Pour la troisième fois de la journée, Ben Laden tendit la main vers le livre et l’ouvrit aux pages qu’il avait cornées et qui commençaient à se détacher. Il continuait, des mois après sa première lecture, à ne pas en croire ses yeux. Tout était là, et en détail, le récit du choc de l’avion sur l’immeuble bien sûr, mais également le récit des manœuvres d’approche, et jusqu’à la ruse du pilote, qui feignait d’avoir un problème mécanique pour s’approcher du centre de Washington sans donner l’alerte aux tours de contrôle.
Il suffisait de suivre page après page toute la démarche imaginée par le romancier, éventuellement en utilisant cette fois plusieurs avions et non plus un seul, pour mettre sur pied une attaque qui sèmerait la terreur, non seulement aux États-Unis mais dans l’ensemble du monde occidental. Et l’ironie du sort voulait qu’il doive cette idée à un romancier américain n’ayant jamais caché sa sympathie pour le camp républicain. Comment avait-il pu ne pas y penser lui-même ?
Les passages qui semblaient les plus saisissants à Ben Laden et qu’il ne cessait de relire, en imaginant à l’avance l’enchaînement des scènes, étaient naturellement ceux où l’avion conduit par Sato se rapprochait peu à peu de sa cible, dont on voyait se dessiner la silhouette à l’intérieur du cockpit :
Sato était souvent venu à Washington, et il avait plus d’une fois visité la capitale en touriste, y compris le Capitole. C’était un édifice à l’architecture grotesque, jugea-t-il une fois encore en le voyant grossir devant lui tandis qu’il rectifiait le cap pour remonter en vrombissant dans l’axe de Pennsylvania Avenue, et traverser l’Anacostia1.
Le romancier avait su avec talent varier les points de vue et, tout autant que de la description de l’avion en pleine descente, Ben Laden se réjouissait des séquences où la panique s’emparait des militaires de la base d’Andrews quand ils commençaient à comprendre, sans espoir de l’empêcher, ce qui se passait et surtout ce qui allait se produire :
« Bon Dieu, mais qu’est-ce qu’il fout ?
– Ce n’est pas un KLM ! Regardez ! » Le sous-officier tendit le doigt. Alors qu’il était juste à la verticale du terrain, le 747 s’inclina sur l’aile gauche, manifestement hors de contrôle, dans le gémissement de ses réacteurs poussés à fond. Puis les deux hommes se dévisagèrent, sachant exactement ce qui allait arriver, et sachant aussi qu’ils ne pouvaient rien faire. Prévenir le commandant de la base n’était qu’une formalité qui n’aurait aucune incidence sur les événements. Ils le firent néanmoins, puis alertèrent le 1er escadron d’hélicoptères. Cela fait, à court d’options, ils se tournèrent pour contempler le drame dont ils avaient déjà deviné l’issue. Il ne faudrait guère plus d’une minute2.
On voyait même à un certain moment, dans une scène où un agent des services secrets tentait de prévenir le Président – scène décrite depuis le Capitole et en caméra subjective, comme si elle était vécue par les futures victimes –, l’avion s’approcher et grossir à vue d’œil :
Le spectacle était si incroyable qu’il paralysa l’agent du Service secret posté sur le toit de la Chambre des représentants, mais l’homme réagit aussitôt même si cette réaction était en fin de compte inutile. Il s’agenouilla précipitamment et bascula le couvercle du gros boîtier de plastique.
« Faites évacuer Sauteur ! Immédiatement ! » hurla l’homme en sortant le Stinger3.
Mais c’est évidemment l’instant même du crash qu’il était le plus jouissif d’imaginer. Et le bonheur de lecture de Ben Laden atteignait son acmé quand il relisait pour la centième fois, en le repassant en boucle dans son esprit, le passage où l’avion, que nul ne pouvait plus arrêter, se précipitait sur le Capitole :
Près de trois cents tonnes d’acier et de kérosène percutèrent la façade est du bâtiment à une vitesse de trois cents nœuds – cinq cent cinquante kilomètres-heure... L’appareil se désintégra sous le choc. Il était à peine moins fragile qu’un oiseau, mais sa masse conjuguée à sa vitesse avait déjà réussi à fragmenter les colonnes du portique extérieur4.
Manifestement au courant du fonctionnement des avions et de leurs points de fragilité, le romancier avait su dépeindre avec précision la manière dont l’arme volante s’auto-détruisait pendant le choc, comme absorbée par l’immeuble sur lequel elle avait été projetée :
Bientôt, ce fut le tour du reste de l’édifice. Quand les ailes se détachèrent du fuselage, les réacteurs, qui étaient le seul élément vraiment solide de l’appareil, foncèrent comme des obus : l’un d’eux défonça le mur pour traverser de part en part la Chambre des représentants. Le Capitole n’avait aucune armature métallique, car on l’avait construit à une époque où l’on estimait qu’appareiller des pierres les unes sur les autres était la forme de construction la plus durable. Toute la façade orientale de la partie sud de l’édifice fut pulvérisée et chassée vers l’intérieur5...
Et le livre décrivait à la perfection la manière dont le bâtiment finissait par s’effondrer comme un château de cartes, à l’image de la société américaine à laquelle Ben Laden avait décidé de s’attaquer en détruisant l’un de ses symboles les plus visibles :
... mais la vraie catastrophe ne se déclencha qu’au bout d’une ou deux secondes, alors que la coupole commençait à peine à s’effondrer sur les neuf cents personnes de l’assistance : cent tonnes de kérosène aviation jaillirent des réservoirs déchiquetés, vaporisées par leur passage entre les moellons. Il suffit d’une étincelle pour qu’une seconde plus tard une immense boule de feu engloutisse tout ce qui se trouvait à l’intérieur comme à l’extérieur de l’édifice6.
Déjà réputé pour ses best-sellers internationaux, l’écrivain américain Tom Clancy connut un regain de célébrité le 11 septembre 2001 quand des millions de lecteurs se rappelèrent qu’il avait écrit cinq ans plus tôt un roman, Dette d’honneur, dans lequel un terroriste utilisait un boeing comme arme pour pulvériser le Capitole.
Le mode d’action est si proche du plus important acte terroriste jamais commis sur le sol américain qu’un lecteur non averti peut même penser que le livre est postérieur à l’attentat. Si les terroristes avaient utilisé, au fil de l’Histoire, de nombreux moyens pour commettre leurs crimes, nul n’avait jusqu’alors pensé à se servir d’un avion, en se suicidant, pour anéantir un immeuble.
Aussi impressionnante soit l’anticipation dont ce roman fait preuve, y compris dans certains détails comme la manière dont l’avion explose en se fracassant contre le Capitole, il importe cependant de noter que la ressemblance majeure (un terroriste utilise un avion pour détruire un bâtiment américain à forte valeur symbolique) dissimule un nombre non négligeable de différences.
Dette d’honneur est consacré à raconter le déclenchement d’une guerre entre le Japon et les États-Unis. Sous l’influence d’un groupe d’hommes d’affaires, le premier ministre japonais ordonne de couler plusieurs navires américains et envoie des troupes prendre possession des îles Marianne. Parallèlement, il déclenche un krach financier mondial destiné à détruire l’économie des États-Unis.
Mais ce plan échoue, en particulier grâce à l’action du conseiller du président à la sécurité, Jack Ryan, le héros de la série de romans à laquelle appartient Dette d’honneur. Les troupes américaines reprennent le dessus et la crise économique est jugulée, les Japonais ayant commis l’erreur de détruire les traces informatiques de leurs achats massifs d’actions, ce qui les rend inopérants. Le gouvernement japonais est renversé et le nouveau premier ministre entame des négociations avec le gouvernement américain. C’est vers la fin de ce conflit qu’un pilote japonais, Sato, qui a perdu des membres de sa famille pendant les opérations militaires, détourne un avion de Vancouver vers l’est des États-Unis et le jette sur le Capitole.
On n’en finirait pas dès lors de faire la liste des différences entre la réalité et le roman qui est censé la préfigurer. Du point de vue de ses origines, tout d’abord, l’attentat ne s’inscrit pas dans le cadre d’une guerre entre le monde occidental et des organisations islamistes, mais fait suite à un conflit, d’ailleurs en cours de résolution au moment où l’attaque survient, entre les États-Unis et le Japon.
Du point de vue de sa réalisation, il n’y a pas quatre avions, mais un seul, qui est certes un Boeing, mais un 747 – et non un 757 ou un 767 comme en 2001. Par ailleurs l’avion a été volé et non détourné : il est donc vide, à l’exception du pilote, et non rempli de passagers. Ce ne sont pas les Twin Towers ou le Pentagone qui sont atteints dans le livre, mais le Capitole. Le terroriste n’est pas arabe, mais japonais. L’attentat ne fait pas 3 000 victimes, mais tue le Président, la plupart des membres de son gouvernement et un grand nombre de sénateurs.
Les conséquences des deux attentats ne sont pas non plus identiques. Alors que l’attaque du 11 septembre conduit au déclenchement de plusieurs guerres entre les États-Unis et l’Afghanistan, puis l’Irak, celle décrite par Tom Clancy a surtout des conséquences en politique intérieure, le héros de la série dont Dette d’honneur est extrait, Jack Ryan – qui venait d’être nommé vice-président à la suite d’un scandale impliquant son prédécesseur –, prêtant immédiatement serment et accédant à la présidence.
En ce sens le roman de Clancy est révélateur de la manière dont une ressemblance éclatante entre un livre et la réalité est artificiellement construite par la suppression discrète de tout ce qui n’entre pas dans le cadre choisi.
Ceux qui expliquent par des coïncidences les similitudes entre des textes littéraires et des événements postérieurs insistent sur le fait que ces similitudes existent surtout grâce à l’intervention d’un observateur qui les relève moins qu’il ne les suscite, par la manière dont il rapproche des faits disjoints en les reliant par une logique causale.
C’est dans cette brèche que s’engouffre à nouveau Gérald Bronner, quand il rappelle l’infinie capacité de l’être humain à produire du sens :
Pour un esprit motivé, le monde et ses infinies combinaisons de phénomènes (éclairs, taches d’humidité, configurations stellaires, mouvements d’oiseaux dans le ciel, amas de feuilles mortes sur le sol...) constituent un livre racontant les histoires qu’il a envie d’y trouver. Comme une des aptitudes de notre esprit est, précisément, de conférer un sens à toutes sortes de combinaisons abstraites – l’alphabet et les nombres en constituent les exemples les plus saillants –, la rencontre du monde et de notre subjectivité peut donner là de nombreux malentendus7.
Cette capacité à trouver du sens est renforcée par un mécanisme dont Gérald Bronner rappelle l’importance, à savoir le « biais de confirmation » :
De quoi s’agit-il ? Tout simplement de la tendance de l’esprit humain à évaluer la vérité d’un énoncé en en cherchant des confirmations plutôt que des infirmations. C’est une chose qu’avait déjà bien vue le grand Bacon et qu’il mentionne dans l’aphorisme 46 de son Novum Organum : « C’est une erreur constante et propre à l’entendement humain d’être mis en branle davantage par les affirmatives que par les négatives, alors que, en bonne règle, il devrait se prêter également aux deux. »8
Pour ceux qui mettent en doute le phénomène de l’anticipation, le biais de confirmation est le complément logique de la théorie des coïncidences. Celles-ci ne prennent sens dans notre esprit que dans la mesure où nous sommes éperdument en quête de sens et prêts à tout pour faire parler le réel. Dès lors nous prêtons une attention particulière aux similitudes, en détournant notre esprit de toutes les différences qui opposent les faits mis en relation, dans l’euphorie de découvrir des signes dissimulés qui tendent à suggérer que nous ne sommes pas seuls.
Le problème de la coïncidence entre le récit de Tom Clancy et l’attentat du 11 septembre se complique cependant si l’on prend en compte plusieurs faits.
Le premier est que Tom Clancy semble coutumier des anticipations réussies. Connu pour son évocation avant terme du 11 septembre, il l’est aussi pour avoir lancé en 2001 un jeu vidéo9 dans lequel il imagine que se déroule en 2008 – ce qui arrivera effectivement et à cette date précise – une guerre en Ossétie du sud, avec une intervention russe en Géorgie. Comme pour Houellebecq on peut au moins faire crédit, à un écrivain capable de situer sur la carte l’Ossétie du sud, de s’intéresser à la géopolitique internationale, et il y a donc une part de prédiction – c’est-à-dire de réflexion argumentée – dans la prémonition de Tom Clancy.
Par ailleurs, l’ampleur des différences de détail entre le roman et la réalité doit être nuancée si l’on prend en compte le fait que la suite du roman, Sur ordre, qui date de 1996, raconte comment un État islamiste, né de la fusion de l’Iran et de l’Irak, lance une offensive terroriste contre les États-Unis consistant à diffuser massivement le virus Ebola. Tout se passe ainsi comme si l’attentat du 11 septembre était en fait diffracté entre deux épisodes de la série romanesque, dont la condensation dévoile la logique profonde, plus proche de la réalité historique que ne l’est le premier volume.
Enfin, le romancier américain n’a pas été le seul à jouer avec l’idée de commettre un attentat d’envergure aux États-Unis, en ciblant un immeuble à caractère symbolique. D’autres anticipations de ce type ont été identifiées dans les années qui ont précédé l’attaque10, en particulier dans la bande dessinée, suggérant que l’idée de l’attentat à l’avion relevait davantage d’un pressentiment général partagé par les créateurs que d’une intuition isolée11.
Dès lors le biais de confirmation n’est qu’une hypothèse parmi toutes celles entre lesquelles l’intelligence hésite.
La première est que la ressemblance entre l’attentat décrit par Tom Clancy et celui du 11 septembre est, comme y invitent les théories rationalistes, une pure coïncidence, construite après coup par les amateurs de « thrillers politiques », qui négligent toutes les différences séparant les deux événements, et tout autant le fait que la grande majorité des romans politiques de cette époque n’annoncent aucun attentat à l’avion.
La seconde hypothèse, que l’on ne peut complètement écarter dans ce cas précis, Tom Clancy étant l’un des auteurs les plus lus dans le monde, est que Ben Laden ait entendu parler de son roman – voire en ait eu une connaissance directe – et se soit inspiré de l’idée originale en l’adaptant et en l’améliorant pour concevoir les attentats du 11 septembre.
Mais il existe une hypothèse intermédiaire, confortée par le nombre de fictions mettant en scène un attentat commis à l’aide d’un avion, consistant à supposer que l’idée ait pu venir en même temps à Tom Clancy et à Ben Laden, ainsi qu’à toute une série de créateurs isolés, dont certains animés d’intentions moins louables que celle de distraire les lecteurs.
Comment en effet, dès lors que le terrorisme islamiste commençait à se répandre sur la planète, ne pas chercher quelle forme extrême il pouvait prendre, aussi bien par le moyen utilisé que par le type de bâtiment visé ? Il n’est alors pas invraisemblable que les terroristes et les écrivains aient cheminé de concert pour imaginer comment porter à ses extrêmes la logique de la peur.
L’hypothèse que Clancy, Ben Laden et quelques autres aient d’une certaine manière réfléchi ensemble, n’invalide pas la critique selon laquelle nous recherchons davantage les confirmations que les invalidations dans notre lecture du réel. Elle conduit à se demander ce que signifie avoir une idée, mécanisme de création individuelle ou collective qu’il n’est pas si facile de décrire.
Une idée n’est pas nécessairement localisable avec précision dans le temps et dans l’espace. Elle peut aussi flotter dans un espace-temps indéterminable où il devient difficile de décider à qui au juste elle appartient, puisque les éléments qui la constituent ont commencé à circuler de manière volatile avant de se rassembler en elle.
Dès lors les deux événements étudiés – le réel et le fictif – ne se trouvent plus reliés par un lien de causalité – la question de la précédence ne se pose plus –, mais se déroulent en parallèle dans l’esprit de différents créateurs qui communiquent à leur insu et sans le savoir dans une idéation partagée.
Ce cas de figure d’un travail commun à distance n’est évidemment valable que pour des événements dans lesquels l’être humain a une part prépondérante, mais il conduit à remettre en cause la conception de la causalité telle que nous l’avons à l’esprit quand nous tentons de préciser quel événement précède l’autre, puisque c’est cette fois l’idée, élaborée simultanément en plusieurs lieux, qui constitue l’événement.
Dans l’hypothèse où les écrivains et les terroristes auraient travaillé ensemble, quoique sans se connaître, à mettre sur pied un attentat apocalytique, on ne peut que prendre au sérieux l’autre grande anticipation du roman de Clancy, qui raconte en détail la diffusion du virus Ebola sur le territoire américain12, et prier le Ciel que les gouvernants étudient cette fois ses romans avec un peu plus d’attention qu’ils ne l’ont fait pour Dette d’honneur, dont une lecture attentive aurait peut-être permis d’éviter les attentats du 11 septembre.
1. Tom Clancy, Dette d’honneur, tome 2, Albin Michel, 1995 ; éd. citée « Le Livre de Poche », 2014, p. 583. APJ +
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 585.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Coïncidences, op. cit., p. 68.
8. Ibid., p. 23.
9. Tom Clancy’s Ghost Recon. AJ ++
10. Le site http://www.topito.com/top-des-premonitions-sur-le-11-septembre-2001 recense vingt œuvres graphiques (BD, publicités, jeux de cartes, etc.) antérieures au 11 septembre et représentant des attaques – dont plusieurs par avion – contre les deux tours (consulté en mai 2016).
11. C’est notamment le cas du Sommeil du monstre d’Enki Bilal (Les Humanoïdes associés), qui date de 1998 et qui annonçait lui aussi les événements du 11 septembre. Dans cet album, un groupe de fondamentalistes religieux, téléguidés par leur leader, Optus Warhole, fait sauter un building à New York (AJ – ). Ils n’utilisent pas un avion, mais Enki Bilal avait aussi envisagé cette possibilité : « En mai 2001, quelques mois avant les attentats, je travaillais sur les décors de mon prochain film, une modélisation en 3 D de Manhattan. J’avais besoin d’y bâtir un immeuble gigantesque. “Où le met-on ?” m’ont demandé les infographistes. J’ai regardé le sud de l’île et leur ai dit de virer les deux tours, les Twins. Un coup d’ordinateur et elles avaient disparu. Pourquoi celles-là ? Simplement parce qu’elles étaient situées à un endroit stratégique. Bien sûr, lorsque j’ai appris que des terroristes avaient jeté deux Boeing contre les tours, le choc n’en a été que plus grand » (L’Express, 22-05-2003).
12. AD ++