9

L’intrusion

Je regarde ma montre. Les minutes s’écoulent avec une lenteur horripilante, depuis que j’ai lancé mon appel au secours. Mes mains sont moites, la sueur perle à mon front, des nausées me soulèvent la poitrine, je sens mon estomac tout noué, mon coude se remet à me faire mal… J’ai fermé le verrou et mis la chaîne de sécurité. Tremblante d’angoisse, je prête l’oreille aux bruits d’ascenseur et de circulation dans la rue, là-bas, de l’autre côté de l’immeuble… Je n’entends toujours pas de sirène de voiture de police. Mais qu’est-ce qu’ils font ? Pourvu qu’ils n’aient pas cru à une plaisanterie ! Je blêmis : Et si la femme qui m’a répondu était la même policière que l’autre jour et qu’elle ait reconnu ma voix ?

Je l’imagine, elle raccroche en plaisantant avec un collègue : « Encore la môme qui signalait un cambriolage la semaine dernière… Alors qu’on n’a jamais reçu de plainte à ce sujet… Aujourd’hui, ce serait son voisin qui veut l’assassiner ! Ah, ces gamins… Ils s’embêtent à la maison et ne savent plus quoi inventer pour passer le temps… » C’est pour ça que la police n’arrive pas ! Qu’elle n’arrivera jamais ! Celui qui ne va pas tarder, en revanche, c’est M. Debourg ! Juste le temps d’interroger le gardien, de lui demander où habite la petite avec les jambes dans le plâtre et qui circule en fauteuil roulant…

« Ah, vous voulez dire la fille de Mme Stévard ? » « Oui, c’est cela… Celle qui a eu un accident d’escalade. » « Bien sûr, allez-y : ascenseur A, 8e étage, la première porte sur votre gauche en sortant… »

Je reprends le téléphone. Appeler ma mère. Elle, c’est une adulte, la police la croira…

– France Télévisions, France 3 Rhône-Alpes…

– Allô, je voudrais parler à Samiah Stévard… En salle de montage… C’est sa fille, ici… Il faut absolument que je la contacte, c’est très urgent !…

L’homme du standard n’est pas du genre rapide… Il questionne, d’une voix enrouée, sans se presser :

– Quel nom vous avez dit ? Stéphane ?

– Non, Sté-vard ! S, t, é, v…

– Mmm… Cette personne travaille dans quel service ?

– Au montage ! Les actualités du service des sports ! Vite, s’il vous plaît…

Une sonnerie lointaine retentit dans l’écouteur. L’employé s’excuse :

– Attendez, je dois prendre un autre appel. Allô ?

Il entame une conversation qui s’annonce interminable. J’ai l’impression que son interlocutrice lui demande un truc compliqué… J’entends des bribes de paroles : « Non, ça ne sera pas possible, madame… Comment ? Quel nom avez-vous dit ?… Bagdasarian ?… Comment vous l’écrivez ?… Bon, restez en ligne un instant, s’il vous plaît… Non, je ne vois pas… Et le chef du service technique est en congé… Pardon ? Ah oui, madame, mais si tout le monde… » Je crispe les poings. J’essaye désespérément d’attirer l’attention du standardiste :

– Monsieur ! Monsieur ! C’est urgent…

On sonne à la porte. Je me fige dans mon fauteuil. Ça y est, c’est lui… C’est le tueur.

Deuxième coup de sonnette, impératif. Suivi d’une série de coups sourds sur le battant de la porte. Puis une voix masculine :

– Police, ouvrez !

Presque au même moment, l’employé enroué revient à l’appareil :

– Excusez-moi, mademoiselle. Bon, j’appelle la salle de montage…

J’hésite. Maintenant que les secours sont là, inutile d’inquiéter ma mère… Déjà qu’elle est hyper stressée ces temps-ci…

– Non, ce ne sera pas la peine… C’est arrangé. Je vous remercie, monsieur.

Je coupe la communication, pose le sans-fil et me dépêche de rouler jusqu’à l’entrée. En m’écriant :

– J’arrive ! Merci d’avoir fait vite… J’avais tellement peur…

Je retire la chaîne de sécurité et tourne le verrou.

La porte s’ouvre sur M. Debourg, qui se précipite dans l’entrée, refermant le battant derrière lui d’un coup de talon.

Vu de près, l’homme paraît gigantesque. Il ricane :

– Le « Police, ouvrez ! », ça marche à tous les coups…

J’ouvre la bouche pour hurler.

– Au sec…

Il plaque une large main épaisse sur mes lèvres, étouffant mon cri. Sa main sent le savon. Et des effluves aigres de transpiration se mêlent à une eau de toilette pour homme. L’autre main a sorti un pistolet automatique, que le meurtrier braque sur moi ! Mes yeux s’écarquillent d’épouvante.

Voix sèche, autoritaire :

– Si tu cries, je t’abats. Compris ? Je peux retirer ma main de ta bouche ? Tu seras sage ?

J’acquiesce d’un mouvement du menton. La grosse main parfumée se retire.

– Bien. Recule jusque dans le salon. Dépêche…

Tremblante de terreur, je fais marche arrière et je pivote pour entrer dans la salle de séjour. Du coin de l’œil, j’aperçois Puce qui se précipite sous le buffet (il a horreur des inconnus).

M. Debourg s’avance vers son ordinateur. Il l’éteint et le referme d’un coup sec.

– Où as-tu eu le mot de passe ?

Je bredouille :

– J’ai tapé au hasard… Je connais le prénom de votre fille, elle et mon frère sont ensemble au lycée…

Debout devant moi, il grogne, toujours avec l’arme pointée vers moi :

– Maintenant tu vas me dire le nom des voleurs… Et, surtout, qui a commandité le cambriolage ?

Je secoue la tête.

– Je… je ne sais rien…

Le père de Jesslyn avance dans ma direction. Il lève la main gauche comme pour me gifler. Je me protège derrière mes bras tout minces…

– Ne me faites pas de mal ! Je suis déjà blessée…

L’homme s’approche davantage, son large visage rouge de fureur. La main toujours en l’air, prête à frapper.

– Tu aimes l’escalade, n’est-ce pas ? Que dirais-tu d’une descente le long de ton immeuble ?… En rappel ?… Sauf que je n’ai pas de corde à te prêter…

D’un geste rapide, il a fait glisser le panneau de la fenêtre. Le vent du dehors pénètre dans l’appartement, en bourrasque, accompagné des cris joyeux des enfants qui jouent dans le jardin… huit étages plus bas.

Bruno Debourg rempoche son automatique et passe ses deux mains sous mes aisselles. Il me soulève de mon fauteuil roulant. Je suis très lourde, avec les deux gros plâtres des jambes… Mais l’homme est incroyablement costaud. Il parvient sans peine à m’extraire du fauteuil et m’adosse, brutalement, au panneau vitré. Je suffoque sous l’effet de la panique. Quand mon regard glisse sur le côté, j’entrevois la perspective affolante qui plonge vers la cour… Et les minuscules silhouettes vues d’en haut, évoluant entre les bacs à sable, les carrés de pelouse, les plaques en ciment…

La voix résonne tout près de mon oreille :

– Tu n’as pas manigancé ça toute seule, espèce de petite garce… Et puis, t’aurais pas pu t’introduire chez moi dans l’état où tu es… Qui sont tes complices ? Hein ?

Il me secoue comme un prunier, mes épaules heurtent le vitrage. Des larmes brouillent ma vision. Ce type va me défenestrer. Je suis partie pour m’écraser en bas, ma vie est finie, je vais mourir.

Mais je ne veux pas dénoncer Tino…

Mon agresseur me pousse inexorablement vers le vide. J’ai le buste déjà penché à l’extérieur, dans le sifflement du vent qui entraîne mes cheveux et souffle avec violence le long de la paroi vertigineuse de l’immeuble…

À la dernière seconde, quand je sens que je vais basculer, je pense soudain à lâcher une information qui pourrait me faire gagner un peu de temps :

– Votre voleur a déjà été arrêté…

– Quoi ?

– Je… c’était dans le journal de lundi. Un ancien champion de karaté… Christophe Darcy. Je l’ai vu chez vous, la semaine dernière…

Il me ramène de quelques centimètres vers l’intérieur.

– Explique-toi…

– On m’a offert ces jumelles, je m’amusais à observer les appartements en face… Par hasard, je regardais, quand un type avec une moustache est entré chez vous et a pris des objets… Il a été arrêté plus tard pour un autre cambriolage, j’ai reconnu sa photo dans le journal…

Il secoue la tête, perplexe.

– Ça ne me dit pas comment mon PC se retrouve chez toi…

C’est à cet instant que la sonnette de l’appartement retentit. Je sens le corps massif de M. Debourg se figer. Tous deux, nous écoutons…

Une voix de femme, provenant du palier de notre huitième étage :

– C’est Police secours, mademoiselle… Vous avez téléphoné…

La grosse main parfumée de savon vient se plaquer de nouveau sur ma bouche.

– Ne crie pas, souffle-t-il. Ne bouge pas. Les flics n’ont pas la clé, alors si personne ne répond, ils finiront par s’en aller… Ils penseront que quelqu’un leur a fait une blague…

On sonne à nouveau. Et nouvel appel :

– Mademoiselle Stévard !… Vous m’entendez ? Vous avez téléphoné, nous sommes là… Qu’est-ce qui se passe, vous êtes en danger ?

La main de M. Debourg accentue sa pression sur ma bouche. Il me fait mal. J’ai de la peine à respirer. Je sens de plus en plus son odeur de sueur. J’ai peur, je tremble, j’ai envie de vomir. Les secours sont tout près, je suis à deux doigts d’être sauvée, et pourtant ils risquent de s’en aller, m’abandonnant dans les griffes du tueur !… C’est trop horrible, trop injuste !

Une minute s’écoule, deux… On entend encore quelques coups sur la porte. Puis, plus rien. J’imagine la policière à qui j’ai parlé au téléphone, elle hausse les épaules, avant d’échanger un regard désabusé, fatigué avec son collègue… Ils croient qu’on s’est moqué d’eux, ils vont repartir… Reprendre l’ascenseur, descendre au rez-de-chaussée et rejoindre leur voiture… Me laissant seule à la merci de mon meurtrier.

La pression de M. Debourg se relâche peu à peu. L’homme pousse un long soupir de soulagement. Puis il ricane :

– Tu vois ? C’est comme je te disais…

Soudain, j’entends le bruit familier d’une clé tournant dans notre serrure.

Et le bruit de la porte qui s’ouvre en grinçant légèrement, et la voix de mon grand frère : « … Z’avez eu de la chance que mon cours de judo ait été interrompu parce qu’un petit s’est mal réceptionné et qu’il a fallu appeler le SAMU… Mais je sais pas ce qui… »

Des pas lourds dans le corridor. Sans me lâcher, M. Debourg referme précipitamment la fenêtre. Plusieurs personnes envahissent l’appartement… pour s’immobiliser à l’entrée du séjour, les yeux arrondis de stupéfaction.

Je vois Jeremy, et ma copine Judith avec ses cours sous le bras. Puis une jeune femme en uniforme suivie de deux policiers. Tous trois sont armés. Les nouveaux arrivants contemplent le spectacle, peu banal, d’une gamine aux jambes plâtrées, près de son fauteuil roulant renversé, maintenue debout contre la fenêtre par un grand bonhomme à lunettes, ses manches de chemise remontées sur des avant-bras musclés et poilus…

– Monsieur, lâchez cette jeune fille ! ordonne la policière.

Sa main est posée sur la crosse de son arme, dans son étui de ceinture.

Mon agresseur obéit et desserre son étreinte. Appuyée au mur, je m’écrie, en bafouillant de soulagement :

– Il allait me tuer, c’est un assassin !… Il a déjà fait disparaître sa fille Jesslyn ! Je… je suis sûre qu’il l’a découpée et qu’il a emporté les morceaux dans des sacs-poubelle, je les ai vus… Et aujourd’hui il est venu me menacer avec un pistolet !

Les trois agents de la police municipale froncent les sourcils. La jeune femme a dégainé son arme. Pour la braquer sur M. Debourg qui, avec un geste d’apaisement de la main droite, sort lentement, prudemment, son automatique avec l’autre main. Il le montre aux policiers en le tenant par le canon.

– J’ai un permis, explique-t-il. Je suis inscrit à un club de tir… où s’entraînent d’ailleurs nombre de vos collègues. Le permis de port d’arme est chez moi, vous pourrez vérifier. Quant à ma fille, ces accusations sont ridicules ! Jesslyn est partie en Angleterre rejoindre sa mère.

Les agents paraissent déconcertés par ces paroles. Je leur explique :

– Elle n’est pas retournée au lycée depuis jeudi ! Demandez à mon frère, ils sont dans la même classe… Elle n’avait jamais parlé d’un départ…

J’indique Jeremy. Il a l’air extrêmement ennuyé. Je le vois secouer la tête.

– Hum, Karima, faut que j’te dise… Sa meilleure copine, Irène, que j’ai vue tout à l’heure au judo… elle m’a raconté que Jesslyn Debourg lui a téléphoné de Londres ce matin… Jesslyn est en parfaite santé, elle a simplement le blues parce qu’elle ne voulait pas changer de bahut…

Il y a un grand silence. Les policiers me dévisagent. Perplexe pour l’une, sévères pour les deux autres. La jeune femme a rengainé son arme. Pendant ce temps, Judith est venue redresser mon fauteuil et m’aide pendant que je m’y assois, ou plutôt que je m’y laisse tomber, désemparée.

– Mais… je ne comprends pas…

M. Debourg fait un pas en avant.

– Moi, je comprends très bien, déclare-t-il d’une voix agressive. Cette gamine est une dangereuse mythomane. Une fabulatrice. Qui non seulement accuse ses voisins de crimes imaginaires, mais porte atteinte à la vie privée des gens en les espionnant, à l’aide des jumelles que vous voyez là. Et c’est aussi une voleuse. Je suis venue chez elle exiger des explications, j’étais assez énervé, mettez-vous à ma place, c’est pourquoi je l’ai secouée un peu… Parce que, qu’est-ce que je trouve, ouvert sur cette table ? Mon ordinateur personnel, qui m’a été dérobé la semaine dernière ! Par un de ses complices, que vous auriez déjà arrêté, paraît-il… Elle vient de m’avouer son nom : Christophe Darcy. Un ancien champion de karaté…

Les deux agents hochent la tête en échangeant des regards entendus. La jeune policière lève la main :

– Attendez, ça ne me paraît pas clair, votre histoire. Et ça n’excuse pas ces voies de fait sur une gamine, qui en plus est en fauteuil roulant… D’ailleurs, ce n’est pas vous, c’est elle qui nous a appelés… Complètement terrorisée par votre intrusion dans son domicile…

– T’as pas entendu, Édith ? rétorque le plus âgé de ses collègues. Ce monsieur était énervé, ça peut se comprendre même si ça ne justifie pas la violence… Il vient de la prendre la main dans le sac, avec les jumelles, et son PC qu’on lui a volé ! Allez, on embarque la fille au commissariat, elle aura tout le temps de s’expliquer là-bas…

Je suis horrifiée, abasourdie. Le père de Jesslyn va s’en tirer, avec toutes ses ruses et ses mensonges… et c’est moi qui me retrouve accusée, arrêtée !…

Au milieu du salon, Bruno Debourg conclut, après m’avoir jeté un regard glacial :

– Madame, messieurs les agents, je vous remercie, c’est une chance que vous soyez intervenus à temps pour voir cette petite menteuse confondue. Je désire maintenant vous accompagner au commissariat ! Afin que vous y enregistriez une plainte, que je compte déposer immédiatement contre Mlle Karima Stévard. Je vous demanderai d’ailleurs vos témoignages… qui ne pourront que corroborer ma plainte, pour atteinte à la vie privée, complicité de vol, recel et diffamation.