Le cambriolage
Aujourd’hui, j’ai repris mon poste derrière la vitre de notre salon.
J’ai décidé de retrouver la fenêtre de la fille qui pleurait.
Au bout de quelques minutes de recherches vaines, je tombe sur l’appartement en travaux. Les deux peintres sont toujours là. De même que la radio, sur le rebord de la fenêtre. Il me suffit à présent de déplacer les jumelles vers la droite pour arriver à la chambre que je cherchais… Elle est vide, ce matin.
Mais je reconnais bien la table, et les piles de livres et de dictionnaires, l’encadrement de la porte au fond et une affiche punaisée au mur. Je me déplace encore vers la droite. La baie vitrée d’une salle de séjour. Un canapé rouge foncé, un buffet de style moderne, une paire d’appliques murales, un tableau abstrait dans son cadre d’aluminium, une table en bois clair avec un ordinateur portable posé dessus. Des fleurs dans un vase, courbées tristement – on n’a pas songé à renouveler leur eau et elles se dessèchent.
Tout cela est plutôt banal. Mon bras fatigue de nouveau, il n’y a personne dans cet appartement ; la lycéenne et son père – j’imagine que c’est son père, ou peut-être son beau-père ? – sont sortis, je n’apprendrai rien d’intéressant…
C’est au moment où je me dis ça que notre téléphone se met à sonner.
Un sans-fil, que je garde toujours à portée de main afin de ne pas louper un appel. Sauf que là, je l’ai oublié dans ma chambre…
Au bout d’une série de manœuvres maladroites (on est toujours maladroit quand on se dépêche) et de heurts contre les encadrements des portes, j’étends le bras gauche pour saisir l’appareil qui continue de sonner sur ma table de chevet, car le répondeur est débranché. Je fais :
– Allô ?
– Euh… Karima ?
Une voix jeune, masculine. Quelqu’un de ma classe ? Il poursuit :
– C’est Tino à l’appareil.
Mon cœur exécute un petit saut dans ma poitrine. Je bafouille :
– Salut, mais, euh, Jeremy n’est pas là… Il est au lycée…
Je l’entends rire doucement :
– Je sais. Non, c’est à toi que je voulais parler… Hum, ça va ?
J’ouvre de grands yeux. Et m’empresse de répondre, un peu au hasard :
– Oui, ça va… enfin, plutôt, non. J’ai pas trop le moral. J’attends avec impatience le jour où je serai libérée de tous ces plâtres…
– Tu m’étonnes ! plaisante-t-il. Eh bien, justement… je me disais… Comme tu dois t’embêter un max, toute seule durant la journée sans personne pour te distraire, moi je pourrais te balader un peu… Dans l’espace vert en bas de ta cité, ou, si tu veux, on pourrait même pousser jusqu’au bord du Rhône…
Je suis drôlement touchée. Alors que ce garçon, je ne l’ai vu qu’une fois dans ma vie ! Je ne connais même pas son nom de famille.
– Mais… tu n’as pas cours ? On est en semaine…
– Les cours ? répète-t-il d’un ton hautain (je peux presque le voir hausser les épaules). Je sèche, moi ! J’en ai plus que marre, du lycée…
Je me rappelle que mon frère m’a dit que Tino était du genre spécial.
– Bon, dans ce cas, dis-je sans réfléchir : tu peux passer cet après-midi si tu veux. C’est hyper gentil de ta part…
Tandis que mon interlocuteur tarde à répondre, j’ai un brusque flash de panique ! N’ayant pas prévu ce genre de visite, je ne suis pas habillée – et, toute seule, c’est impossible. Je vais avoir l’air trop bête si je dois lui ouvrir la porte en chemise de nuit !
Tino réplique d’un ton ennuyé :
– Ah, cet après-midi, non, j’ai un truc à faire. Je pensais plutôt demain…
Je pousse un bref soupir de soulagement.
– Demain, oui, d’accord. À quelle heure ?
– Quinze ?
– Oui…
– OK, salut.
Je regarde l’appareil, un peu interloquée, avant de répondre aussi, juste avant le déclic :
– Salut.
Je repose le sans-fil. Drôle de garçon, Tino. Et pendant toute la conversation, maintenant que j’y pense, il m’a semblé nerveux. La timidité ? Pourtant, l’autre jour, il ne paraissait pas spécialement timide, au contraire !
Puce arrive en miaulant, saute sur moi et vient se pelotonner contre mon ventre. Je caresse rêveusement le chaton, qui aussitôt se met à ronronner comme une turbine. Je lui confie :
– Tu sais quoi, mon Pucinou ? On va rouler vers le frigo et je vais sortir mon déjeuner. Parce que, aujourd’hui, j’ai faim ! Je crois que c’est le moral qui remonte…
Après manger, je laisse la vaisselle dans l’évier (mon accident est un bon prétexte pour ne plus la faire) et je regarde la télé. Le programme est tellement stupide que je m’endors. Je fais un rêve bizarre : le décor en est la chambre de la lycéenne d’hier, avec ses livres, son poster, la porte au fond, qui s’ouvre comme si la scène que j’ai espionnée se répétait. L’homme à lunettes entre, il dit quelque chose que je n’entends pas, la jeune fille se redresse pour lui répondre. L’homme lève la main, lui balance une gifle. La fille recule en se protégeant le visage. Elle vient s’adosser à la fenêtre, et je peux distinguer nettement ses cheveux noirs, tirés en queue-de-cheval. L’homme se rapproche, brusquement il sort un grand couteau de cuisine, le brandit… Je crie dans mon sommeil : « Non, arrêtez ! » Le couteau s’abat à plusieurs reprises, comme dans un film d’horreur… Du sang vient s’étaler sur la fenêtre, en une nappe qui s’élargit et finit par repeindre toute la vitre en rouge !
Je me réveille dans un violent sursaut, devant ma télé allumée où des pétasses en bikini se baignent sur une plage bordée de cocotiers, avec des types bronzés qui font du surf…
Quel cauchemar stupide ! Et cette série télé elle aussi est stupide. J’attrape la télécommande de la main gauche et je coupe le téléviseur. J’appelle : « Puce ? » mais le chaton reste hors de vue. Il doit être en train de dormir dans un coin, roulé en boule sur un de ses coussins préférés. Les chats passent plus de la moitié de leur existence à dormir, paraît-il…
Je consulte ma montre-bracelet. Quatre heures moins dix. Plus de deux heures encore à attendre avant le retour de Jeremy. S’il rentre directement du lycée, ce qui n’est pas forcément le cas… Bon, je décide d’aller vérifier ce qui se passe dans l’appartement de la fille à la queue-de-cheval et de l’homme aux larges épaules. J’espère que mon cauchemar de tout à l’heure n’était pas prémonitoire ! Je récupère les jumelles sur la table…
Cette fois je retrouve rapidement l’appartement en question. À première vue, rien n’a changé depuis ce matin. Et pas de sang sur les murs, heureusement. Les fleurs assoiffées, dans leur vase, paraissent simplement un petit peu plus sèches… Ah, il y a quelqu’un ! J’ai vu passer une ombre au fond du séjour… Un homme. Il revient dans mon champ de vision. Ce n’est pas le père de la lycéenne, mais un type plus jeune, environ trente ans, avec une moustache. Il porte une sacoche. D’un geste brusque, il envoie valser les fleurs. Et se penche vers les tiroirs du buffet, qu’il ouvre les uns après les autres, rapidement. Je le vois glisser des objets dans sa sacoche. Ce type est un voleur !
J’en ai le souffle coupé. Je suis en train d’assister, en direct, à un cambriolage !
Mon cœur bat la chamade. Il faut faire quelque chose… Ou pas ? Ce n’est pas mes affaires. En revanche, j’ai de la sympathie pour cette fille, ce serait moche qu’elle se fasse voler quelque chose d’important… Là-bas, dans le salon chez elle, le moustachu est en train de refermer l’ordinateur qui traînait, ouvert, sur la table et de le glisser à son tour dans la sacoche.
Baissant mes jumelles, je fais avancer mon fauteuil et me penche pour attraper le téléphone sans fil posé sur un radiateur. Les doigts saisis de tremblote, je compose fébrilement le 17.
Assez vite, une femme décroche et répond :
– Police secours, j’écoute.
Je bégaie :
– Je… je voudrais signaler un cambriolage…
– Donnez-moi l’adresse, s’il vous plaît.
– Euh, je ne sais pas exactement. C’est dans un appartement de l’autre côté de la cour de ma cité… Dans le 3e arrondissement… La barre d’immeubles qui donne sur la rue Bonnefoi… À l’angle de la rue de l’Humilité… Mais je ne connais pas le numéro…
– Le délit n’a pas eu lieu chez vous, donc ?
Cette policière a prononcé cela d’un ton froid, mécanique, qui me fait paniquer encore plus. Je me sens presque en position d’accusée !
– Non, je… il y a un homme en train de cambrioler, je le vois par ma fenêtre… Je ne peux rien faire, je suis en fauteuil roulant… Dépêchez-vous !…
– Dites-moi l’étage, nous envoyons une équipe sur place.
– Oui, attendez, je vais vous le dire…
Je reprends les jumelles et je commence à compter à partir du bas. Un, deux, trois, quatre, cinq… Lorsque j’arrive sur l’appartement, j’ai compté huit étages. Au huitième, donc – tout comme chez moi. En ce moment le moustachu n’est plus dans le salon. Un autre type, son complice sans doute, est occupé à fouiller la chambre de la lycéenne. Il me tourne le dos. Ce voleur-là paraît plus mince, plus jeune… Tout en l’observant qui tire des billets de banque et un chéquier d’un tiroir, je réponds à mon interlocutrice :
– Voilà, j’ai compté, c’est au…
Le jeune voleur se tourne vers la fenêtre. À présent, je distingue clairement son visage.
Celui de Tino !
Au commissariat, la policière s’impatiente :
– Mademoiselle ? Mademoiselle ? Quel étage ?…
J’appuie précipitamment sur le bouton rouge et je coupe la communication.