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Lundi 4 juillet

 

Vers 2 heures du matin, Clémenti avait acquis la conviction que le contremaître n’avait rien à voir avec l’assassinat de David Charmois. Leurs altercations n’avaient porté que sur des problèmes d’attitude au travail ; Charmois avait un penchant pour l’alcool et de fréquentes pannes de réveil.

Le contremaître était vidé comme après un match de boxe. Clémenti avait mis la pression en continu, Moreau en coéquipier ; sous ses airs bonhommes, l’inspecteur était un redoutable interrogateur qui amenait aux aveux en prenant son temps, mais avec un taux de réussite remarquable.

Commissaire et inspecteur se quittèrent sur le parking du 36, et Clémenti prit la direction de son domicile au volant d’une voiture de fonction. Il n’avait pas de véhicule personnel et ne comptait pas ajouter sa contribution à un trafic automobile déjà étouffant. Le dernier occupant avait oublié un paquet de cigarettes et les reliefs d’un sandwich sur le siège passager ; il n’y attacha pas d’importance.

Arrivé à la hauteur du Châtelet, il pensa bifurquer vers le bassin de la Villette et le quai de la Gironde. L’horloge du tableau de bord le ramena à la réalité. Louise devait dormir à poings fermés. Pourquoi n’avait-elle répondu à aucun de ses appels ? Son enquête l’avait-elle entraînée dans les ennuis ? Il avait eu la pire idée de sa vie en réactivant l’incernable Casadès.

Dès demain, si son téléphone restait silencieux, il se rendrait chez elle et lui proposerait de vivre avec lui.

Cette pensée-bourrasque le fit se garer sur la première place vide du boulevard Sébastopol. Moteur coupé, il demeura un instant immobile. Le vieux paquet de cigarettes contenait encore quelques blondes, il en ficha une entre ses lèvres sans l’allumer. Il pensa au corps de Louise endormie, s’imagina la réveillant avec ses caresses.

Il fourra les cigarettes dans sa poche et redémarra.

 

Il monta les étages sans allumer la lumière, écouta le silence sur le palier, entra dans l’appartement. La lumière du quai filtrait à travers les lattes d’un store. Ses yeux s’habituèrent à la pénombre. Il se dirigea vers la chambre à la porte entrouverte. Il capta sa respiration, légère comme celle d’un enfant. Il avança vers le lit, alluma la lampe de chevet. Elle était ravissante. Dans la nuit trop chaude, elle avait dû beaucoup bouger. Les draps formaient une masse informe. Sa peau pâle, la masse de ses cheveux sur l’oreiller qu’elle emprisonnait de ses bras, son profil délicat. Ses seins lourds pour un corps si frêle, ses longues jambes. Le spectacle valait le déplacement. Il en profita pendant de longues minutes. Elle marmonna une courte phrase dont il ne comprit pas un traître mot. Elle rêvait. Avait-il un petit rôle dans ce rêve ? Ce cauchemar ?

Il alluma une cigarette sans quitter des yeux le pubis couleur miel. Les volutes de fumée glissèrent vers la belle endormie. Il ajusta le silencieux sur son arme de service. De l’importance de soigner les détails. Peaufiner pour obtenir un plaisir de qualité. Elle remua doucement, gémit. Un nouveau babil incompréhensible filtra entre ses lèvres tendres. Elle revenait du pays du sommeil, son rêve se repliait, il fallait aller à sa rencontre. Il se campa au bord du lit, cigarette dans la main gauche, flingue dans la droite pointé vers son joli petit cul. Oh, et puis non, vers sa tête. Il bandait comme un ours après un hiver sibérien.

Elle ouvrit les yeux, poussa un cri, recula, môme traquée qui ne réalise pas que les murs sont en béton armé et les illusions en granit.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

Casadès avait vu moult trouilles fleurir dans sa vie de flic. Celle-là était de première qualité. La nièce d’Eden ne pensait même pas à se couvrir, son visage aussi pâle qu’un suaire. Une vague compassion sortie d’un placard oublié lui fit lancer le drap vers elle. Et puis, de toute manière, son érection avait fondu tel un glaçon dans un whisky trop chaud. Quand Louise avait ouvert les yeux, une part de son pouvoir d’attraction s’était envolé.

— Dans le fond, je ne sais pas vraiment ce que je veux. Mais je sais que je le veux très fort. Une chose est certaine, depuis que je t’ai rencontrée, je revis.

— Et c’est pour ça que vous voulez me buter ?

— Qui t’a dit que je voulais te buter ?

— Le silencieux, c’est un substitut à une sexualité défaillante ?

Cette petite garce avait repris du poil de la bête. Il chercha ses mots, pas trop longtemps ; il avait eu le temps de peaufiner son texte entre le moment où il avait engagé le copain de Catherine pour piquer les clés au Père-Lachaise – pour en faire vite fait une empreinte de cire – et son retour, après toutes ces années, dans l’ancien bureau de Julian Eden. Il n’avait rien oublié de la géométrie de l’appartement. Il n’était pas près d’oublier celle de sa nièce.

— J’ai été clair dès le début avec toi. Je t’indique le chemin, à condition que tu l’empruntes en larguant les bazars inutiles.

— Oui, comme Clémenti. Vous me l’avez déjà dit.

— Ce que je veux que tu comprennes, c’est qu’il te faut devenir souple. Un homme débarque dans ta chambre, un flingue à la main. C’est juste une péripétie.

— Je vous trouve plus une tronche de dingue qu’une gueule de péripétie.

Il jeta sa cigarette sur le tapis, changea son flingue de main, et lui balança une claque. Sa tête partit valdinguer dans le montant du lit et elle poussa un gémissement. Il avait toujours eu un penchant pour les fessées et autres galéjades. En réalité, il se demandait s’il n’avait pas monté le coup des clés pour avoir l’occasion de lui en coller une. Et puis non, c’était plus compliqué que ça.

— La politesse arrive au premier rang dans mon système de valeurs. Entendu ?

— Facile de donner des leçons avec une arme.

— Dans une relation comme la nôtre, il faut un maître et un disciple. Et tu as hérité du second rôle. Je t’ai menti hier, au Renaissance. Ou plutôt, j’ai bidouillé la réalité.

— Une fois de plus.

— Tu apprendras que je ne suis pas le seul, si tu veux faire preuve d’humilité cinq minutes. Et la boucler. Compris ?

Cette fois, elle se contenta de hocher la tête. Bonne fille.

— Le type sur la photo avec ton oncle s’appelle bien Gérard Antony. Il produit des musiciens. Juste avant sa mort, Eden travaillait pour lui. En toute discrétion. Ton oncle était toujours fourré au Rock and Roll Circus, Antony aussi. Et Jim Morrison.

— Encore lui !

— Tais-toi et écoute. Eden savait pourquoi je traînais au Rock and Roll Circus. Il ne m’adressait jamais la parole. Jusqu’à la mort de Morrison. Après le départ du Roi Lézard pour le Grand Nulle Part, j’ai commencé à l’intéresser follement. Il ne ratait plus une occasion de me tirer les vers du nez. J’étais le seul à ne pas vouloir tirer un trait.

Changement d’expression. Son regard avait pris les couleurs aperçues au Renaissance. L’oncle et ses mystères revenaient ramper vers elle. Immobile, elle attendait qu’ils s’enroulent délicatement autour de ses chevilles.

— J’ai toujours pensé que c’était Antony qui avait eu ma peau en usant de ses relations.

— Il est vivant. C’est ça ?

— Bien vu, princesse. Je t’ai menti pour t’intéresser. Maintenant, je te sens prête à accepter la vérité. Ce salaud n’a jamais répondu à mes questions, mais toi, tu dois être son genre. Tu lui rappelleras les filles avec qui il couchait à l’époque. Tu essaieras de savoir pour moi. Et souviens-toi : pas un mot à Clémenti. Si tu veux la suite de l’histoire.

— Quelle suite ? Vous ne pouvez pas faire un groupage ?

— Je fais durer le plaisir.

— Vous avez l’intention de vous venger de Gérard Antony ?

— Rassure-toi, je n’ai aucune envie de me retrouver en taule. Je veux savoir, c’est tout. Je ne demandais rien à personne. C’est Clémenti qui est venu me chercher. Pour toi.

— C’est juste.

Perdue dans ses pensées, elle ressemblait à son oncle. Ce type qui passait son temps à se torturer la cervelle entre deux coucheries, trois bringues et la lecture complète des apprentis Rimbaud du moment. Il rangea son arme dans son holster, ramassa le mégot qui avait laissé une trace brune sur la moquette et alla le jeter dans les toilettes. Quand il revint, elle passait un pyjama en commençant par la veste. Il profita une dernière fois de la vue. Elle enfila malheureusement le pantalon à rayures, alluma une cigarette et s’assit en tailleur sur son lit. Casadès s’installa dans le fauteuil bleu qui existait déjà du temps d’Eden et commença son récit.

— Jim Morrison pouvait faire la gueule pendant des heures et larguer tout à coup une histoire qui tirait les larmes. Est-ce qu’il travestissait la vérité ou raclait ses souvenirs ? Va savoir. À Paris, il était très seul, au début. Il ne parlait pas la langue, la France des années Pompidou n’était pas très rock and roll. Il avait beaucoup grossi, abusait de la dope. Les dealers le savaient plein aux as et ne lui refusaient rien. Ce mec était millionnaire en dollars depuis ses vingt ans, et pourtant il se foutait du fric, du moment qu’il avait sa liberté et pouvait traîner dans les rues à la recherche de l’inspiration. La poésie était sa vie. Il ne se voyait pas comme une rock star. Il n’en avait rien à foutre. L’un de mes indics était présent la nuit où il a sniffé le dernier rail de sa vie. Le commissaire Ponant m’a gentiment fait comprendre qu’il fallait que je m’offre une crise d’amnésie : ça n’arrangeait personne qu’on sache que le chanteur des Doors était mort dans les chiottes d’une boîte parisienne. Pas d’autopsie. Crise cardiaque dans sa baignoire à son domicile, rue Beautreillis, fin du rêve, circulez, y a rien à voir. L’Amérique n’a appris la nouvelle qu’une fois le corps enterré dans la plus stricte intimité. J’ai protesté, je me suis fait mal voir, j’ai fermé ma gueule. On finit tous par la boucler, un jour ou l’autre.

Il devina qu’elle lui balancerait une réplique du genre : j’aimerais bien que tu fermes la tienne, j’ai signé un pacte avec toi, pas un bail, dégage. Dommage. Il aurait apprécié un café, se demandait si la cuisine avait changé depuis les années Eden. Le privé avait installé ses bureaux dans cette mocheté de quartier mais vivait dans un deux-pièces baba cool du cinquième. Snob, jusqu’au bout.

Il jeta les clés sur le lit, annonça qu’il « prenait congé ». À défaut de prendre la fille, tu prends congé, Casadès, quel con tu fais, lui murmura une voix intérieure qui avait les intonations de Jim Morrison. Il quitta l’appartement, attendit un moment sur le palier. La nièce d’Eden ne se jeta pas sur son téléphone pour appeler Clémenti, Seguin ou n’importe quel type lui faisant office de prince charmant à la manque. D’un autre côté, ça ne prouvait rien : il n’était que 4 h 20 du matin.

Il retrouva la fraîcheur montant du canal Saint-Denis avec plaisir, remonta le quai de la Gironde en direction d’une station de taxis. Une fois en compagnie d’un chauffeur qui avait le bon goût d’écouter son rap en sourdine, il se sentit raisonnablement optimiste. La nièce d’Eden et lui avaient un bout de chemin à faire ensemble.