Ce n’est pas moins de vingt et un ans avant la catastrophe que le cinéaste Akira Kurosawa décide de mettre en garde la population et le gouvernement japonais contre les risques de l’énergie atomique et plus particulièrement contre les dangers que présente à ses yeux la centrale nucléaire de Fukushima.
On sait ce que le refus d’écouter les avertissements du cinéaste a coûté au Japon. Et on peut se dire que les scientifiques seraient bien inspirés, comme le personnel politique, de tenir compte des analyses des créateurs, surtout quand ceux-ci sont aussi précis et argumentés dans la dénonciation des périls.
L’avertissement contre les dangers de l’atome est explicitement formulé dans le sixième court-métrage, « Le mont Fuji en rouge1 », d’un film intitulé Rêves, réalisé par Kurosawa en 1989 et qui en comporte huit.
Le court-métrage est composé de deux séquences. La première, dominée par la tonalité rouge, présente un homme jeune essayant de se frayer un chemin dans une foule en panique. La caméra dévoile la cause de cet affolement en montrant au loin le Mont Fuji, d’où se dégagent d’épaisses fumées et qui semble sous la menace de se fissurer.
De cette foule se détachent au premier plan trois personnages qui dialoguent : le jeune homme, qui semble au centre du récit et peut passer pour sa figure principale, une femme accompagnée de deux enfants en bas âge, dont l’un est juché sur son dos, enfin un homme assez âgé en costume trois pièces.
Nous apprenons au fil de leurs échanges que le Mont Fuji a fait éruption, suscitant la panique de la foule, mais aussi qu’un danger moins visible menace la population, puisque cette éruption a déclenché l’incendie d’une centrale atomique, dont les six réacteurs explosent les uns après les autres.
L’homme âgé se plaint à ses interlocuteurs que le Japon soit un pays trop exigu, où l’espoir n’a plus cours. Mais la femme plaide, même si toute fuite semble impossible, pour qu’ils tentent malgré tout leur chance. La suite de cette première séquence alterne des plans de la foule en panique et du Mont Fuji en éruption.
La seconde séquence se déroule manifestement quelque temps plus tard. Elle est centrée sur les trois mêmes personnages qui se retrouvent seuls au bord de la mer. La foule a disparu et le jeune homme se demande ce qu’elle est devenue. L’homme âgé lui répond, en désignant l’océan, que tous ceux qui fuyaient sont maintenant au fond de l’eau.
Alors que ses deux compagnons regardent la mer et envient les dauphins qui ont la chance de pouvoir nager, l’homme leur explique qu’ils seront eux aussi rattrapés par la radioactivité. Il leur désigne alors un nuage coloré en train de s’abattre sur eux et en détaille les composantes, ainsi que les ravages que les particules feront sur leur organisme :
Le rouge, c’est du plutonium 239, cancérigène à deux millionièmes de gramme. Le jaune, c’est du strontium 90, il attaque la moelle osseuse et provoque la leucémie. Le violet, c’est du césium 137. Cumulé dans les gonades, il cause des mutations génétiques. On ne sait quels enfants naîtront. La bêtise humaine est insondable. La radioactivité était invisible, on l’a technicolorisée pour en voir le danger. Mourir sans savoir de quoi ou en le sachant, quelle nuance !
Après avoir expliqué les risques de la radioactivité, l’homme salue ses compagnons et se dirige vers la mer, dans l’intention manifeste de s’y jeter. Le jeune homme essaie de le retenir, arguant que la mort annoncée n’est pas immédiate, mais son compagnon lui répond qu’il ne souhaite pas mourir à petit feu.
La femme intervient alors pour dire qu’il est facile à celui qui a eu une longue vie de s’exprimer ainsi, mais que la mort est injuste pour des enfants qui n’ont pas eu cette chance. « Attendre la mort par irradiation, ce n’est pas une vie », lui rétorque l’homme âgé, s’attirant cette réponse de la femme :
Ils disaient : le nucléaire est fiable, le risque c’est l’erreur humaine. L’énergie nucléaire est sans danger. Il n’y aura pas d’erreur. Soyez tranquilles. Quels menteurs ! S’ils ne sont pas pendus haut et court, je le ferai moi-même !
L’homme âgé lui fait remarquer que de toute manière la radioactivité se chargera de les tuer. Puis il s’incline devant la femme et lui présente ses excuses, lui révélant qu’il est « l’un de ces imposteurs » dont elle vient de critiquer l’inconscience. Et, profitant d’un moment d’inattention de ses compagnons, il disparaît dans la mer.
Le dernier plan du film revient sur l’homme jeune, faisant avec ses bras de grands moulinets désespérés pour tenter d’écarter les vapeurs rouges chargées de particules, qui envahissent progressivement l’écran jusqu’à l’obscurcir et finissent par dissimuler les personnages à la vue du spectateur.
Pour tous ceux qui connaissent la catastrophe de Fukushima, le caractère anticipateur de la séquence sur le Mont Fuji est difficilement contestable.
À l’époque où le film est tourné, les centrales nucléaires du Japon sont considérées comme un modèle de sécurité. Rien ne laisse donc présager, dans un pays qui a été fortement marqué par le péril atomique à la fin de la Deuxième Guerre mondiale et multiplie de ce fait les mesures de prudence, qu’une catastrophe de cette ampleur puisse un jour se produire.
Mais l’avertissement du cinéaste est encore plus remarquable quand on prête attention à la formule de l’ingénieur sur les six réacteurs de la centrale (« Il y a six réacteurs. Ils brûlent l’un après l’autre »). Fukushima est en effet la seule centrale nucléaire du Japon à en posséder six et l’indication de ce chiffre désigne sans équivoque au public de ce pays l’installation en cause.
Un autre élément essentiel est fourni par la femme, lorsqu’elle rappelle que le nucléaire était présenté jusqu’alors comme dépourvu de danger, le seul risque pouvant provenir d’une erreur humaine. En montrant que le cataclysme peut aussi venir d’une catastrophe naturelle – ce que n’ont pas envisagé les scientifiques –, le film dénonce clairement les failles du système de protection japonais.
Décrire les dégâts causés par la radioactivité n’est certes pas original dès lors que l’on dépeint une catastrophe nucléaire. Ce qui l’est davantage – et là encore il est difficile de ne pas penser à Fukushima – est de mettre l’accent sur la contamination de l’eau de mer pour une longue période et sur les conséquences qu’en subira la faune.
La prise de parole culpabilisée de l’ingénieur et les accusations de la femme témoignent que l’on se situe ici au-delà de la simple prémonition, dans un registre qui est davantage celui de la prédiction. Le film indique sans ambiguïté les risques courus par le Japon, nomme le lieu probable de l’accident et désigne les responsables de la catastrophe à venir.
Plusieurs critiques peuvent certes être faites à cette lecture du film de Kurosawa en termes d’anticipation. La première est que nous ne nous intéressons qu’à l’un des huit courts-métrages, en délaissant les sept autres. Ceux-ci décrivent également des rêves faits par le cinéaste – représenté à chaque fois dans les films sous la forme d’un personnage privilégié – et semblent aller, à la première vision, dans de multiples directions.
Le premier (« Soleil sous la pluie ») raconte comment un petit garçon enfreint l’interdiction d’assister à des mariages de renards, lesquels se déroulent traditionnellement sous la pluie. Dans le second (« Le verger aux pêchers »), un autre garçonnet, qui se désole de la destruction d’un verger, se voit offrir par les âmes des arbres, en remerciement de son attention pour eux, une reconstitution théâtrale de l’endroit disparu. Le troisième film (« La tempête de neige ») raconte comment quatre alpinistes perdus en montagne pendant une tempête sont sauvés par la fée des neiges. Dans le quatrième (« Le tunnel »), un militaire démobilisé rencontre à la sortie d’un tunnel le fantôme d’un de ses soldats, puis l’ensemble de la troupe qu’il commandait quand il était capitaine. Seul rescapé des combats, il leur présente ses excuses.
Dans le cinquième film (« Les corbeaux »), le personnage du rêveur, qui visite une exposition consacrée à Van Gogh, pénètre dans l’une de ses toiles, « Le pont de Langlois », puis circule à l’intérieur de l’univers du peintre, qu’il finit par croiser dans un champ et qui lui expose sa conception de la peinture et ses difficultés à créer. Au sixième film consacré à Fukushima (« Le Mont Fuji en rouge ») succède un septième (« Les démons rugissants »), où le narrateur se trouve sur la planète ravagée par un conflit atomique. Il y dialogue avec une créature mi-homme mi-démon, qui lui explique comment la vie est devenue impossible sur terre en raison des radiations et comment les êtres humains en sont réduits à l’anthropophagie. Dans le dernier film enfin (« Le village des moulins à eau »), le rêveur rencontre un centenaire paisible, qui critique le progrès et prône le retour à la nature avant d’aller participer à une joyeuse cérémonie de funérailles.
Comme on le voit, il n’y a pas de véritable rupture entre le film sur Fukushima et la plupart des autres, qui délivrent un message identique, à fortes connotations écologistes. Le thème dominant, directement ou symboliquement traité, est que l’être humain, faute de respecter la nature, court à sa perte. En ce sens, le dyptique constitué par « Le Mont Fuji en rouge » et le film suivant, « Les démons rugissants », montre le terme de l’évolution, fatale aux yeux de Kurosawa, dans laquelle est prise l’humanité, emportée dans sa soif de connaissance (« Soleil sous la pluie ») et négligeant la nature (« Le verger aux pêchers ») comme la vie (« Le tunnel »). À l’inverse, les personnages de Van Gogh (« Les corbeaux »), en fusion avec des paysages qu’il tente de transposer esthétiquement, et du centenaire apaisé (« Le village des moulins à eau ») incarnent une humanité réconciliée avec son environnement.
La séquence sur Fukushima n’est donc que la partie la plus visible – surtout si on lui associe le court-métrage suivant sur les démons – d’un ensemble cohérent qui tend à indiquer les risques du progrès et prône le retour à la nature. C’est dès lors l’ensemble du film qui présente un caractère anticipateur, même si tous les éléments – dont certains doivent être lus de manière symbolique, comme le film sur le mariage des renards ou celui sur la fée des neiges – ne sont pas directement reliables à des événements précis du futur.
Une même réponse peut être donnée à la seconde critique que l’on est en droit de nous faire et qui porte sur les différences entre le film de Kurosawa et la réalité de Fukushima.
On peut ainsi noter que si le film décrit bien la première catastrophe nucléaire du Japon depuis la guerre et si cette catastrophe succède à un désastre naturel, il s’agit chez Kurosawa d’une éruption volcanique alors que la catastrophe de Fukushima fait suite à un tremblement de terre et à un tsunami. Que faire donc de cette éruption qui ne s’est pas produite ?
Rien ne dit tout d’abord, là encore, que nous ayons épuisé tous les messages contenus dans le film de Kurosawa. Que le Mont Fuji n’ait jamais fait éruption n’implique nullement que cette catastrophe ne se produira jamais, et la réalisation d’un certain nombre d’anticipations du film devrait inciter à la prudence tous ceux qui vivent à proximité du volcan. Pourquoi le film n’aurait-il pas capté simultanément, en un brouillage événementiel, plusieurs faits dramatiques échelonnés sur plusieurs périodes et ne demeurerait-il pas ouvert à des lectures ultérieures ?
Mais surtout, à la question de savoir pourquoi tout ne se passe pas exactement dans le film comme dans la réalité, le projet même de Kurosawa apporte des éléments de réponse avec la notion de « rêve ». Les huit courts-métrages ne prétendent pas décrire le monde réel, ni même annoncer ce qui va se produire avec précision. Ils en fournissent des rêves anticipateurs, donc des éléments qu’il convient à la fois de reconstituer et d’interpréter.
Parler ici de rêves impliquerait de les penser autrement que ne le fait Freud, et tout d’abord d’en orienter la lecture non vers le passé mais vers l’avenir. Les rêves de Kurosawa ne s’inspirent pas – ou pas seulement – d’événements survenus, mais également d’événements du futur, dont certains confirmés aujourd’hui, comme la catastrophe de Fukushima, et d’autres encore en latence, comme l’éruption du Mont Fuji2 ou le retour à l’anthropophagie3. Il s’agit donc d’une certaine manière d’en revenir à la conception antique du songe, consistant à l’appréhender comme un présage envoyé par les dieux.
La distinction avec Freud porte aussi sur le contenu du rêve, qui est souvent chez ce dernier, comme on le sait, d’ordre sexuel. Les rêves ici en cause, produits par la prescience d’événements dramatiques du futur, ne sont pas nécessairement reliés à des contenus sexuels, puisqu’ils sont produits par des séismes à venir, dont les effets se font sentir avec un temps d’avance. En ce sens, ils sont plus proches de ces rêves d’angoisse que Freud avait distingués des rêves à contenu érotique, et qui sont marqués par la répétition et l’impossibilité d’élaborer, non par cette créativité propre à l’expression de la sexualité.
Enfin, c’est à une logique un peu différente de celle de Freud que ressortissent ces rêves. On peut certes y retrouver les éléments majeurs de la logique freudienne du rêve, comme le déplacement (le lieu de la catastrophe est déplacé de la mer à la montagne) et la condensation (le film sur le Mont Fuji réunit deux catastrophes à venir), ainsi que la dimension du symbolisme (ne pas chercher à surprendre les mariages de renards se lit comme une invite à ne pas violer les secrets de la nature).
Mais on peut imaginer aussi que jouent d’autres mécanismes oniriques, dans la mesure où ne sont pas traitées ici les images d’événements réels, mais les images potentielles de ce qui pourrait survenir. Les phénomènes de brouillage s’expliquent d’autant mieux que la pensée du rêve n’est pas dans ce cas centrée sur un événement mais examine des possibles, qu’elle n’est pas seulement une pensée de l’élaboration mais de l’exploration, qui tente de faire défiler un grand nombre de virtualités pour en étudier la vraisemblance.
Au-delà de la question du rêve, le film de Kurosawa en soulève une seconde, qui porte cette fois sur la place de l’image dans les anticipations. Nous avons mis l’accent jusqu’à présent sur les capacités anticipatrices de la littérature, mais l’exemple de Kurosawa montre bien qu’au-delà des écrivains l’ensemble des créateurs – en particulier ceux dont l’art implique le traitement des images – sont susceptibles d’être travaillés par des représentations venues du futur.
Le terme qui conviendrait le mieux pour décrire le type d’image auxquel les créateurs sont confrontés – que l’on pourrait appeler des images à venir – est sans doute celui de pré-vision. Ces images, qui s’infiltrent dans le champ de la conscience et surtout de l’inconscient, n’ont pas la netteté de celles que nous rencontrons dans la vie éveillée. Elles ressemblent à des images de rêves dont il faut dérouler la logique pour parvenir à en saisir le sens et elles sont surdéterminées par toutes les annonces dont elles sont porteuses.
En effet, elles appartiennent, comme nous l’avons vu avec l’exemple de Wells, à plusieurs temporalités simultanées, puisqu’elles ne se contentent pas de dépeindre des fragments d’Histoire encore en attente de réalisation, mais mêlent de façon complexe des événements de plusieurs périodes séparées qu’elles associent en les combinant pour constituer des images mixtes.
Si les écrivains sont bien placés pour décrire en détail ces images à venir et en trouver un équivalent dans le langage, il est vraisemblable que les peintres ou les cinéastes disposent pour les atteindre d’un accès privilégié – et peut-être plus direct encore, puisqu’ils n’ont pas à en passer par les mots pour les transcrire – et qu’il importe de prêter également à leur œuvre la plus grande attention, à la recherche de la présence visuelle d’éclats de temps venus de plus tard.
L’étude des dégâts que peut causer l’évolution des sciences et des techniques, dès lors que les lois de la nature sont oubliées, montre en tout cas que le rôle des écrivains et des artistes peut se révéler déterminant et qu’il convient de ne pas limiter leurs interventions à la sphère politique proprement dite.
Si les scientifiques japonais, ne se limitant pas à l’expertise de leurs pairs, avaient embauché des créateurs et leur avaient ouvert leurs laboratoires en se soumettant à leur regard, et même à leur contrôle, l’une des plus grandes catastrophes industrielles de l’Histoire aurait peut-être été évitée.