8

Le mot de passe

On est mercredi, Jeremy ne va pas au lycée. Je suis obligée d’attendre, pour ouvrir discrètement l’enveloppe, que mon frère se rende à son cours de judo, c’est-à-dire l’après-midi !

Armée de mes jumelles, j’ai épié l’appartement d’en face, avant le déjeuner. Cette fois les lieux sont complètement vides. M. Debourg a déménagé, il est parti, il s’est enfui et la police ne le retrouvera jamais… La disparition de Jesslyn ne sera peut-être jamais élucidée.

Jeremy finit par sortir pour aller au judo. Il est déjà quinze heures cinq lorsque, seule enfin et munie d’une solide paire de ciseaux, je m’attaque aux bandes adhésives qui ferment la grosse enveloppe blanche.

Avec mon bras droit encore raide et douloureux, même si je suis gauchère, ce n’est pas un travail facile. En plus, je dois faire attention à ce que la lame n’endommage pas le contenu. Je suis quand même responsable vis-à-vis de Tino de l’objet, volé ou non, qu’il m’a confié en dépôt…

Le côté de l’enveloppe matelassée s’ouvre, sous les lames des ciseaux, comme une longue gueule noire et inquiétante… Les doigts de ma main gauche s’y introduisent… et se referment sur la froideur du métal. Je tire et, stupéfaite, je découvre non pas un album de photos mais un ordinateur portable, gris métallisé, aux lignes sobres et élégantes. Celui qui a été volé chez les Debourg ? Il lui ressemble…

Rien à voir, donc, avec des photographies de famille… Son contenu pourrait-il malgré tout servir à innocenter Tino ?

Je pose avec précaution l’engin sur la table du séjour et je l’ouvre. Le clavier correspond à celui du PC de Jeremy, qu’il m’autorise parfois à utiliser. J’appuie sur le bouton de démarrage. L’ordinateur, après un petit bruit de mise en route, ronronne doucement, gentiment tandis que son écran s’allume…

Il me réclame un mot de passe.

Zut.

Je tape, à tout hasard : DEBOURG.

Mot de passe incorrect.

Je réfléchis. Souvent, les gens utilisent leur date de naissance… Mais je serais bien en peine de deviner celle du père de Jesslyn. Évidemment. Mais il existe peut-être un moyen relativement simple de la connaître…

Manœuvrant mon fauteuil, je roule jusqu’à la chambre de Jeremy. Ouf ! il n’a pas embarqué son ordinateur pour aller visionner des films chez un copain, comme c’est parfois le cas. Je l’allume. Celui-ci, j’en connais le code d’accès, c’est tout bêtement notre nom de famille suivi du numéro de l’immeuble… Je lance la connexion Internet. Sur la page de recherche Google, je tape Debourg puis le nom de la banque où M. Ridère m’a dit que l’affreux bonhomme travaillait comme comptable… Compagnie suisse d’investissements… Heureusement que j’ai bonne mémoire !

J’y suis ! Bruno Debourg… rencontres annuelles interbanques… lac Léman… CSI (Compagnie suisse d’investissements)…

Je clique sur la page en question, qui s’affiche rapidement. Il y a même une photo en couleurs du père de Jesslyn ! Je le reconnais en compagnie d’autres types, tous des gros avec des lunettes de soleil, un verre à la main, au bord d’un lac que sillonnent des hors-bord… Je parcours vaguement le compte rendu de la rencontre interbanques, où je n’apprends rien d’intéressant. Mais désormais je connais le prénom du comptable de la branche lyonnaise de la CSI. Je retourne sur Google, et je tape : Bruno + Debourg + Lyon. Gagné ! Debourg, Bruno… Amicale des anciens élèves du lycée Ampère, Lyon… Terminale S… année scolaire 1977-1978…

Sur la page de l’amicale, je trouve son nom suivi de sa date de naissance : 19 janvier 1961. Regagnant le salon, j’essaye le mot de passe correspondant : 190161.

Mot de passe incorrect. Je tape l’ordre inverse : 610119. Pas ça non plus. Reste 611901. Non.

Je tente BRUNO.

Non. Zut et zut. Je ne trouverai jamais…

Il y a des milliards de combinaisons possibles de chiffres et de lettres, je ne pourrai jamais les composer toutes !

Découragée, je caresse machinalement mon Pucinou qui vient de grimper sur mes plâtres.

Je cherche d’autres idées, mais rien ne vient. Je fais une piètre détective !…

Au bout d’une dizaine de minutes, le téléphone sonne. Tino ?

Non, c’est Judith, une de mes meilleures copines, qui propose de passer m’apporter des photocopies des cours, en fin de journée, au retour du collège. J’accepte, je la remercie, et, une fois que j’ai raccroché, je regrette de ne pas lui avoir demandé conseil au sujet des mots de passe. Car je sais qu’elle a un PC, que ses parents lui ont offert à Noël…

Ce qui me fait penser soudain à une chose : l’ordinateur que Tino a volé chez les Debourg, c’est peut-être celui de la fille, pas celui du père !

Je ne perdrai rien à essayer… Je retourne au clavier et je commence par taper : JESSLYN.

Stupéfaite, je vois l’écran s’éclairer, affichant le bureau. J’ai trouvé le mot de passe !

En fond d’écran apparaît l’image d’une ville avec un lac et des montagnes à l’arrière-plan. Ce pourrait bien être Genève, là où siège la banque dont M. Debourg est le chef comptable pour la branche lyonnaise… La photo se recouvre de dizaines de petites chemises représentant des dossiers. Et, sous l’icône du disque dur, les initiales BD.

L’ordinateur appartiendrait bien à Bruno Debourg, en fin de compte… Et son propriétaire a tout simplement choisi comme mot de passe le prénom de sa fille.

Je n’y avais pas songé, parce que je me disais qu’il devait la haïr… s’il l’a assassinée ou fait disparaître… Enfin, l’un n’empêche pas l’autre. Mais l’important, c’est que j’ai réussi à faire fonctionner cette machine ! Je plisse les yeux sur les noms des dossiers affichés sur le bureau : CSI, Gestions de comptes, Londres, Bogota, Miami… J’ouvre, au hasard, le dossier CSI. Il contient une quantité impressionnante de fichiers, je commence par ouvrir celui du haut :

La Compagnie suisse d’investissements SA, grâce à l’expérience acquise par ses dirigeants, cherche à allier les avantages de la banque privée avec un modèle d’organisation et une approche de gestion proactifs, clairement orientés vers la protection du capital, la performance et la transparence…

Aucun intérêt pour moi, je ne comprends rien à tous ces termes d’économie… Je referme le fichier et passe au suivant. Des cascades de noms, d’intitulés de sociétés, de sommes en dollars avec beaucoup de zéros…

Ça me donne tout de suite mal à la tête…

Je me détourne pour jeter un œil à la façade de l’immeuble d’en face. Je fronce les sourcils. Il me semble avoir vu… Récupérant les jumelles, je me remets à observer l’appartement du père et de la fille. Là, un homme vient de quitter le salon aux murs entièrement nus et, quelques secondes plus tard, réapparaît face à la baie vitrée. C’est M. Debourg, il n’est donc pas encore parti ! Cette fois, je remarque un objet suspendu à une courroie autour de son cou, on dirait un appareil photo. Il lève l’objet, le porte à ses yeux… Je découvre une paire de jumelles ! Plus grosses que les miennes.

Ses lentilles sont braquées dans ma direction. Cela veut dire que… Il aura compris que je le surveillais, peut-être parce qu’un éclat lumineux a été renvoyé par les verres de mes jumelles… Cela aura éveillé ses soupçons, après le cambriolage… Il a décidé de m’observer à son tour… et… il me voit en ce moment aussi bien et d’aussi près que moi je le vois ! J’ai un vif mouvement de recul dans mon fauteuil. Précipitamment, je baisse mes jumelles, espérant qu’il ne les a pas remarquées. Je pousse un cri d’effroi : ce que j’ai fait est pire car maintenant l’homme, qui observe toujours ma fenêtre, découvre mon visage ! Et il me reconnaît. Puisque nous nous sommes croisés en bas de son immeuble… « Les enfants, c’est que des soucis… » Laissant mes jumelles ballotter sur leur courroie accrochée à mon cou, je m’empare des roues du fauteuil et je fais marche arrière en vitesse. Hors de vue de l’assassin ! Mon cœur bat comme un tambour. Mon front se couvre de transpiration. Le pire est en train de se produire… Tout comme dans mon cauchemar. Bruno Debourg m’a repérée. Il a peut-être même reconnu son ordinateur… là où l’objet se trouve encore en ce moment, en évidence sur la table !… Avec le fond d’écran et sa photo de Genève !… Quelle idiote je suis !

Je roule jusqu’à la chambre de ma mère, d’où, avec précaution, à l’abri derrière les rideaux, je refais le point sur l’appartement d’en face…

Il est vide.

M’approchant davantage de la fenêtre, je jette un œil à la cour séparant nos deux immeubles.

J’aperçois M. Debourg en bras de chemise, il s’est débarrassé de sa veste et de ses jumelles, et il vient vers ici en courant !

Sa silhouette quitte mon champ de vision, disparaît en bas de l’immeuble pour entrer dans notre hall, huit étages en dessous… Bientôt l’homme arrivera sur mon palier, fou de colère, et essaiera d’entrer !…

Je retourne vers le séjour, où j’ai laissé le téléphone sans fil. Paniquée, je cogne mon fauteuil aux embrasures de portes.

Saisissant l’appareil, je pianote, à demi folle de terreur, le 17.

– Allô ? Police secours ? Venez vite, je vous en supplie… Il y a un assassin qui arrive pour me tuer !