La lettre
Lyon, le 17 mai
Cher Tino,
Comment vas-tu ?
J’ai enfin réussi à avoir ton adresse. Ça me fait bizarre de t’écrire une lettre qui sera la première que j’écris à quelqu’un qui est en prison. Comme je n’ai aucune expérience du monde carcéral, j’espère que je ne me trompe pas de numéro sur l’enveloppe et j’espère aussi que je ne vais pas écrire des choses qu’il est interdit d’écrire…
Enfin, bon, je voulais absolument te remercier de ce que tu as fait, d’avoir renoncé à ta liberté en venant expliquer aux policiers que j’étais innocente. Cela me touche et je n’arrive toujours pas à croire que quelqu’un que je connaissais à peine a fait ça pour moi !
De mon côté, ici, je suis vraiment sous pression parce que je suis retournée au collège depuis quinze jours et que j’ai beaucoup de travail à rattraper, ayant loupé un mois et demi de cours ! Mon collège, heureusement, est muni d’installations pour handicapés (ascenseurs, plans inclinés…). Le regard des autres élèves est la chose la plus dure à supporter ! Ce qui me blesse, c’est que certains élèves viennent me voir et donnent de grands coups dans mes plâtres en disant que j’ai rien, que c’est pour me faire remarquer. C’est injuste ! Comment peuvent-ils penser ça ? Si je voulais me faire remarquer, ce serait par un autre moyen qu’en arrivant à mon collège plâtrée ! Du coup, je n’ai plus très envie de retourner en cours, mais il le faut… si je ne veux pas redoubler mon année scolaire ! Mes amies m’ont un peu soutenue et défendue, je préfère essayer de me défendre seule mais je n’y arrive pas…
Une histoire qui m’a bien fait rire : le professeur de gym m’a demandé ma dispense d’EPS. Comme si j’allais faire du saut en hauteur avec les deux jambes dans le plâtre ! « Le règlement, c’est le règlement ! » a-t-il répété. Non, mais c’est pas permis d’être aussi c… !
Excuse-moi, cher Tino, je m’aperçois tout à coup que je ne fais que râler et me plaindre, alors que tu vis certainement des choses beaucoup plus dures que mes petits problèmes…
Un truc aussi qui me dégoûte, c’est que toi tu es en prison pour avoir volé des bricoles, alors que M. Debourg, qui a commis des actes mille fois plus graves, qui s’est enrichi avec l’argent de la drogue et était sur le point de me jeter par la fenêtre du huitième étage, eh bien lui, son avocat lui a obtenu la liberté provisoire ! Il ne sera peut-être pas jugé avant des années…
Je t’explique ce que les inspecteurs de la Division financière ont trouvé dans son ordinateur :
M. Debourg, en tant que chef comptable de la branche lyonnaise, aidait le directeur adjoint de la Compagnie suisse d’investissements à « blanchir » des millions de dollars qui provenaient de la vente de drogue par la mafia colombienne, les fameux « narco-trafiquants ». Dans ses comptes, M. Debourg faisait passer ces dollars pour le résultat d’opérations d’exportation parce que, en Colombie, paraît-il, la loi autorise les exportateurs de ce pays à rapatrier les profits réalisés à l’étranger et à les convertir de dollars en pesos…
Tout cet argent était acheminé clandestinement vers Londres et Genève, et « blanchi » grâce à de nombreuses manipulations de comptes à la banque CSI, avant d’être retransféré aux USA sur des comptes ouverts dans des succursales de la banque suisse ou des banques qui lui étaient affiliées…
Et bien sûr, pour ses services, M. Debourg touchait des sommes importantes mais, étant donné que la Division financière le soupçonnait (sauf que, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé son PC, ils n’avaient pas de preuves…), il préparait un déménagement à Londres, où il avait déjà envoyé sa femme et sa fille…
Et moi qui m’imaginais qu’il avait découpé Jesslyn en morceaux ! Qu’est-ce qu’on peut être bête !…
Que te raconter d’autre ? Samedi prochain, je vais assister à une compétition d’escalade à laquelle j’aurais dû participer. Ma mère ne voulait pas que j’y aille, elle s’imagine que ça me remettra le moral à zéro, de voir les autres sur le mur d’escalade. Moi, au contraire, je pense que ce sera supra motivant ! Et puis, je me doute bien que ce sera long et dur après pour remarcher, et l’escalade c’est une leçon de courage, justement !
Dans dix jours, je retourne à l’hôpital où les médecins vont changer mes plâtres et les remplacer par des plus courts, qui ne montent que jusqu’aux genoux. Mon kiné, M. Ridère, m’aidera à commencer à replier les genoux sans avoir mal, car il faut que je démarre le plus vite possible la rééducation…
Voilà, comme quoi il ne faut jamais perdre le moral…
C’est ce que tu me disais, d’ailleurs, mon cher Tino. Alors toi aussi, garde le moral ! Je ne sais pas si j’ai réussi à trouver les mots, mais j’espère. Je n’oublierai jamais ce que tu as fait pour moi, et sans toi c’est moi qui serais derrière les barreaux !
Au cas où tu voudrais me répondre, eh bien tu connais l’adresse… Ça me ferait plaisir, mais si tu n’as pas envie de le faire, ne te force pas.
Je dois te laisser maintenant.
Bon courage pour supporter ton incarcération !
Gros bisous.
Karima