L’interrogatoire
– Ton nom de famille ?
– Stévard.
– Prénom ?
– Karima.
– Date de naissance ?…
– …
– Arrête de chialer ! Je répète : date de naissance ?…
Assise dans mon fauteuil roulant devant l’officier de police judiciaire qui tape ma déposition sur une machine à écrire hors d’âge, j’ai du mal à retenir mes larmes.
Je suis seule face à cet homme, dans un bureau sans fenêtre du commissariat du 3e arrondissement, saturé d’odeurs de transpiration, de crasse, de tabac froid et de vieux papiers. Une heure plus tôt, ce mercredi après-midi, les agents de Police secours ont appelé par radio une fourgonnette de la police municipale afin de m’y faire monter avec le fauteuil. Dans le hall de mon immeuble et sur les trottoirs de l’avenue, des badauds assistaient à la scène, sidérés. Une gamine sanglotante, les jambes dans le plâtre, portée en fauteuil roulant à l’intérieur d’un véhicule de police… Dedans, assis sur la banquette, il y avait déjà un jeune voleur, menotté, encadré par deux agents à l’expression sévère. Jeremy et Judith n’ont pas été autorisés à m’accompagner. « Vous serez convoqués », leur a-t-on dit sèchement, sans plus de détails. Quant à Bruno Debourg, il est monté devant, dans la voiture noire et blanche des policiers, et le cortège a pris, toutes sirènes hurlantes, la direction du commissariat…
J’ai eu l’impression de vivre un film. Un mauvais film. Où j’avais le pire rôle, celui de la victime accusée à tort ! Celle contre qui le monde entier se ligue, sans pitié…
Même Jeremy et Judith, je l’ai bien senti, ne savaient pas trop quoi penser de ma conduite…
Demain ma photo sera peut-être dans les journaux…
LA COLLÉGIENNE ESPIONNAIT SES VOISINS ET CACHAIT CHEZ ELLE LE BUTIN D’UNE BANDE DE CAMBRIOLEURS…
– Alors, raconte-moi un peu ton histoire, Karima… Et en commençant par le commencement, s’il te plaît !
L’officier de police judiciaire a fini de taper les informations concernant mon état civil. Il attend, énervé et fatigué, passant ses doigts sur son visage mal rasé. Le cendrier, sur le bureau devant lui, déborde de mégots.
Alors, je raconte… L’accident d’escalade, le kiné qui m’offre des jumelles pour me distraire, la scène de la gifle chez M. Debourg, puis le cambriolage…
– Stop, Karima. Tu as vu combien de personnes, ce jour-là, dans l’appartement ?
– Deux. Un monsieur à moustache, dont j’ai reconnu plus tard la photo dans le journal…
– Darcy, oui. Et l’autre ? De quoi avait-il l’air ?
– Je… je l’ai très mal vu. De dos uniquement…
– Tu es bien sûre ?
– Ou… oui.
– Ce serait pas un type jeune ? Dans les dix-huit ans ?
– Je… je ne sais pas.
Le policier en civil soupire.
– Bon. Et cette fois déjà, tu as appelé Police secours. On a un enregistrement de ton appel. Mais pourquoi as-tu raccroché brusquement ?
J’hésite.
– Euh… je me suis dit qu’au fond ça ne me regardait pas…
– Alors que tu n’arrêtais pas d’espionner tes voisins avec tes jumelles ? Te fiche pas de moi, Karima.
– Je… j’ai eu peur que les voleurs se vengent sur moi, après.
Il me regarde par en dessous, toujours en se caressant le menton.
– Mmouais. Ce serait pas plutôt parce que tu les connaissais ?
Je secoue la tête.
Mon interrogateur tape violemment du plat de la main sur le bureau.
– Mais si, tu les connais ! Puisqu’on a trouvé le PC de M. Debourg chez toi ! (Il crie :) Qui te l’a donné ? Hein, Karima ?
Je me remets à pleurer.
L’homme m’examine d’un air embarrassé.
– Écoute, on n’est pas des salauds… Tu n’as que quatorze ans, tu t’es payé une vilaine chute, tu me fais de la peine avec tes guibolles dans le plâtre et je voudrais que tu te tires d’ici le plus vite possible pour rentrer chez toi…
Je sanglote de plus belle.
– Mais si tu veux sortir libre, il faudra te montrer un peu plus coopérative… Tu couvres des complices, je le sais. Le juge pour enfants ne va pas apprécier ton attitude. Et le comptable de la CSI a l’intention de porter plainte contre toi, c’est un homme qui semble avoir des relations haut placées… Dans la situation présente, je suis obligé de demander à ce qu’on te mette en garde à vue…
– Je veux téléphoner à maman…
– Plus tard ! Bon sang, tu n’as pas l’air de te rendre compte de la gravité des faits qui vont t’être reprochés, Karima… Complicité de vol en bande organisée, recel… Même à ton âge et avec un casier vierge, ça peut aller loin… Tu vas te retrouver pour des années en centre de détention pour mineurs… Tu peux dire adieu au collège, au lycée… Ta vie foutue, simplement parce que tu nous caches des choses…
Sur le bureau de l’officier, le téléphone se met à sonner.
Il soulève le combiné et grogne :
– Ouais, Coret, ici… Hein ? Qui ça ? J’connais pas, jamais entendu ce nom…
Il écoute, puis une lueur d’intérêt s’allume dans ses yeux.
– D’accord, faites-le monter. On va le confronter avec la petite.
L’officier de police raccroche, se tourne vers moi.
– Ça te dit quelque chose, ce nom-là ? Augustin Lo Monaco ?
Je fronce les sourcils. Non, je ne pense pas… Je ne sais pas pourquoi, mais ça me fait penser à un nom de clown !… Je réponds par la négative.
– Eh bien lui, il prétend qu’il te connaît…
La porte du bureau s’ouvre. Un agent en uniforme, qui tire par le bras un jeune homme aux poignets menottés…
Tino !
Il me regarde avec un petit sourire triste.
– J’suis désolé, Karima. Je pensais pas t’embringuer dans cette histoire… (Il se tourne vers l’officier qui m’interrogeait :) Cette fille était au courant de rien. C’est la petite sœur de Jeremy Stévard, un pote du lycée. Je ne l’ai vue que deux ou trois fois, je vous le jure ! Karima me connaît que par mon surnom, « Tino ». Je lui ai juste passé l’enveloppe contenant l’ordi, fermée, en lui faisant promettre de ne pas l’ouvrir et de me la garder au frais. Elle n’avait aucun moyen d’imaginer que ça provenait d’un vol…
Les larmes envahissent de nouveau mes yeux. L’officier m’interroge :
– Tu confirmes, Karima ?
Je renifle.
– Ou… oui.
Il ordonne à l’agent :
– OK, refoutez-le en cellule. Je l’interrogerai plus tard.
Tino et son gardien disparaissent dans le corridor, la porte claque brutalement. Même pas le temps de se dire adieu. De le remercier…
L’officier de police se détend dans son fauteuil.
– Je préfère ça. Au fait, je me suis renseigné à ton sujet. Ton prof d’escalade m’a dit au téléphone que tu étais une fille courageuse, droite, bref il t’aime beaucoup. Je pensais bien que tu protégeais quelqu’un… (Il me sourit gentiment.) Le petit Lo Monaco est venu se constituer prisonnier quand il a su qu’on t’avait embarquée. Il a avoué être le complice de Darcy et avoir fauché un ordinateur, un chéquier, du fric et autres bricoles dans l’appartement en face de chez toi. J’espère que le juge en tiendra compte… Bon, je vais donner l’ordre de te reconduire à ton domicile et je te promets de faire mon possible pour que M. Debourg renonce à sa plainte… D’ailleurs tu es mineure, donc pénalement irresponsable, tout ce que je t’ai dit c’était pour te faire peur et que tu parles…
On frappe à la porte.
– Entrez !
La policière qui était chez moi passe la tête dans l’embrasure.
– Mon lieutenant ? Je voudrais vous montrer un truc…
Elle tient l’ordinateur du père de Jesslyn sous le bras. Le posant sur une table, la jeune femme explique :
– Voilà, ce monsieur insistait d’une façon qui m’a semblé bizarre pour récupérer tout de suite son PC… Curieux, alors qu’il ne s’était même pas dérangé pour nous signaler le vol ! Comme la gamine nous avait expliqué pour le mot de passe, j’ai pu le remettre en marche avant de le lui rendre. J’ai pris le temps de copier quelques fichiers de la CSI dont les intitulés m’intriguaient. Ayant fait un stage à la Division économique et financière, je m’y connais un peu… Le dossier Bogota m’a paru très intéressant. Tenez, regardez… Et avant de monter vous voir, j’ai passé un coup de fil à mon patron de la Division… Ça l’intéresse lui aussi, il envoie des hommes immédiatement et m’a suggéré de ne pas laisser filer M. Debourg…