Une scène m’a particulièrement marqué dans la vie de Stead, celle où il franchit la passerelle qui sépare le Titanic du débarcadère de Southampton où le navire est amarré, et se retourne une dernière fois vers la terre ferme qu’il sait ne plus jamais revoir. Quelles pensées traversent alors son esprit ?
Par rapport à d’autres cas examinés dans cet essai, la vie et la mort de Stead offrent la particularité de se situer au croisement d’une destinée individuelle et d’une tragédie collective, et incitent donc à s’interroger sur son attitude. La plupart des créateurs ayant assisté à la réalisation de leurs anticipations ont décrit des catastrophes auxquelles ils pouvaient difficilement échapper.
Le destin de Stead est différent, dans la mesure où il était en mesure de l’infléchir, au moins sur un plan personnel. Rien ne le contraignait en effet, alors qu’il avait été averti de son sort par plusieurs voyants et qu’il avait lui-même raconté sa propre fin à différentes reprises, à prendre la décision de s’embarquer sur le Titanic.
La question qui se pose alors à l’observateur est double. Elle est d’abord de savoir dans quelle mesure le fait de participer à l’événement que l’on annonce – ce qui n’était pas le cas pour Robertson – accentue la sensibilité à sa survenue et augmente la capacité de le décrire et d’en informer ses contemporains.
Mais la tentation est grande par ailleurs de se demander à quelles motivations obéit le choix de Stead de monter à bord et s’il faut le mettre au compte de la résignation face à l’incontournable ou s’il convient plutôt d’y lire, pour des raisons qui n’appartiennent qu’à lui comme le souhait de retrouver son fils disparu, la décision plus secrète, et de lui-même peut-être ignorée, d’en finir avec la vie.