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L’arrestation

Après m’avoir payé une orangeade à la terrasse d’un café à côté de la place Raspail, Tino m’a raccompagnée chez moi. Il m’a promis de me rappeler bientôt.

Mais le week-end est arrivé, puis passé, sans nouvelles de lui… Et je n’ai rien vu de spécial dans l’appartement d’en face, bien que j’aie regardé plusieurs fois avec les jumelles. Je n’ai aperçu que l’homme, jamais la fille… Je me demande où elle peut être ?

Ce mardi on doit me retirer mon plâtre du bras, maman a pris une journée de RTT afin de m’accompagner à l’hôpital. Sa voiture étant garée dans la rue Bonnefoi, nous passons par le jardin de la cité afin de la rejoindre sans avoir à faire le tour. Au moment où nous traversons le hall de l’immeuble qui fait face au nôtre et donne sur cette rue, un type baraqué sort de l’ascenseur, portant un grand sac-poubelle qui paraît très lourd. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine : j’ai reconnu, sans erreur possible, le père de la lycéenne du huitième !

Je l’observe en ouvrant des yeux comme des soucoupes, et le cœur cognant comme un marteau-piqueur. Le grand type à cheveux courts et à lunettes me fixe avec un air intrigué. Je ne sais si c’est à cause de mes plâtres ou parce que mon expression ahurie lui paraît bizarre…

– Houlà ! fait-il en nous tenant la porte vitrée et s’effaçant pour laisser place au fauteuil. Accident de scooter ?

– Ma fille s’est blessée pendant une compétition d’escalade le mois dernier, explique ma mère. La pauvre, elle en a encore pour un bout de temps dans le plâtre…

Il hoche le menton, tout en m’observant de ses petits yeux gris et froids derrière ses lunettes.

– Les enfants, c’est que des soucis, commente-t-il d’une voix sèche.

Puis il nous plante là sur le trottoir, traverse la rue et s’en va ouvrir les portes arrière d’une camionnette blanche, pour y jeter son sac-poubelle. J’ai le temps d’apercevoir plusieurs autres sacs identiques, avant qu’il ne referme les battants de tôle.

– Charmant, ce monsieur ! ironise maman qui fait descendre mon fauteuil sur la rampe pour handicapés avant de tourner en direction de sa voiture, garée un peu plus loin.

Je ne réponds pas, cette rencontre m’a trop déstabilisée ! Cet homme, que je vois évoluer en silence au bout de mes jumelles depuis plusieurs jours, c’est la première fois que j’entends sa voix et que ses yeux se plantent dans les miens. Une voix désagréable, des yeux méchants. Il me donne la chair de poule. Et je plains sa fille d’être obligée de vivre avec lui…

 

La scie à plâtre se promène le long de mon bras droit avec un bruit terrifiant. Sa roulette fait jaillir un nuage de poudre blanche, je me crispe, paralysée d’horreur à l’idée que le médecin, à la suite d’un faux mouvement, entaille ma chair. J’imagine le sang rouge vif en train de gicler, d’éclabousser le plâtre, de couler sur la bâche en plastique qui recouvre ma jupe pour lui éviter les projections… Le docteur me charrie :

– Hé, je te croyais plus courageuse… T’inquiète pas, Karima, la roulette est sécurisée, aucun danger que je te coupe…

Puis il tire violemment sur les deux moitiés du plâtre, arrachant des filaments de l’ouate et du jersey qui, en dessous, entouraient mon bras. Consternée, je redécouvre celui-ci tout maigre, sa peau fripée, verdâtre, et rougie au niveau du coude. Impossible de le déplier : l’articulation est raide et douloureuse. Je suis au bord des larmes, en essayant d’imaginer ce que ce sera pour mes jambes, dans quelques mois… Les muscles auront complètement fondu, les genoux seront bloqués, je devrai entamer une interminable période de rééducation…

Un infirmier vient me chercher pour passer des radiographies du coude dans un autre bâtiment que nous gagnons en parcourant de longs tunnels en sous-sol, dans une ambiance assez glauque… Une demi-heure plus tard, je retrouve ma mère en salle d’attente, avant le rendez-vous avec le médecin qui, au vu des radios, décidera de la marche à suivre, selon que ma luxation est guérie ou pas. Maman lit un magazine féminin, moi, le bras en écharpe, je commence à feuilleter un quotidien lyonnais de la veille, déjà tout froissé par les lecteurs précédents. Sur la page des faits divers, une photo me frappe : un homme d’une trentaine d’années, avec une moustache noire.

À côté, en gros caractères, le titre de l’article :

L’EX-CHAMPION DE KARATÉ DEVENU CAMBRIOLEUR ARRÊTÉ SUITE À L’ACTION COURAGEUSE DE SA VICTIME

L’homme sur cette photo, je l’ai déjà aperçu, j’en suis sûre : c’est lui qui fouillait l’appartement du père et de la fille, au huitième étage de la rue Bonnefoi ! En compagnie de Tino…

Je dévore le texte du journal, mon cœur battant à tout rompre :

L’exemple n’est pas à suivre, car si l’on en juge par l’enchaînement des faits qui se sont déroulés samedi, entre 8 h 30 et 11 heures du matin, force est de constater que les conséquences auraient pu être gravissimes pour notre justicier.

Prévenu par son épouse que des individus venaient de cambrioler leur pavillon et qu’ils s’étaient enfuis à bord d’une Renault Laguna, un habitant du quartier Maisons Neuves, à Villeurbanne, n’a pas hésité, au volant de sa BMW, à poursuivre le véhicule des malfrats et à les stopper dans leur fuite.

Sauf que les individus, déterminés et violents, armés d’une bombe lacrymogène, ont obligé le conducteur à leur céder sa voiture, à bord de laquelle ils ont échappé à la police. La BMW a été retrouvée plus tard, abandonnée sur le parking d’un supermarché de Givors.

Hors service après l’accrochage, la Laguna utilisée par les deux bandits était équipée de fausses plaques d’immatriculation et avait été volée en février dernier en région parisienne. Petite consolation pour les victimes : une grande partie du butin, constitué de matériel hi-fi, d’équipements informatiques et de bijoux, se trouvait toujours à l’intérieur de la Renault accidentée.

Le soir même, un individu était appréhendé par des policiers de Saint-Étienne alors qu’il essayait de forcer la serrure d’une voiture en stationnement. L’homme (sur notre photo), qui correspondait au signalement de l’un des malfaiteurs de Villeurbanne, a été formellement reconnu par le chauffeur de la BMW comme étant celui de ses agresseurs qui conduisait la Laguna. Il s’agit d’un ancien espoir du karaté français, Christophe Darcy, trente-deux ans, qui a été écroué à Lyon le lendemain. Selon des sources policières, l’arrestation de son complice, un jeune homme d’environ dix-huit ans d’après les témoins, serait imminente.

Je replie le journal, encore sous le choc. Maman me regarde :

– Tu es toute pâle, Karima, c’est le rendez-vous avec l’orthopédiste qui t’angoisse ? Faut pas t’en faire, ma chérie…

J’improvise :

– Mais mon coude me fait mal. J’ai peur qu’on me replâtre…

En réalité, bien sûr, j’ai peur pour Tino. C’est forcément lui, le jeune homme d’environ dix-huit ans dont l’arrestation serait imminente… Ne m’a-t-il pas parlé, le jour de notre balade au bord du Rhône, de son copain Christophe qui pratique les arts martiaux et qui lui a « appris beaucoup de choses » ?…