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Mercredi 20 juillet

 

La main de Shéhérazade sur son bras nu. Elle frissonna.

Louise ouvrit les yeux pour découvrir Bernie à ses côtés. Le plaid avait glissé, livrant ses épaules à la fraîcheur nocturne ; elle s’était endormie dans une bergère avec le pavé du baron Sylvestre sur les genoux.

— Je n’arrive pas à dormir. Le fait d’avoir remué le passé. Prendras-tu un cognac en ma compagnie ?

L’haleine de l’hôtesse indiquait qu’elle n’en était pas à son premier service. Elle n’avait pas quitté son turban, revêtu un déshabillé de dentelle noire et ressemblait plus que jamais à la comtesse éternelle de Blaise Seguin. Son visage démaquillé, parsemé de fines ridules évoquant plus un jardin de sable japonais que les stigmates de la vieillesse, exprimait une tristesse indicible. Louise regrettait presque d’avoir troublé sa quiétude. Elle but une gorgée de cognac, apprécia sa qualité et la chaleur artificielle qu’il procurait.

Bernie avait oublié ses cigarettes et ressentait manifestement le manque de nicotine. Ses vêtements exhalaient une odeur de tabac et de parfum de prix ; les mêmes effluves que du temps de California dreamin’. Le dialogue entre Julian et sa maîtresse se balançait au bord des lèvres de Louise…

Bernie rompit le charme.

— Je crois qu’il l’a tuée.

— Qui ça ?

— Julian. Marina.

Louise se libéra de ces yeux implorants. Elle n’était pas venue dans cette demeure catafalque pour des insanités alcoolisées. Mais l’autre insistait.

— Il l’a sans doute retrouvée. Ils se sont disputés. C’était peut-être un accident.

Elle agrippa les poignets frêles. Bernie bredouilla comme une vieillarde perdant la tête.

— Il n’était plus… le… même. J’ai senti son malaise…

— Vous étiez présente, oui ou non ?

— Non, mais j’ai compris… sous les mots. De jour en jour, il perdait sa joie de vivre. Il ne m’écoutait plus. Il savait que Wlad apprendrait qu’il avait tué Marina. Et qu’il se vengerait…

Louise retrouva ses vêtements, commença à se rhabiller.

— Tu ne vas pas partir comme ça.

— Vous comptez m’en empêcher en me gavant de contes ?

— Patiente encore. Antoine est un lève-tôt. Il te dira ce qu’il sait.

— D’accord. Allons le voir. Maintenant.

— Il prend des somnifères. Mais il sera debout dans quelques heures. Je t’en supplie. Ne pars pas sur un malentendu. J’ai été maladroite. Est-ce que tu veux bien me pardonner ?

 

La pendule de la cuisine indiquait 5 h 02, une brume mauve colorait le parc. Louise avait trouvé les réserves d’arabica, s’était confectionné un café serré et attendait devant une vaste table de ferme, dans le silence immuable de Bessières. Bernie avait ressassé ses invraisemblances. Elle l’avait laissée dire jusqu’à ce qu’elle tombe d’épuisement, l’avait mise au lit – son corps frêle était encore plus léger que prévu –, avait tiré derrière elle la porte de la chambre rose. Pour attendre Castillon. Castillon et ses révélations. Les fantômes du passé se succédaient à la barre, chacun avec une histoire différente. En couchant Bernie comme une enfant, Louise avait rangé sa propre rage dans un gros sac de feutrine ; elle la retrouverait le moment venu.

Des pas sur le gravier. Elle se tourna vers la porte-fenêtre, vit un homme de dos. Une veste de chasse kaki, des bottes en caoutchouc, un bâton de marche. Et cette crinière si reconnaissable. Il avançait d’un bon pas, s’engageait déjà dans l’allée. Elle déposa son bol dans l’évier, ramassa son sac, sortit. Antoine Castillon dépassait le bosquet de charmes. Elle le rejoignit près d’une fontaine au vaste bassin bordé de statues. Il se retourna, salua d’un ton neutre. Elle n’hésita pas, lui détailla les motifs de sa venue, ses découvertes à propos de son oncle, sa conversation orageuse avec Bernie.

— Comment va-t-elle ? demanda-t-il, inquiet.

— N’ayez crainte. Elle s’est endormie.

Il s’installa sur un banc de pierre et lui proposa de s’asseoir à ses côtés, face à la rangée de beautés de pierre aux gorges, hanches et chevelures opulentes, aux sourires empreints de douceur. La déesse Diane flanquée d’un chien, une musicienne d’une lyre, une nymphe d’une corne d’abondance. Des filles qui n’avaient jamais éprouvé la moindre contrariété.

— Bérengère est très malade. Le traitement l’épuise. Elle continue de fumer malgré les conseils de son médecin. Son moral vacille. C’est terrible.

— Vous êtes en train de me dire qu’elle réinvente le passé et que ses déclarations à propos de mon oncle sont douteuses ?

— Je comprends votre colère, mademoiselle. Mais un peu de compassion, par pitié. Je suis sûr que vous n’en êtes pas dépourvue.

Une once de condescendance perçait. Cet homme avait été un grand serviteur de l’État. Il n’oubliait rien de son rang. Mais Louise était touchée, elle l’admettait. En soulevant le corps de Bernie, cette nuit, elle avait deviné que la séduisante comtesse de Blaise vivait ses derniers moments.

— Je voudrais que vous preniez mes déclarations avec calme. J’ai passé l’âge des confrontations, surtout avec de jeunes personnes.

— Je vous écoute, monsieur.

— Merci. Bérengère pense que Julian a tué son amie lors d’une dispute. Il ne s’agit que d’une intuition qui, au fil du temps, est devenue dévorante. Elle a eu besoin de s’en libérer et s’est confiée à moi il y a quelques années. De mon côté, j’ai bien connu votre oncle et cette histoire m’a remué.

— Où l’accident aurait-il eu lieu ?

— Je n’en ai aucune idée. Bérengère non plus. À l’époque, elle abusait de la drogue. Après la disparition de Marina, je l’ai envoyée en clinique de désintoxication.

— Vous croyez Julian coupable ?

— Disons que j’ai du mal à accepter sa culpabilité.

— Pourquoi ?

— Si mes sources sont exactes, votre oncle était un informateur de police.

— Impossible, lâcha Louise en se levant.

— Un informateur sait gérer ses émotions, agit par intérêt, et non par passion. Vous avez raison de vouloir découvrir la réalité, mais il faut en accepter les conséquences. Pardonnez-moi de ne pas prendre de gants ; l’indulgence n’a jamais été ma spécialité.

Elle s’approcha du bassin, retenant une envie de vomir. Le reflet de Diane tremblait entre un nénuphar jaune et le plateau vert d’une fleur de lotus. Louise leva la tête vers son sourire de tueuse épanouie. Le soleil réchauffait déjà la blondeur de la pierre, s’emparait de l’eau glauque du bassin.

— Qui vous a dit qu’il était indicateur ? réussit-elle à articuler.

— Le divisionnaire Jean Poitevin. Un ami.

— Pourquoi aviez-vous parlé de Julian avec lui ?

— Bérengère pouvait avoir des aventures. Mais à condition que je sache avec qui. En gros, je voulais savoir ce qu’Eden avait dans le ventre.

On entendit un ronronnement. Louise tourna la tête. Le jardinier au volant de sa ridicule voiturette traversait le parc en diagonale et en sifflotant un air imperceptible.