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Hauts toits d’ardoise, pierres blondes et briques claires, la gentilhommière et ses dépendances se laissaient deviner à travers la luxuriance du parc. Arriva un jardinier au volant d’une voiturette de golfeur ; il ne lui demanda pas son identité, ouvrit les grilles, remonta à bord de son engin. Elle suivit en roulant au pas, et se gara devant la vaste demeure. Calme et raffinement, jugea-t-elle, mais les volets ont besoin d’un sérieux coup de peinture et la façade d’un ravalement. Une grange servait de garage. Son porche était ouvert sur un vieux break esseulé. Bernie n’avait donc plus les moyens de son cadre de vie ?

Elle se tenait sur le seuil, menue dans son chemisier de soie bleu pâle, son ample jupe marine. Un châle bariolé drapait ses épaules ; un turban blanc dissimulait ses cheveux mais mettait en valeur ses yeux améthyste. Louise se souvenait d’une jolie brune énergique débarquant chez Julian, fume-cigarette de femme du monde et djellaba bariolée en bonne adepte du flower power. Elle avait insisté pour lui faire découvrir le tube California Dreamin’ du groupe The Mamas and The Papas, mais Louise connaissait déjà cette musique mélancolique, grâce à son oncle. Ce jour-là, ils s’étaient disputés. À quel sujet ? Elle n’avait capté que des bribes, et depuis, oublié la moitié.

De toute évidence, Bernie avait été prévenue de sa visite. Blaise ne voyait plus sa comtesse depuis des lustres mais n’avait pas hésité à lui téléphoner.

— Ma chérie, ça me fait un bien fou de te revoir. J’ignorais que tu avais repris les activités de Julian. C’est formidable pour une femme. Bravo !

L’exubérance intacte mais la voix plus fragile, éraillée. Bernie tenait une blonde entre ses doigts lourdement bagués. Exit le fume-cigarette des années psychédéliques.

— C’est son Aston Martin, n’est-ce pas ? Il l’adorait. On s’est offert des virées magnifiques avec ce petit bolide. Mais je suppose que tu n’es pas venue écouter une vieille dame égrener ses souvenirs.

— Si, justement.

— Ma mémoire n’est plus ce qu’elle était. Je mélange les dates, je mets les bons mots dans la bouche des mauvaises personnes. Il faudra que tu t’en contentes. J’adore parler, je vais te soûler, ma belle. Tu demanderas grâce.

Louise fut invitée au fameux salon vert. Un rayon de soleil magnifiait un corps féminin stylisé en bronze, les dorures d’une harpe. Une cheminée, bordée de candélabres en forme d’arbrisseaux escaladés par des oursons, supportait un vaste miroir agrandissant encore l’espace. Louise imagina le reflet de Bernie et de son oncle enlacés, tanguant sur California Dreamin’. Quand il était un peu éméché, il aimait danser, même en solo. Il avait dû danser ici. Mais non, peut-être pas. Le salon vert ne ressemblait en rien à l’appartement bohème de la rue des Fossés-Saint-Marcel. Les murs gris pâle étaient couverts de tableaux. Portraits de gentilshommes et de dames en costume, scènes de chasse, paysages aux contours vaporeux, ruines dans la campagne. Louise repéra quelques œuvres modernes, sans doute de la grande époque surréaliste. Des tentures vert céladon à imprimé floral tamisaient la lumière. Le même tissu recouvrait une foison de fauteuils, de bergères en bois blanc. Et une singulière causeuse à trois places trônant sous le lustre de cristal. Bernie proposa de s’y asseoir.

Une domestique apporta thé et scones sur un plateau d’argent qu’elle déposa sur le panneau central de l’antique causeuse. Une comtesse du XVIIIe siècle égarée dans un espace-temps qui ne la mérite pas. Louise s’était attendue à découvrir quelques photos de Julian, elle était déçue. Bernie, qui avait vécu sans entraves les joyeuses années de l’après-guerre, n’avait gardé aucune trace de cette période. Les seuls souvenirs étaient les portraits que le clan familial avait entassés au fil des siècles, les visages conquérants d’inconnus émergeant du temps de l’opulence.

— Quel soulagement de voir de la jeunesse dans ma maison. Je suis heureuse avec mon grand homme, mais il s’enferme souvent dans ses appartements pour rédiger ses Mémoires. En ce moment, Antoine est plongé dans la période 39-45. Sa guerre. Longue, glorieuse, passionnante. La France Libre, c’est son Énéide, et je suis sa Pénélope. Un prénom d’empereur, un tempérament de héros. Il n’a pas encore abordé les chapitres de sa fuite à Londres pour rejoindre le gouvernement provisoire du général de Gaulle. L’appel du 18 juin tarde à se faire entendre. Autant te dire que je ne suis pas tirée d’affaire.

— Antoine ?

— Antoine Castillon. Il avait soixante ans et moi quarante-neuf quand il a enfin accepté de partager ma vie et d’installer son auguste personne à Bessières. Pourtant, quelquefois, je me dis que je le voyais plus quand il avait son maroquin sous le coude et son épouse sur les bras.

Louise n’ignorait pas qui était Castillon. Chevelure léonine, nez fort, verbe haut, mâtiné d’un léger accent du terroir, ce haut fonctionnaire avait fait les délices des médias en son temps. Si ses souvenirs étaient bons, le vieux lion avait été ministre de la Culture dans les années quatre-vingt.

— Tu dînes avec moi, bien sûr ?

Elle accepta, jugeant son hôtesse très différente de Marina. Du moins de celle qui s’esquissait au fil des témoignages, cette jolie femme froide, cette artiste sans grande générosité. A priori, Bernie avait gardé son tempérament solaire. Mais une goutte d’eau froide perturbait la brillance des rayons.

Elles parlèrent longuement de Julian. Le registre différait de celui de Blaise. Avec la dame de Bessières, Julian prenait une autre envergure. Il n’était plus seulement le collectionneur de femmes, le viveur qui refaisait le monde chaque nuit de bar en bar, dans les vapeurs d’alcool et la fumée des havanes. Il gagnait la stature d’un amateur de littérature, de musique, de cinéma, conversant des audaces d’Henry Miller et des solos de Miles Davis. Il aimait pardessus tout Blow Up, s’émerveillait qu’Antonioni ait su raconter mieux que personne le Swinging London des années soixante, son parfum de liberté, ses premières notes d’amertume. Un Londres chahuté par les guitares saturées des Yardbirds, ému par les visages de Vanessa Redgrave et Jane Birkin. Un Londres pas si différent du Paris de ses dernières années. Un Swinging Paris en train de se dissoudre. Une fête aussi belle et intense qu’un orage. Louise demanda si elle avait eu envie d’écrire sur ce Paris-là. Bernie répondit qu’il était dans tous ses romans mais dans aucun en particulier ; elle ne parvenait pas à cerner avec de pauvres mots « la période la plus heureuse de sa vie ».

Vers 20 heures, un feu de cheminée odorant dissipa l’humidité de la vieille demeure et réchauffa Bernie la frileuse ; elles dînèrent à la lumière des candélabres. Le grand homme n’avait pas fait son apparition. La solitude de Bernie de Chevilly prenait des contours plus fermes alors que la nuit gommait ceux du salon vert. Elle avait forcé sur un volnay-santenois, la pâleur de ses joues cédait du terrain ; Louise gardait la tête froide, sentait le moment propice aux confidences. Elle évoqua la dispute rue des Fossés-Saint-Marcel. Nul souvenir, une chamaillerie à propos des conquêtes de Julian, sans doute.

— Tu sais, Louise, il m’a fallu des années pour comprendre que c’est Castillon mon port d’attache. Julian me faisait tourner la tête, avec lui la moindre conversation était un instant volé au paradis. Ton oncle était le charme incarné, mais tu le sais, sinon tu ne serais pas ici. La notion de propriété n’existait plus en ces temps libertaires. On essayait de croire à ce que l’on racontait. Mais la jalousie se fiche des diktats d’une époque. J’ai détesté un temps Marina, mon amie, la sœur que je n’ai jamais eue, pour l’intérêt qu’il lui portait. Ah oui, elle était belle. Peu d’hommes résistaient à sa grâce.

— Vous vous êtes fâchées ?

— Non, voyons. C’eût été qualifié de comportement bourgeois. J’avais une réputation à défendre.

Elle racontait ses défaites sur le ton de la plaisanterie. Louise admirait sa vaillance.

— Et puis Marina a disparu.

— Ça existe vraiment, une femme qui disparaît du jour au lendemain ?

— Les gens sont capables de s’évaporer plus vite que les illusions, Louise.

Blaise Seguin ignorait l’histoire du vol des bandes musicales ; il n’avait donc pas pu en faire profiter sa comtesse. Louise sortit la photo de son sac, désigna Gérard Antony.

— Il avait racheté à Marina des bandes volées, enregistrées par Jim Morrison. Vous étiez au courant ?

— C’est la première fois que j’entends parler de cette histoire.

— Mon oncle enquêtait pour lui. Marina était votre meilleure amie. Julian a dû vous en parler.

— Oui, il la cherchait. Pour une raison que j’ignorais. J’ai pensé que la mafia russe l’avait retrouvée.

— La mafia ?

— Marina a eu une vie de chien. Elle avait travaillé pour des monstres. Et d’ailleurs, elle était mariée avec l’un d’eux. Wlad Kostrowitzky. Un natif de Novgorod comme elle.

— La prostitution ?

— Bien sûr. Le régime la condamnait par idéologie et voulait instaurer la vertu. Mais les Soviétiques n’ont jamais pu empêcher qu’elle s’exerce dans les grandes villes. Marina n’aimait pas parler de son passé. Moi, je la pressais de questions. À vrai dire, j’avais envie d’en faire l’héroïne d’un roman.

— Et vous êtes passée à l’acte ?

— Après sa disparition, c’est devenu impossible. J’aurais eu le sentiment de trahir. À Paris, Wlad fournissait en drogue un aréopage distingué. Je n’ai pas cherché à savoir. J’ai été lâche. M’adresser à cet homme, avec ses yeux de mort-vivant, bien avant qu’il perde Marina, m’était impossible. Je crois en Dieu, et je crois au Mal. Il le portait en lui.

Revenait-on au point de départ ? Un règlement de compte mafieux. Deux balles dans la nuque, et un sachet de chinoise pour égarer la police. Mais une pensée à la fois sinistre et réconfortante lui vint aussitôt. Un mafieux apprenant la liaison de sa femme avec Julian n’aurait pas abattu son rival proprement. Il l’aurait amoché avant de l’exterminer.

— J’ai toujours senti que Wlad était au courant pour Julian et Marina. Mais je n’avais aucune preuve.

— Décrivez-moi Wlad.

— Massif. Un visage aux traits épais. Et il commençait à perdre ses cheveux.

— Vous savez où le trouver ?

— Dieu merci, non. Je l’espère mort et enterré.

 

Le silence, inhabituel pour une citadine, était plus épais que les lourdes tentures de la « chambre rose » dans laquelle on l’avait installée. Elle avait entendu le hululement d’un oiseau nocturne tantôt, mais dressé en vain l’oreille, à l’affût d’un bruit de moteur sur la route menant au village. De temps à autre, un frissonnement de feuillage émergeait du parc, dont elle ne parvenait pas à imaginer la superficie, et la densité de l’immobilité reprenait ses droits. Pas un craquement des parquets vétustes, pas un cliquetis d’horloge, pas une voix humaine. Bessières était un endroit magnifique, mais où Julian n’avait pas dû s’attarder.

Elle s’enveloppa dans un plaid, s’intéressa à une bibliothèque abritant de beaux volumes en cuir fauve. Ainsi que les œuvres complètes de Bérengère de Chevilly telles que Ma vie de garçon ou L’amour et autres complications. Elle ouvrit Elvira ou la Tentation du pire, s’amusa de la citation de Francis Bacon en exergue : « Je suis contre l’incinération parce que je pense que dans mille ans, s’il n’y a plus personne à déterrer, on s’ennuiera beaucoup. » Elle lut le tiers du premier chapitre et renonça. Cette femme n’écrivait pas, elle bavardait, et s’efforçait. D’être pétillante, spirituelle, charmante. La citation de Bacon était ce qu’il avait de meilleur dans le bouquin. Sur ce point, même l’auteur semblait d’accord : Elvira, publié en 1970, était le dernier roman avant un passage à vide d’une dizaine d’années. La disparition de Marina puis de Julian était-elle la cause de cette grosse panne de stylo ?

Elle rangea Elvira et ses tentations, ouvrit Les Mille et Une Nuits dans une version de quatre mille quarante-quatre pages, augmentée d’une « dissertation » signée d’un certain baron Sylvestre de Chevilly. Le signataire se présentait comme « pair de France, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, etc. ». Louise s’amusa du etc., s’attarda sur une gravure montrant des odalisques occupées à la toilette d’un roi. Elle abandonna rapidement l’introduction – le talent de l’aïeul étant encore plus discutable que celui de sa descendante –, et se laissa emporter par la beauté intemporelle des contes perses.

 

« Si vous ne dormez pas, ma sœur, dit-elle à la sultane, je vous prie de nous raconter ce qui se passa dans ce palais souterrain entre la dame et le prince… »