnée quant au sort des marins de la Mignonette, ce qui n’exclut pas qu’il ait pu, d’une manière ou d’une autre, en avoir connaissance avec un temps d’avance.
La particularité par rapport aux prémonitions précédentes, comme celles de Kafka, est qu’elle ne porte plus cette fois sur une évolution générale mais sur un événement précis, de surcroît décrit avec un luxe de précisions confinant à l’invraisemblable, puisqu’il s’agit dans les deux cas d’un navire faisant naufrage, d’un groupe de quatre rescapés, de la décision d’en sacrifier un et surtout de la similitude des nom et prénom de la victime.
Plus que les évolutions les événements paraissent difficiles à expliquer, puisqu’ils ne surgissent pas au terme d’une dynamique dont il serait possible de percevoir les signes avant-coureurs, mais de façon brutale et inattendue, ce qui rend leur anticipation d’autant plus remarquable. Et dans le cas présent, si celle-ci était avérée, elle serait d’autant plus singulière que le naufrage de la Mignonette est séparé de près d’un demi-siècle du récit d’Edgar Poe.
Pas davantage que la séparation entre les prédictions et les prémonitions, la séparation entre évolution et événement ne doit être considérée comme rigide, et certains faits annoncés dans des prémonitions peuvent ressortir aux deux catégories. Mais il n’est pas sans intérêt, pour y voir plus clair dans le vaste champ des anticipations, d’établir une séparation entre des faits qui semblent totalement inattendus et d’autres qui prennent place au sein d’un mouvement plus large dont ils constituent les occurrences prévisibles.
L’histoire de Richard Parker pose une autre question, qui concerne cette fois sa place dans l’œuvre de Poe et l’espace réduit qu’elle y occupe.
Alors que l’univers totalitaire décrit par Kafka est au centre de ses deux romans et que les inventions scientifiques de Jules Verne occupent une place importante dans son œuvre, il n’en va pas de même ici, où la scène de cannibalisme, même si elle est particulièrement saisissante, n’est qu’un épisode parmi d’autres dans un roman d’aventures qui en comporte un grand nombre.
On peut alors se demander dans quelle mesure il est légitime de considérer comme une anticipation un élément isolé à l’intérieur d’une œuvre dont le reste n’a pas de caractère annonciateur, avec le risque de perdre de vue la visée générale du roman au détriment d’un détail non représentatif, devenu artificiellement marquant par sa réitération apparente dans la réalité.
Il existe deux réponses à cette question. La première est que rien ne dit que l’épisode de cannibalisme soit le seul prémonitoire. Outre qu’il est difficile de savoir si certaines annonces ne se sont pas réalisées sans que nous le sachions, il n’est pas assuré que l’ouvrage ait délivré la totalité de ses anticipations et que d’autres, comme la découverte du géant blanc aperçu par Pym et ses compagnons dans les dernières lignes du roman9, ne soient pas encore à venir.
Par ailleurs et surtout, personne n’a jamais affirmé, même parmi les tenants des hypothèses les plus irrationnelles, que les œuvres à caractère prémonitoire étaient intégralement consacrées à décrire des événements futurs. Chercher à tout prix à vérifier toutes les annonces virtuelles contenues dans les textes littéraires revient à se fixer une contrainte excessive qui risque de détourner l’esprit de la recherche des véritables anticipations.
La question n’est donc pas de savoir si l’ensemble de la littérature est prémonitoire, mais si peuvent se glisser par moments, dans les faits réels dont elle s’inspire, des événements qui ne relèvent pas du passé ou du présent, et s’il convient d’en tenir compte dans notre analyse des œuvres et dans les ressources que nous pouvons en tirer pour améliorer nos existences.
Si l’on ajoute à la liste, sans prétendre être exhaustifs, qu’au nombre des victimes du Francis Spaight – un autre navire qui fit naufrage en 1846 et où eurent lieu des actes de cannibalisme – figurait un certain Richard Parker, on comprendra que les familles de marins américains portant ce nom y regardent à deux fois avant de baptiser leur enfant et préfèrent prudemment, quand elles souhaitent lui voir embrasser la même profession qu’elles, lui attribuer les prénoms plus raisonnables de James, de John ou de William.