La sortie
J’ai passé les heures suivantes dans un état d’angoisse pas possible… D’une part, à me demander si la police n’allait pas retrouver la trace de mon appel et débarquer pour exiger des explications ; d’autre part, à m’interroger sur Tino…
Tino, qui est censé venir chez moi demain à quinze heures pour m’emmener en balade… Super : me promener en compagnie d’un cambrioleur !
Lui et le moustachu ont disparu de l’appartement peu après que j’ai raccroché le téléphone. Il n’y a pas eu d’intervention de la police, que ce soit ici ou là-bas. J’ai observé jusqu’à l’heure du dîner : la lycéenne n’est pas rentrée chez elle et son père non plus. Pendant que nous sommes à table, je regarde fréquemment du côté de l’immeuble de la rue Bonnefoi pour voir si la lumière s’allume dans l’appartement…
– Mais qu’est-ce que tu as, Karima, à tout le temps tourner la tête ? s’énerve ma mère. Ça se passe ici, pas dehors. Je t’en prie, on mange, sois un peu polie ! Participe à la conversation !…
– Pardon, je suis désolée. Dis-moi, Jeremy, tu as parlé à Tino aujourd’hui ?
Mon grand frère rigole.
– Non, on le voit de moins en moins au bahut… Il te plaît, hein, Tino ? Va pas me dire le contraire…
Je rougis, et maman demande qui est ce Tino.
– Un pote à moi, ricane Jeremy. Et le nouvel amoureux de Karima.
Cette fois j’ai viré au cramoisi, tandis que mon frère se fait engueuler copieusement :
– Attends, ta sœur est dans le plâtre pour au moins trois mois… et toi, tu prends plaisir à te moquer d’elle ? Ce n’est pas drôle…
Je tourne la tête… et, là-bas, de l’autre côté de la cour, je vois une lumière s’allumer au huitième étage.
Je me dégage de la table et fais pivoter mon fauteuil roulant.
– Karima ! hurle ma mère. Les jumelles au milieu du dîner, maintenant ! C’est n’importe quoi…
Sans prendre la peine de répondre, je me dépêche de faire la mise au point.
L’homme à lunettes vient de rentrer chez lui. Les mains sur les hanches, il contemple le désordre avec stupéfaction. Je m’attends à ce qu’il se précipite sur son téléphone et appelle la police, mais non. Il se penche pour ramasser les fleurs, et, machinalement, il les pose à plat sur la table. Le vase, lui, est sans doute en miettes sur le sol. L’homme retire sa veste, la suspend au dossier d’une chaise, s’assied et se prend la tête dans les mains. Il demeure ainsi quelques instants.
Puis, comme s’il avait pris une décision, il se lève brusquement, sort du séjour pour réapparaître dans la chambre de sa fille, avec un grand carton d’emballage qu’il place sur le bureau. Et il se met à embarquer tous les livres des étagères et à les jeter dans le carton…
Quelle réaction ahurissante, incompréhensible !…
Mais impossible d’assister à la suite, car maman vient de m’arracher les jumelles et m’ordonne de revenir dîner. Si je n’étais pas blessée, je crois que j’aurais eu droit à une paire de baffes, tellement elle paraît furieuse.
Lorsque j’ai enfin l’occasion de retourner avec mes jumelles à l’appartement où a eu lieu le cambriolage, je constate que la chambre de la lycéenne est vide. Même le poster a été retiré du mur !
Et, apparemment, la police n’est pas venue constater l’effraction.
Je n’y comprends rien…
Je passe une assez mauvaise nuit, fiévreuse, à m’interroger. Et pleine d’appréhension pour le jour suivant.
Ce matin, il fait un temps splendide.
J’ai demandé à maman de m’aider à passer un tee-shirt et une jupe. Et je me suis soigneusement maquillée dans la salle de bains après son départ pour le travail…
À quinze heures vingt, Tino n’est toujours pas là. Je retombe dans mon abattement. Sans doute s’est-il moqué de moi, son histoire de me balader en fauteuil, c’était juste une idée en l’air, qu’il aura aussitôt oubliée… Plus occupé par ses activités illicites. Ou alors – tout simplement – la police l’a déjà interpellé. Il est en ce moment en garde à vue, menottes aux poignets… À cette idée, je m’inquiète soudain vraiment pour lui. Et, du même coup, je me dis que Jeremy a peut-être raison : je suis amoureuse…
On sonne à l’entrée de l’appartement !
Je regarde notre horloge murale. Quinze heures vingt-huit. Je fais rouler mon fauteuil dans le couloir, jusqu’à la porte. Il m’est naturellement impossible de regarder par le judas – coincée que je suis avec mes deux jambes et mon bras dans le plâtre… Soudain, je songe à la police : ils ont fini par remonter à la source de l’appel et viennent me demander pourquoi je leur ai raccroché au nez après avoir signalé un cambriolage ! Et moi, qu’est-ce que je vais pouvoir leur dire ? Et si l’homme de l’immeuble d’en face allait me traiter de menteuse ?… Prétendre que ce cambriolage n’a jamais eu lieu ?
La main sur le verrou, je demande d’une voix chevrotante :
– C’est qui ?
– Tino. Pardon, j’suis en retard…
Nous avons traversé l’espace vert en bas de chez moi, trop bruyant à cause de tous les petits qui y jouent, et l’ami de mon frère a suggéré de prendre la direction du Rhône. Les passants, sur le cours Gambetta, nous croisent en me contemplant comme si j’étais une extraterrestre. Il faut dire qu’une ado en fauteuil avec les jambes cassées et un bras en écharpe, ce n’est pas un spectacle si courant ! Tous ces regards indiscrets me gênent. Il y a même un grand type maigre qui vient de prendre une photo de moi, à la sauvette ! J’ai envie de l’engueuler. Tino, derrière moi, rigole et me conseille de ne pas y prêter attention.
– On s’en fout, des autres, Karima. S’ils veulent te mater, c’est leur problème. Tu fais du sport, t’as eu un accident, t’es une fille courageuse et tu peux en être fière. Les autres, c’est des nuls. Tu sais, du sport j’en ai fait en tous genres… J’ai commencé tôt, à l’école primaire. Va savoir pourquoi, ils nous avaient collé une initiation à l’escrime ! Y en a qui font du basket, du hand-ball, du saut en hauteur, mais non… Moi je me suis coltiné l’apprentissage du fleuret et de l’épée ! Revêtu d’une moche combinaison blanche et coiffé du non moins moche casque à grillage… Franchement, le look apiculteur à même pas dix ans, c’est rude, crois-moi !
Il a réussi à me faire éclater de rire. Avant de continuer :
– Enfin, bon, on avait des looks de nazes mais on s’amusait bien. Le top, c’est quand on se prenait pour des pirates avec nos fleurets et qu’on se mettait à brailler : « En garde, moussaillon ! » et autres bêtises du genre…
En bavardant (à vrai dire, c’est surtout Tino qui parle et moi qui écoute), nous sommes arrivés au Rhône. Là aussi, aux clous, les automobilistes médusés s’arrêtent précautionneusement pour laisser passer mon fauteuil d’infirme… En longeant le quai, nous finissons par trouver une rampe permettant de descendre jusqu’au fleuve. Nous suivons le bord du Rhône, toujours en causant, sous le soleil et le ciel impeccablement bleu, jusqu’à un endroit où toute une bande d’ados font du skate-board : il y a un mur arrondi spécialement conçu pour leurs sauts acrobatiques. L’endroit est recouvert de tags. Tino s’assied à côté de moi sur un banc de pierre et nous regardons un bon moment les skate-boardeurs. De les voir si agiles, ça finit par me redonner le blues.
– Tu sais, Tino, les médecins ils me font peur, ils n’osent pas me dire clairement si je remarcherai ou pas…
Il sourit.
– Arrête d’angoisser, j’te dis ! Évidemment que tu vas remarcher, Karima ! Faut jamais voir les choses en noir. Tiens, par exemple, il y a six mois, à vingt mètres à peine d’ici, j’ai cru que j’allais mourir.
J’écarquille les yeux.
– Comment ça ?
– Un samedi vers une heure du mat’, je sortais, seul, d’un concert sur une péniche. Et voilà quatre types qui marchent dans ma direction, sur le quai mal éclairé… Des costauds, en blouson, le crâne rasé, les pieds chaussés de rangers… Genre skins. Ils m’ont regardé d’un sale œil, ils ont dû penser que j’avais pas l’air suffisamment français à leur goût, et ils m’ont frappé et empoigné en disant que j’étais une sale race et qu’ils allaient me jeter dans le Rhône…
Je regarde Tino, le cœur battant.
– Et… alors ?
Il sourit encore.
– Un type passait par là, qui faisait des arts martiaux. Un ancien champion, ceinture noire et tout. Il a mis les gars en fuite en deux temps trois mouvements… Et après c’est devenu un bon copain, Christophe, il m’a appris beaucoup de choses… (Tino me fait un clin d’œil.) Tu vois qu’on ne doit jamais désespérer !…