L’opération
Je transpire, ma peau me gratte, moite de sueur sous mes plâtres de jambes…
J’ai mal au bras, encore plus que dans la soirée…
Il me semble entendre des gémissements tout près de moi. Accompagnés de ce qui ressemble à un bruit de moteur. J’ouvre les yeux.
Une lumière blanche tombe du plafond.
Je ne reconnais pas ma chambre. Ici tout est blanc et brillant, on dirait une chambre d’hôpital… La porte s’ouvre. Deux infirmières entrent, me soulèvent, m’installent sur un lit roulant. Je leur demande ce qui se passe.
– Tu ne te rappelles pas ? Il paraît qu’un voisin s’est introduit chez toi et qu’il t’a poussée par la fenêtre… Tu as eu de la chance de ne pas mourir ! Maintenant on va t’opérer…
Quoi ? Mais alors, c’est comme pour ma chute du mur d’escalade : je ne me souviens de rien ! J’ai perdu connaissance et je me réveille à l’hôpital, pareil que l’autre fois… Si ces infirmières disent vrai, ça signifie que le père de Jesslyn a compris que je l’épiais avec mes jumelles et qu’il a débarqué à la maison pour me défenestrer ! Écarquillant les yeux, je supplie :
– Mais je ne veux pas qu’on m’opère ! Où est maman ? Vous l’avez prévenue ? Elle travaille à France 3…
Une des infirmières répond, à l’instant où le lit à roulettes franchit la porte du long corridor de l’hôpital que baigne une lumière verdâtre :
– On n’a pas le temps, tu la verras plus tard… C’est la police qui t’a amenée, il faut t’opérer en urgence… Tu veux remarcher un jour, oui ou non ? Cette fois, tes deux jambes se sont cassées en petits morceaux dans ta chute…
– Le huitième étage, ça ne pardonne pas, renchérit la seconde infirmière.
Les néons du plafond défilent à toute allure au-dessus de moi. Mon lit, poussé par les femmes en blanc, franchit bruyamment des portes battantes et pénètre dans la salle d’opération. On me porte sur le billard. Lumière aveuglante. Et des visages qui se penchent pour m’examiner avec des regards concentrés. Calottes vertes, masques chirurgicaux verts. Yeux perçants sous des sourcils froncés…
– Pinces, dit l’un des chirurgiens d’une voix étouffée par le tissu du masque.
– Scalpel, dit un autre.
Des mains gantées de caoutchouc survolent mon visage, armées d’instruments brillants, tranchants, effilés… Je voudrais hurler, mais aucun son ne franchit ma bouche. Je ne veux pas qu’on m’opère ! Je ne veux pas qu’on me découpe, qu’on me charcute… J’ai peur !… Personne n’écoute : mes cris d’angoisse se perdent dans un silence ouaté, brisé seulement par les cliquetis et les tintements des instruments métalliques dans leurs plateaux…
– Coton.
– Ça saigne.
– Hémorragie, attention.
Je hurle. L’opération se passe mal… Je vais mourir, vidée de mon sang. Ces médecins sont des bouchers. Ils n’y connaissent rien… D’ailleurs, ils ne ressemblent même pas à des médecins ! Leurs visages sont recouverts par des masques ovales, grillagés. Des masques d’escrime !
Tino est assis à côté de moi. Il me prend la main. Je la serre… Je l’entends commenter gentiment :
– T’inquiète, Karima ! Faut dire que le look apiculteur, à quatorze ans, c’est rude…
Apiculteur ?
– Ben ouais, t’entends pas les abeilles ?…
Et moi qui croyais que le bourdonnement qui envahit la salle d’opération, c’était le bruit de la scie à plâtre !
J’essaie de me redresser. De regarder mes jambes. Ce sont elles qui bourdonnent, pendant que les escrimeurs, ou plutôt les apiculteurs, tirent pour écarter mes plâtres… Je vois mes genoux ! Pour la première fois depuis des semaines… Mais je ne les reconnais pas : mes articulations sont enflées, verdâtres, gonflées de pus… Et mes jambes grouillent de centaines d’abeilles : un essaim vorace qui soulève la peau putréfiée, remue sur ma chair en un amas bourdonnant, vrombissant, répugnant… Je me débats en criant d’horreur. Les abeilles, dérangées par mes mouvements désordonnés, s’agitent, décollent et envahissent à présent la salle pour tourbillonner jusqu’au plafond ! Les médecins et les infirmières battent des bras pour les chasser… J’appelle Tino au secours. Mais c’est un énorme chirurgien qui se penche sur moi, ses yeux méchants me fixent derrière ses grosses lunettes. Je reconnais M. Debourg ! Il est venu me chercher jusqu’ici, pour finir le travail et me tuer ! Le père de Jesslyn plaque sur mon visage un masque en caoutchouc épais. Je respire une odeur bizarre.
– Il faut dormir, Karima. Dormir… Tu es trop curieuse…
Je lutte, mais l’anesthésique commence à agir… J’ai la tête qui tourne… Le caoutchouc du masque est chaud et poilu. Des poils, une fourrure chaude qui m’étouffe… Je manque d’air, je n’arrive plus à respirer…
J’ai un brusque haut-le-corps pour échapper à l’asphyxie. Le masque de poils s’arrache de mon visage avec un miaulement et bondit sur les draps qu’il se met à griffer…
Puce !
En tâtonnant de la main gauche, je trouve l’interrupteur de ma lampe de chevet. Sa lueur vient éclairer l’atmosphère douce et rassurante de ma chambre… Je reconnais l’ourson en peluche avec son chapeau tyrolien et son petit piolet d’alpiniste, posé sur mon bureau parmi mes livres et mes cahiers. Je faisais un cauchemar abominable… dont je suis sortie brutalement parce que cet idiot de chat s’est installé sur ma figure et qu’il m’empêchait de trouver de l’air !
Mon souffle revient progressivement à un rythme normal.
Puce se pelotonne contre moi en ronronnant. Je le gronde :
– Puce… Affreux vilain garçon… Si tu savais ce que tu m’as fait peur…
Je suis trop impressionnée par mon rêve pour oser me rendormir tout de suite. Je crains de me retrouver dans la salle d’opération… face à M. Debourg, armé d’un scalpel…
Les yeux grands ouverts, je pivote sur les oreillers, pour constater que mon réveil indique 4 h 20… J’ai chaud, je suis en sueur, mes jambes me grattent, mon coude me fait mal sous l’écharpe, peut-être que je l’ai cogné contre un montant du lit en me débattant dans mon sommeil agité…
Depuis mon lit, je peux voir la pile de classeurs en bas du bureau – et, dépassant en dessous, l’enveloppe blanche que m’a confiée l’ami de mon frère. Que peut-il y avoir à l’intérieur, de si gros et lourd ? J’ai promis de ne pas l’ouvrir… mais je peux quand même essayer de deviner. Je me torture les méninges. D’abord, il est possible que ce soit le produit d’un cambriolage… Tino redoute une perquisition chez lui, alors il dépose les objets les plus compromettants chez des personnes en qui il a confiance et qui, comme moi, ne sont pas suffisamment proches pour que la police étende son enquête jusqu’à elles…
Je suis donc en train de receler chez moi un objet volé !
Ça ne me plaît pas beaucoup, ça. Pourvu que Tino appelle vite pour venir le récupérer.
Mais, quoi qu’il en soit, et là ça devient intéressant, mon intuition me dit que le contenu de l’enveloppe provient de chez M. Debourg… Peut-être quelque chose appartenant à Jesslyn ? Puisque de mon poste d’observation j’ai vu Tino fouiller seulement la chambre de la lycéenne…
Pas de l’argent, ni un carnet de chèques : l’enveloppe est trop volumineuse. C’est aussi lourd qu’un gros livre. Mais pourquoi risquerait-on la prison pour voler un livre ? Ou bien… Oui, voilà : je ne sais pourquoi, mais je me dis que ce pourrait très bien être un album de photos de famille…
S’y trouveraient des photos de Jesslyn petite et de son père et de Mme Debourg que je n’ai jamais aperçue… Et, peut-être, un secret qui éclairerait l’énigme de la disparition de Jesslyn du lycée ! Tino est au courant et il a cherché des preuves en fouillant son appartement… Le but du cambriolage ne serait pas crapuleux, dans ce cas, mais consisterait à établir les raisons d’un assassinat ou d’un enlèvement ! Et à faire éclater la vérité au grand jour…
À mon tour, alors, de jouer les détectives, étant donné que je suis malgré moi embringuée dans l’histoire… Plus j’en saurai sur cette affaire et plus j’aurai de chances de trouver des preuves innocentant Tino !
Et, dans cette hypothèse, si c’est pour l’aider, j’ai bien le droit, en dépit de ma promesse, d’aller jeter un œil à l’intérieur de cette enveloppe !
Sauf que : il me faudra attendre demain puisque, avec mes jambes qui pèsent des tonnes, je ne peux quitter le lit sans le secours de ma mère…