Le célèbre film de Jean-Luc Godard, La Chinoise1, réalisé en 1967, annonce-t-il mai 68 ? Telle est en tout cas l’image qui y est traditionnellement associée et se retrouve de manière répétitive dans les textes qui lui sont consacrés. Suivant cette antienne, Godard aurait pressenti, voire prophétisé les événements de 68 et le film, réalisé un an auparavant, en porterait les traces annonciatrices. Mais est-ce si sûr ?
Le film est presque entièrement tourné dans un appartement prêté pour l’été, par une famille bourgeoise, à cinq jeunes apprentis révolutionnaires d’obédience maoïste.
Le groupe se compose d’une étudiante de Nanterre, Véronique Supervielle (Anne Wiazemsky), de son compagnon comédien, Guillaume (Jean-Pierre Léaud), d’une jeune femme d’origine paysanne, Yvonne (Juliet Berto), d’un scientifique, Henri (Michel Semeniako), et d’un peintre, Kirilov (Lex de Bruijn).
Deux personnages qui font une apparition unique dans le film jouent leur propre rôle, à savoir Omar Diop, militant révolutionnaire africain qui sera assassiné au Sénégal en 1973, et Francis Jeanson, compagnon de Sartre, célèbre pour son engagement en faveur du FLN pendant la guerre d’Algérie.
Replié dans cet appartement, le groupe s’est constitué en une sorte de cellule autonome, baptisée « Aden Arabie » en hommage à Paul Nizan, où les jeunes apprentis révolutionnaires s’auto-éduquent en lisant des textes de Mao, en organisant des conférences, en réfléchissant collectivement sur des événements d’actualité comme la guerre du Vietnam.
L’un des membres du groupe, Henri, proche du Parti communiste, n’a pas des positions conformes à la ligne idéologique de ses camarades et ceux-ci se résolvent finalement à l’exclure. Le groupe perd également le plus discret de ses membres, Kirilov, dont le nom est manifestement inspiré du héros des Possédés de Dostoïevski, et qui, après avoir annoncé son suicide à plusieurs reprises, finit par se tirer une balle dans la tête.
Les dernières séquences du film font à plusieurs reprises sortir le spectateur de l’appartement. Dans une longue scène tournée à l’intérieur d’un train, Véronique s’entretient avec Francis Jeanson, à qui elle confie le projet du groupe d’organiser un attentat dans une université, en s’inspirant de ce qui s’est passé en Chine.
Elle se heurte aux réserves polies du philosophe, pourtant aguerri en matière de résistance, qui conteste le parallèle proposé par la jeune femme avec la situation algérienne – où les militants révolutionnaires étaient soutenus par tout un peuple – et tente de la dissuader de s’engager dans l’action violente.
N’ayant pas écouté ces conseils de prudence, Véronique entreprend de mettre son projet à exécution et d’assassiner un ministre soviétique en visite à Paris. Le film la montre d’abord dans une voiture en stationnement, en compagnie d’un autre militant, à qui elle demande conseil sur la manière d’identifier l’appartement du ministre. Puis elle se dirige vers l’immeuble où il réside, d’où elle ressort peu de temps après, sa mission accomplie.
Mais au moment où la voiture va repartir, la jeune femme comprend tout à coup qu’elle s’est trompée d’appartement en lisant à l’envers le numéro sur le livre du concierge et qu’elle n’a donc pas tué la bonne personne. Elle retourne vers l’immeuble, puis apparaît à la fenêtre d’un balcon, d’où elle fait signe à son compagnon qu’elle a cette fois réussi.
Une dernière série de scènes, assez hermétiques, vient clore le film. On y voit Jean-Pierre Léaud, déguisé en révolutionnaire, intervenir bruyamment pendant une représentation théâtrale, puis se promener dans des lieux déserts avant de vendre des fruits et légumes, et de dialoguer en vers avec une habitante de l’immeuble où se trouve l’appartement, que la petite troupe restitue finalement à ses propriétaires.
Résumer ainsi le film de Godard en quelques lignes n’est certainement pas lui rendre justice tant l’œuvre du cinéaste est étrangère à l’idée d’intrigue ou d’action. L’histoire importe moins à l’évidence que la forme même du film qui joue comme d’habitude sur une multitude de signes entremêlés de manière complexe et parfois contradictoire.
Il en va ainsi des couleurs, particulièrement agressives et très présentes pendant toute la durée du film. L’appartement, par exemple, est tapissé de petits livres rouges. Les murs et les volets sont peints de couleurs vives – avec une dominance du rouge, du jaune et du bleu – et les personnages portent eux-mêmes des vêtements fortement colorés.
Les scènes tournées dans l’appartement sont par ailleurs entremêlées d’images fixes, qui peuvent être aussi bien des photographies liées à l’actualité (le campus de Nanterre, le visage de Mao, une réunion du comité central du Parti communiste...) que des extraits de bandes dessinées ou de simples phrases, qui commentent le film ou relèvent du slogan.
La bande-son, enfin, multiplie les brouillages et les discordances. Il arrive qu’une partie des dialogues soit inaudible, qu’une conversation en recouvre une autre, ou encore que la musique, où alternent Schubert et Stockhausen, envahisse l’espace sonore et empêche d’entendre les paroles des personnages. La diffusion d’extraits d’une chanson de Claude Channes (« Le Vietnam brûle et moi je hurle Mao Mao [...] C’est le petit livre rouge / Qui fait que tout enfin bouge ») accroît encore les ambiguïtés.
Par ailleurs, de nombreuses scènes, fidèles à la distanciation brechtienne, introduisent un décalage par rapport à l’action. C’est le cas lorsque le cinéaste s’entretient avec ses personnages ou lorsque ceux-ci esquissent un numéro de danse sur le balcon. La guerre est également représentée de façon comique. Yvonne, protégée par un mur de petits livres rouges, tire avec un jouet en forme de fusil sur des agresseurs imaginaires, ou, déguisée en paysanne vietnamienne, est attaquée par des modèles réduits d’avion.
Une autre forme de confusion tient au fait que la fiction et la réalité ne cessent de s’entremêler. Outre Diop et Jeanson, qui jouent leurs propres rôles, Godard puise certains éléments dans la vie de ses acteurs pour les transposer dans son film. Ainsi Jeanson est-il le professeur de philosophie d’Anne Wiazemsky dans la réalité, et la cueillette de pêches, à laquelle celle-ci fait référence dans la scène du train, est authentique. Et Michel Semeniako, comme le personnage d’Henri qu’il incarne, est un militant proche du Parti communiste.
La multiplicité de ces signes antithétiques fait qu’on serait bien en peine d’attribuer à l’œuvre un message univoque. Comme le fait justement remarquer Jean Collet dans un article paru quelques mois après la sortie du film2, l’objet principal de La Chinoise est sans doute, comme souvent chez Godard, le langage lui-même.
C’est en effet une double soumission au langage que décrit le film, ce qui contribue à en brouiller la signification. Véronique et ses amis, fidèles au marxisme comme à l’atmosphère générale de déconstruction qui prévaut à l’époque, essaient d’analyser la manière dont la société utilise le discours, et plus largement la culture, pour produire des formes invisibles d’asservissement.
Mais le film montre bien dans le même temps combien les jeunes révolutionnaires sont eux aussi soumis au langage dont ils ont l’illusion de se libérer. Les phrases par lesquelles ils entendent prendre leurs distances avec le monde bourgeois qu’ils rêvent de combattre tournent vite aux slogans, sans que ceux qui les profèrent prennent la mesure de cette nouvelle aliénation.
Par ailleurs, deux personnages qui contestent l’orientation politique des jeunes révolutionnaires sont présentés de manière positive. C’est le cas d’Henri, proche du Parti communiste, et qui est exclu de la cellule pour révisionnisme. Le film lui donne la possibilité de s’exprimer longuement et de manière convaincante sur ses réserves face à la dérive violente de ses camarades.
Mais c’est surtout l’entretien de Véronique avec Jeanson qui jette un doute sur le message général. La justesse des arguments opposés à la jeune femme, par un intellectuel qui incarne le soutien à la cause algérienne et la met en garde contre l’isolement du groupe, continue à troubler la signification profonde du film, lequel peut difficilement passer pour strictement maoïste.
Ces ambiguïtés font que le film a pu être lu par certains comme une défense du maoïsme – ce que confirment les positions politiques ultérieures de Godard qui s’engagera en ce sens dans les années suivantes en créant le groupe « Dziga Vertov » – ou comme sa critique – ainsi que l’ont perçu les maoïstes de l’époque, qui ont reproché au cinéaste d’avoir représenté de manière ironique une bande de jeunes intellectuels s’amusant à jouer à la Révolution3.
La question de la signification du film, assurément énigmatique, ne doit cependant pas être confondue avec celle de savoir s’il anticipe ou non mai 68. Or ce caractère d’anticipation n’est guère contestable, à condition de garder à la notion toute son ambiguïté.
En décrivant le milieu étudiant en pleine ébullition, Godard pressent bien comment quelque chose est en train de se passer dans les universités, aidé en cela par sa compagne Anne Wiazemsky qui fréquente Nanterre – en particulier le groupe anarchiste de Daniel Cohn-Bendit – et lui fournit des informations de première main sur les mouvements étudiants, lui permettant de capter certaines lignes de faille et certains points de fracture de l’époque, non perceptibles par tous.
Mais, comme le montre Antoine de Baecque dans un entretien4, le film est peut-être moins prémonitoire de mai 68 que de son échec et de celui du gauchisme, la description positive des jeunes révolutionnaires étant fortement tempérée par la manière dont leur projet est relativisé, aussi bien par les personnages d’Henri et de Jeanson que par l’assassinat burlesque du ministre soviétique et l’écriture décalée de l’ensemble.
En ce sens, le film est représentatif de ces œuvres qui semblent à plusieurs détentes et ne délivrent que progressivement la charge anticipatrice dont elles sont porteuses. Prémonitoire de mai 68 comme de son échec, il déplie dans le temps la série de ses annonces, au point que l’on peut se demander si toutes ont été à ce jour réalisées ou si certaines ne restent pas à venir.
On pourrait ainsi craindre que l’œuvre ne porte en elle, comme des éclats dispersés de futur, des traces d’événements encore latents, au premier rang desquels cette révolution plus violente avec meurtres et attentats que les jeunes révolutionnaires revendiquent et initient, que d’autres pays comme l’Italie ou l’Allemagne ont connue à la même époque et à laquelle la France a largement échappé.
L’étude stylistique des figures-avant – en particulier des multiples indistinctions langagières et visuelles – permettrait de montrer comment la complexité de l’œuvre tient peut-être à la manière dont elle tente de saisir et d’organiser des mots et des images issus de plus tard, et, pour certains, non encore advenus. Il en va ainsi, comme dans les autres œuvres étudiées, des passages les plus énigmatiques, dont on peut penser qu’ils trouveront seulement leur pleine portée quand l’Histoire aura développé toutes les anticipations dont l’œuvre est porteuse.
Par la manière dont il gère des temporalités multiples, le film de Godard n’incite pas seulement à recourir à la stylistique multitemporelle évoquée plus haut – fondée sur l’analyse des fragments discordants et des incohérences –, il incite aussi à penser autrement l’histoire esthétique, souvent trop prisonnière d’une chronologie événementielle univoque.
Si certaines œuvres importantes ne puisent pas seulement leur inspiration dans ce qui s’est passé mais dans ce qui va advenir, il importe d’organiser autrement l’histoire de la littérature et de l’art, au moyen de regroupements qui ne soient pas dépendants de la chronologie classique, mais prennent en charge les grands événements transhistoriques dont les œuvres s’inspirent.
Or le même cinéaste qui a réalisé La Chinoise est aussi celui qui a tenté, dans son Histoire du cinéma, d’organiser l’histoire de son art sur d’autres bases que la traditionnelle linéarité chronologique. Les huit films qui constituent cette histoire ne relèvent plus d’une esthétique de la succession, mais de la juxtaposition, puisqu’aucun fil chronologique ne tient ensemble les extraits, souvent très brefs, qui se succèdent.
Le désordre n’est cependant pas complet. La succession de ces œuvres est régie par un double principe d’organisation. Chacun des huit films, tout d’abord, est construit autour d’une thématique – comme « Fatale beauté » ou « Contrôle de l’univers » – qui est loin d’être rigide mais donne à l’ensemble des citations associées une sorte de tonalité commune.
Par ailleurs, à l’intérieur de chacun des films, la juxtaposition n’est pas aléatoire, mais obéit à des liens ou à des assonances plus ou moins évidents et objectifs qui permettent de construire une autre logique que celle de la linéarité chronologique, laquelle sous-tend la plupart du temps les histoires du cinéma.
Le premier effet de ce type de montage est de mettre l’accent sur des affinités ou des correspondances insolites entre les citations qui n’apparaîtraient pas nécessairement dans une histoire plus classique, naturellement portée à faire voisiner les œuvres proches dans le temps et l’espace, en privilégiant la catégorie de l’inspiration.
Le second effet est de permettre une forme de pensée sur le cinéma et sur l’histoire qu’une approche plus chronologique ne favorise pas nécessairement. Si les réflexions théoriques sont parfois directement présentes – soit dans les commentaires en voix-off, soit dans l’entretien avec Serge Daney –, elles doivent surtout être reconstituées par la lecture des images, au nom de cette idée que leur association inédite peut être porteuse d’une réflexion propre.
En cela, l’entreprise de Godard fait penser à celle d’Aby Warburg, cet historien de l’art qui avait entrepris, au début du XXe siècle, de réaliser un atlas où chaque planche réunissait de manière improbable des œuvres issues de périodes et de lieux éloignés, lesquelles, bien que relevant de cultures distantes, lui semblaient présenter, au rebours de toute logique, de singulières ressemblances5.
Mais c’est à une autre forme de rupture qu’invite la prise en compte des anticipations, puisqu’il ne s’agit pas ici simplement de briser la chronologie traditionnelle, mais de montrer comment une double temporalité s’exerce sur certaines œuvres, qui tentent d’articuler les effets conjoints d’événements passés et à venir.
Si l’on admet le principe de cette double irradiation que ce livre a tenté de mettre en forme, il serait intéressant d’organiser entre les œuvres des regroupements originaux, montrant que leur situation dans l’Histoire est moins assurée qu’on pourrait le penser et qu’elles acquièrent un surcroît de lisibilité quand on les dispose à une place différente de celle que l’on serait enclin à leur attribuer.
Placer Meidner au côté des artistes qui ont été influencés par la Première Guerre mondiale permettrait ainsi, non seulement d’insister sur le traumatisme qu’elle a représenté pour lui dès 1911, mais aussi de l’associer à d’autres courants esthétiques plus tardifs comme le surréalisme, dont les artistes ont été marqués, eux aussi, bien qu’avec un temps de retard, par le même conflit.
Il en irait de même pour le film de Kurosawa, dont la véritable place est aux côtés de toutes les œuvres – celles-ci postérieures à la catastrophe – qu’a suscitées l’accident de Fukushima. Et les fictions de Houellebecq et de Tom Clancy, qui ont pris un temps d’avance sur les événements – et peut-être est-ce dans cette série qu’il faut placer La Chinoise –, gagneraient un surcroît de lisibilité à être associées à toutes les œuvres qui se sont inspirées de la vague d’attentats que connaît le monde depuis le 11 septembre.
Mais on peut aussi penser à des regroupements organisés autour d’événements qui ne se sont pas encore produits mais n’en sont pas moins sources de création, comme le premier conflit nucléaire mondial, dont les conséquences ont été longuement décrites par de nombreux auteurs, en France comme à l’étranger, de Cormac McCarthy à Antoine Volodine, auprès desquels Wells, par exemple, mériterait de figurer.
Des regroupements de ce type confèreraient à la littérature et à l’art une fonction pleinement politique, puisque le croisement et la confrontation des éclats de temps, disséminés dans des œuvres de périodes et d’espaces éloignés, permettraient de donner une cohérence supérieure à l’histoire de la création, mais aussi de dessiner avec suffisamment de précision ce qui est susceptible d’advenir, et donc de prendre les mesures nécessaires, sinon pour éviter l’inévitable, du moins pour s’y préparer.
C’est donc à une tout autre manière d’écrire l’histoire de la littérature et de l’art qu’invite la prise en compte des diverses anticipations dont les œuvres sont porteuses.
Une histoire qui ne serait plus fondée sur une conception linéaire de la temporalité, mais sur une vision en vrille – attentive au jeu des causes postérieures et des conséquences antérieures6 –, grâce à laquelle les œuvres, situées au point de rencontre des traces du passé et des éclats du futur, pourraient compléter par leur connaissance du monde les expertises sur lesquelles s’appuient, de manière insatisfaisante, ceux qui ont en charge notre destin.
1. APJ –
2. Études, 1967, no 327.
3. L’Ambassade de Chine, où Godard est allé présenter son film, l’a également rejeté.
4. Entretien avec Pierre-Henri Gibert, in La Chinoise [1967], DVD, Gaumont-Pathé, 2012.
5. Sur Aby Warburg, voir l’ensemble de l’œuvre de Georges Didi-Huberman, en particulier L’Image survivante, Minuit, 2002.
6. Sur ces notions, voir Demain est écrit, op. cit.