Elle entra avant qu’on ne l’y autorise. Serge et sa secrétaire étaient penchés au-dessus d’un dossier ; ils relevèrent la tête en même temps. Leurs expressions étaient très différentes. Il signa un document, referma le dossier, le tendit à sa collaboratrice qui passa devant Louise en marmonnant un pardon sonnant comme une insulte.
— J’interromps une réunion au sommet ? demanda Louise en refermant la porte d’un coup de pied arrière.
Il la serra dans ses bras, l’embrassa avec fougue. Ils se regardèrent un moment en silence, relâchèrent leur étreinte, prirent place de part et d’autre du bureau.
— Tu m’en veux, Louise ?
— À quel sujet ?
— Je ne voulais pas t’imposer une mauvaise image de Julian. Il fallait que tu le redécouvres par toi-même…
— Tu as les moyens de te racheter, Serge. Écoute-moi attentivement.
Elle fit le bilan des derniers événements. Via le critique de rock Laurent Angus, elle avait rencontré Gérard Antony, le producteur ayant engagé son ami Julian pour retrouver une certaine Marina. Chanteuse, épouse du trafiquant Wlad, maîtresse de Julian, cette jeune femme avait volé un enregistrement inédit de Jim Morrison pour le vendre à Antony. Mais les bandes avaient été dérobées au domicile du producteur, et Marina s’était volatilisée dans la nature.
Elle détailla sa mésaventure au Renaissance, un bar consacré à la mémoire des Doors. Son sauvetage par Gérard Antony. Sa nuit sur les terres de Bérengère de Chevilly, dite Bernie, amante de l’ancien ministre Castillon. Et de Julian. Bernie, malade et névrosée, affirmait que Julian avait tué Marina accidentellement et que Wlad s’était vengé. Invraisemblable, son oncle n’était pas du genre à se bagarrer avec une femme. Un scénario plausible se dessinait : Wlad aurait récupéré de fausses informations, tiré des conclusions hâtives, cru Eden coupable. Assassin ou non de Julian, Wlad avait des révélations à produire. Issu de la mafia russe, drogué, alcoolique, cet homme était décrit comme incontrôlable. Pour le débusquer, il n’y avait qu’un moyen.
Serge avait écouté son récit dans une attitude de concentration totale. Mais elle le connaissait trop bien. Ses yeux gris parlaient pour lui. « Dans quelle embrouille cataclysmique t’es-tu fourrée, Louise ? » Elle prit une grande inspiration.
— Jouons sur le fait que cet homme salement perturbé aimait Marina comme un dingue. Faisons-la revivre.
— Comment ça ?
— Lançons un appel à témoins avec son visage dans la presse. Ou plutôt deux visages. Marina jeune, Marina vieillie par ordinateur. Ajoutons ton nom et un contact téléphonique.
— Pourquoi mon nom ?
— Wlad n’aura pas le cœur de s’attaquer à un commissaire.
— Il est fort probable qu’il ait tué sa femme en apprenant qu’elle l’avait trompé avec ton oncle. Alors pourquoi sortirait-il de l’ombre en retrouvant son visage dans les journaux ?
— C’est un début d’idée. Cherchons une meilleure solution.
— Louise, je t’adore, mais j’ai un travail fou. La population est à cran, les journalistes nous attendent au tournant. Je ne peux pas faire gérer à mes hommes et mon secrétariat déjà mobilisés à deux cents pour cent les appels de tous les mythomanes ou rigolos de Paris excités par l’apparition du visage de Marina dans la presse. Tu peux comprendre ça. Qui plus est, cette affaire ayant eu lieu il y a une vingtaine d’années, il y a prescription.
Louise se sentit rougir. Elle n’aimait pas la dureté de son regard, et ce ton paternaliste était une nouveauté. Évidemment, Clémenti subissait une forte pression avec son Boucher des Quais, mais ce n’était pas une raison pour balayer ses propositions comme des suggestions immatures. Et cette histoire de prescription était insupportable. On pouvait tuer en toute impunité et attendre que le temps passe, que la société oublie. Les victimes valaient moins cher que les vieux trente-trois tours des années psychédéliques.
Tu peux comprendre ça.
La colère, cette compagne inconnue qui avait toujours habité son cœur, se signalait enfin. Personne ne te dit la vérité, Louise. Le monde se contrefout de la mort de Julian. C’est inadmissible.
— J’ai du mal à te croire, Serge.
— Comment ça ?
— Si ton équipe est aussi occupée que tu le prétends, pourquoi mettre un homme en planque devant chez moi ? Ne me regarde pas comme ça. J’ai assuré suffisamment de filatures pour savoir quand les rôles sont inversés.
— L’inspecteur Bernardin a planqué quai de la Gironde, c’est un fait. Je ne voulais pas que Casadès te joue un mauvais tour. Mais tu as raison. C’était un luxe que je me suis octroyé. Pour toi. Mobiliser un officier dans la période que nous vivons n’est pas déontologique. Il est donc hors de question que j’aille plus loin.
— C’est ton dernier mot ?
— Accepte la réalité, Louise. Il y a de fortes probabilités pour que ton oncle ait été tué par la mafia. Par Wlad ou un type dans son genre. Un règlement de comptes parmi tant d’autres. La police française n’a pas les moyens de résoudre les vieilles affaires. Ou alors, il faut de la patience. Beaucoup. J’ai mes priorités. Laisse-moi le temps.
— Ça fait plus de vingt ans que j’attends.
— Je peux en revanche créer des soucis aux deux comiques qui t’ont droguée au Renaissance. Et à Casadès dans la foulée. Comme il ne perçoit pas de limites, ce type passe les bornes.
— Tu suggères que je l’encourage à me piétiner ?
— Je ne suggère rien. Je te conseille de porter plainte. Là, au moins, nous tiendrons du concret.
— Ce n’est pas mon genre de me plaindre. Merci pour tes conseils.
Elle ouvrit la porte, tomba nez à nez avec la secrétaire.
— Je parie que vous espionnez nos conversations, lança-t-elle. Occupée à deux cents pour cent ! Mon œil !
— Vous avez perdu la tête !
— Et vous, pas le nord, apparemment.
Clémenti murmura à Louise d’éviter le scandale. Elle fut tentée de répondre : il n’y en aura pas parce que tu n’es pas près de me revoir, mais réalisa que la secrétaire apprécierait trop le spectacle. Elle partit en trombe vers la sortie.