L’invraisemblable roman de Robertson, Futility, qui décrit dans les moindres détails, avec quatorze années d’avance, la catastrophe la plus célèbre de l’histoire maritime1, a donné lieu à d’innombrables commentaires, des plus sceptiques aux plus convaincus.
Représentatif du camp des sceptiques est Gérald Bronner, qui entreprend de démonter minutieusement la thèse de la prémonition, en montrant qu’il n’y a rien de surprenant, si l’on y réfléchit, dans la série de ressemblances entre le naufrage du Titanic et le roman de Robertson.
Bronner commence par remarquer que si des similitudes existent bien entre les deux naufrages, il importe de ne pas oublier les différences. Il rappelle par exemple que le paquebot du roman mesure 214 mètres de long alors que le paquebot réel en fait 269, et que le nombre de morts diffère sensiblement, puisque le roman en compte près de 3000 quand le nombre des victimes effectives a été de 15232.
Mais surtout, Bronner entreprend de démontrer que ces similitudes sont logiques et peuvent s’expliquer simplement. Robertson – rappelle-t-il –, fils de capitaine et lui-même marin, était un spécialiste des histoires maritimes, donc tout à fait au courant des évolutions de la construction navale. Il avait en particulier suivi attentivement le projet de construction d’un navire géant, le Gigantic, aux caractéristiques proches de celles du Titanic et dont lui-même va s’inspirer pour créer son Titan :
En d’autres termes, une fois que l’on a fixé le tonnage d’un bateau, un certain nombre d’éléments (nombre de cabines étanches, vitesse, puissance du moteur, nombre de canaux de sauvetage...) en découlent. Dès lors, le prophétisme de Futility devient beaucoup moins intrigant. Robertson n’a fait que suivre la compétition entre les constructeurs de navires et écrire un roman d’anticipation bien informé. De nombreux romans maritimes ont été écrits à cette époque, que l’un d’entre eux ait rencontré la tragique réalité n’a rien de surprenant3.
Mais, indépendamment du fait que Bronner passe sans s’arrêter sur la coïncidence la plus troublante – la proximité des noms des deux navires –, sa démonstration se retourne aisément contre elle-même. Dire en effet que Robertson, à partir de ses lectures, des données dont il disposait et de son imagination, a été capable de décrire le naufrage avec un temps d’avance, n’est-ce pas reconnaître qu’il a formulé une prédiction argumentée ?
En fait, ce que vise Bronner est la notion de précognition, à savoir cette idée que les écrivains et les artistes disposeraient d’une véritable connaissance du futur. Mais l’idée plus modeste d’anticipation, surtout sur son versant prédictif qui fait appel à la seule raison, est davantage validée que réfutée par ce qu’il nous dit de la manière dont Robertson s’y est pris pour tenter de deviner ce qui pouvait advenir.
1. Robertson ne s’est pas arrêté là. Infatigable narrateur de l’Histoire à venir, il raconte dans une nouvelle écrite en 1914, « Beyond the Spectrum » (AJ +), une guerre entre les États-Unis et le Japon, dans laquelle celui-ci lance des attaques surprises contre des navires américains.
2. Coïncidences, op. cit., p. 104.
3. Ibid., p. 107.