L’enveloppe
– Alors, ces jumelles ? Ça te fait passer le temps plus rapidement, hein ? Avoue que c’était une bonne idée…
– Aïe !
Je n’ai pu retenir un cri, pendant que M. Ridère forçait sur l’articulation de mon coude. Le kiné relâche la pression et se remet à me masser le bras.
– Allons, allons. Tu verras que ça va te faire de moins en moins mal… D’ici quinze jours, tu auras même oublié que tu t’étais luxé le coude. Et mes jumelles ? Tu ne m’en dis rien…
– Si, si, c’est formidable… Je vois l’immeuble d’en face exactement comme si j’avais escaladé sa façade et que je me tenais sur le rebord des fenêtres… Mais le problème, c’est que parfois je constate des trucs bizarres.
– Houlà ! Bizarres ?
Je ne vais quand même pas parler du cambriolage ! Je me limite à un seul aspect des événements :
– Il y a un type, là-bas, je l’ai vu frapper sa fille ! Enfin, une gifle, mais… j’en ai fait un cauchemar. J’ai rêvé qu’il la tuait à coups de couteau…
M. Ridère fronce les sourcils.
– Ah bon ? Fais voir… C’était où ?
Il m’emprunte la paire de jumelles. Je lui indique :
– Au huitième étage… L’appartement à droite de celui qui est en travaux et a été repeint en orange…
– Attends… Ah oui, j’y suis. Donc, je panoramique vers la droite… Ben ici aussi, ça m’a l’air d’être en réfection… Les étagères sont vides et il n’y a rien sur les murs… Je vois un bonhomme en chemise, manches retroussées, qui range des affaires dans des cartons d’emballage… Larges épaules, belle musculature dorsale… Il se redresse… Ah mais je le connais !
Je regarde avec stupéfaction M. Ridère, qui explique :
– Il s’appelle Debourg. Je l’ai soigné l’an dernier pour une lombalgie… Ce M. Debourg travaille comme chef comptable à la succursale lyonnaise d’une banque de Genève, la CSI – je crois que ce sont les initiales pour Compagnie suisse d’investissements. Tu sais, rester assis toute la journée à vérifier des chiffres sur un écran d’ordinateur, c’est pas ce qu’il y a de plus génial pour le dos…
M. Ridère repose les jumelles sur la table. J’aimerais en apprendre davantage :
– Vous connaissez sa fille, alors ?
– Je l’ai croisée deux ou trois fois, mais je n’ai jamais eu à la masser. C’était quoi, son prénom, déjà ?… Ah oui, je me souviens : Jesslyn. Avec deux « s », un « y » et pas de « e » au bout. Ce doit être un prénom anglais ou américain. Il me semble qu’elle est inscrite au même établissement que ton frère…
Incroyable ! Bon, je vais interroger Jeremy dès qu’il rentrera de ses cours… J’ajoute à l’intention du kiné :
– Je ne l’ai pas vue depuis le soir de la gifle… Et votre M. Debourg, je l’ai croisé hier dans le hall de son immeuble, je trouve qu’il a vraiment une sale bobine. Avec des petits yeux froids et méchants derrière ses lunettes. Il transportait des sacs-poubelle jusqu’à son véhicule… et vous savez ce qu’il a trouvé à dire à ma mère, en me voyant dans mon état ? « Les enfants, c’est que des soucis ! » Non, mais vous vous rendez compte ? Maman aussi, ça l’a choquée…
M. Ridère glousse, en secouant la tête.
– Ça explique pourquoi tu ne vois plus Jesslyn.
– Ah bon ? Vous avez une explication, vous ?
Il me fixe avec des yeux pétillants de malice.
– C’est clair : puisque M. Debourg juge que les enfants, « c’est que des soucis », il a réglé le problème en assassinant sa fille, exactement comme dans ton rêve, et ensuite il l’a découpée en morceaux. C’est son cadavre, en pièces détachées, que tu l’as vu transporter dans ces sacs-poubelle…
Le kiné a débité tout cela du ton le plus sérieux. Je l’observe un instant, incrédule, puis j’éclate de rire :
– Vous me charriez, là !
Il sourit.
– Tu crois ? Bon, allez, Karima, on n’est pas là pour plaisanter, redonne-moi ce coude…
Avant de refermer la porte d’entrée sur M. Ridère, je songe à lui demander comment se termine le film d’Alfred Hitchcock dont il m’a parlé le jour où il m’a offert les jumelles.
– Fenêtre sur cour ? Eh bien, le meurtrier qui habite en face s’aperçoit qu’il est espionné, alors il débarque chez le malheureux photographe, lequel ne peut se défendre vu qu’il est en fauteuil roulant… L’assassin, avant d’être arrêté, le fait passer par la fenêtre… Et, à la fin du film, on rigole parce que le photographe a maintenant deux jambes cassées !
Je frissonne. Si ce M. Debourg pénétrait chez moi pour me défenestrer, vu qu’on est au huitième étage, ce n’est pas avec deux jambes cassées que je me retrouverais (c’est d’ailleurs déjà le cas), mais au cimetière !
Au moment où je vais reprendre mon poste d’observation dans le séjour, le téléphone sonne. Cette fois, il est à portée de main.
– Allô ?
– Karima ? C’est Tino…
Pétrifiée, je ne sais pas quoi répondre. Il continue d’une voix sourde, essoufflée, comme s’il venait de courir un cent mètres :
– Je t’appelle d’une cabine, en bas. Je peux monter te voir ? T’inquiète, je resterai même pas cinq minutes…
– Euh… oui…
Il a raccroché aussitôt. Je manœuvre mon fauteuil et vais attendre Tino dans l’entrée, au bout du corridor. En m’interrogeant. Pourquoi vient-il ici ? Ai-je raison de l’autoriser à débarquer chez moi ? N’est-il pas devenu un malfaiteur recherché par la police ? Armé, peut-être… Aux abois et dangereux ?
J’entends le chuintement des portes de l’ascenseur qui coulissent, tout près, sur le palier du huitième. Puis la sonnette, un coup bref qui me fait sursauter dans mon fauteuil.
J’ouvre la porte, tout en regrettant de n’avoir pas mis la chaîne de sécurité.
Tino me sourit, se penche pour me faire la bise, puis il pénètre dans l’appartement. Il tient une épaisse enveloppe blanche sous le bras. Il remarque :
– Hey, on t’a enlevé ton plâtre. Tu vois que ça va mieux !…
Je réponds d’une voix hésitante :
– Et toi, Tino, ça va ? T’as l’air stressé…
– Des petits soucis. Rien de grave, mais… tu peux me rendre un service, Karima ?
L’ami de mon frère me tend la grosse enveloppe matelassée que scellent des bandes de scotch. Je suis étonnée par son poids.
– Tu pourrais me garder ce truc quelques jours, dans ta chambre ?
– Oui, mais qu’est-ce qu’il y a dedans ?
Il place l’index devant ses lèvres.
– Chut, c’est un secret. Promets-moi de ne pas ouvrir l’enveloppe, hein ! D’accord ?
Je ne sais que penser. J’ai l’impression de devenir complice de Tino.
En même temps, comme je crois que je suis encore amoureuse de lui bien que ce soit un voleur, cette preuve de confiance de sa part me rend fière… Je hoche la tête et adresse un petit sourire au grand jeune homme brun qui m’observe, appuyé au cadre de la porte.
– OK, promis, Tino. Tu restes un peu ? Tu bois quelque chose ? Y a du Coca dans le frigo…
– Non, pas le temps. Faut qu’je file. Salut ! Je te recontacte dès que je peux.
Sur le pas de la porte, il se retourne :
– Pas la peine de dire à ton frère que tu m’as vu… Hein !
– D’accord. Salut, Tino. (J’ajoute, penchée vers le palier :) Sois prudent !
Les portes de l’ascenseur se referment déjà, je ne sais pas s’il m’a entendue…
J’ai rangé la mystérieuse enveloppe sous une pile de feuilles quadrillées et de classeurs, dans le bas de mon petit bureau en bois blanc. Juste quand je me demande si je ne devrais pas chercher une meilleure cachette, j’entends Jeremy qui rentre du lycée. Je décide de laisser l’enveloppe là où elle est, jusqu’à nouvel ordre. Il sera toujours temps de changer plus tard si nécessaire…
Peu avant dîner, lorsque mon frère ressort de sa chambre, je pense à lui poser une question :
– Une fille qui s’appelle Jesslyn Debourg, ça te dit quelque chose ?
Il passe la tête par la porte, surpris.
– Ouais, elle est dans ma classe. Pourquoi, tu la connais ?
– Euh, non, juste de vue, mais mon kiné dit qu’il a soigné son père. Ils habitent dans l’immeuble en face, de l’autre côté de la cour… C’est quel genre de fille ?
Mon frangin fait la moue.
– Une bosseuse. Pas très causante. Et pas douée en EPS. Mais maintenant on la verra plus…
J’ouvre de grands yeux.
– Hein ? Pourquoi ?
– Elle sèche le bahut depuis vendredi dernier. Son père est passé ce matin voir le directeur, régler les formalités de sortie. Paraît qu’elle s’en va vivre à l’étranger… (Il fronce les sourcils, en ajoutant :) Ce qui est curieux, c’est qu’elle ne nous a jamais parlé de ce départ…
Je réfléchis. Tout cela est vraiment étrange. Puis je songe au cambriolage de l’autre jour, à Tino faisant main basse sur un chéquier et de l’argent dans la chambre de la lycéenne…
– Et dis-moi, Jeremy… Est-ce que cette Jesslyn et Tino sont amis ?
Mon frère m’observe d’un air narquois, tout en opinant vigoureusement du menton.
– Aah ! Maintenant, je comprends la raison de cet interrogatoire !… Mademoiselle est jalouse ! (Il ricane.) Ben non, si ça peut te rassurer : Tino, il est pas dans la même classe de terminale, d’abord, et je ne les ai jamais vus ensemble !…
Naturellement, je n’ai pu m’empêcher de devenir rouge comme une pivoine. Mais, surtout, je suis soulagée : j’avais horreur de l’idée que Tino aurait pu voler l’argent de quelqu’un qu’il connaissait…
Le dîner se passe bien, je suis de bonne humeur et je fais un effort pour participer à la conversation.
Ce soir, il fait très chaud sur la ville. De brefs éclairs viennent illuminer un ciel violacé et j’entend gronder l’orage au loin, derrière la Croix-Rousse.
Maman m’aide à faire ma toilette dans la salle de bains, puis à passer du fauteuil au lit. Mon bras droit me fait mal : je l’ai peut-être trop utilisé depuis qu’on m’a ôté le plâtre. Ma mère s’inquiète et, suivant le conseil du médecin, me remet le bras en écharpe pour la nuit, afin que je n’aggrave pas les choses en m’agitant durant mon sommeil…
Elle quitte la chambre, après avoir éteint la lumière.
Je m’endors en pensant à Tino…