Mardi 26 juillet
Il vint la voir à l’aube. Elle reconnut son visage déformé dans l’œilleton, ouvrit en étouffant un bâillement.
— Qu’est-ce qui vous met en transe ?
— Habille-toi, un taxi nous attend.
Elle lui fit remarquer qu’elle avait repris ses activités officielles, lesquelles étaient incompatibles avec des entourloupes nocturnes.
— Il n’y a aucune entourloupe. Rien qu’une idée de génie que j’ai eue. Grâce à toi. Tu m’inspires, Kim Novak. Allez, quoi ! Fais un effort. Tu ne le regretteras pas.
Il attendait le verdict, avec une appréhension qu’elle pouvait sentir. De son côté, Louise se l’avouait : sa dernière semaine avait été sérieuse, rendez-vous, filature, rendez-vous, mais elle s’était sentie comme un oiseau à ressort. Il fallait se persuader chaque matin de remonter son propre mécanisme. Elle étudia mieux l’expression de Casadès, n’y découvrit aucune duplicité, se jura que c’était la dernière fois qu’elle suivait cet homme sur la pente glissante de sa fantaisie. Elle s’habilla et le suivit.
Miles Davis dans My Funny Valentine. Ils voyagèrent en musique grâce à la radio du chauffeur, un type au visage hanté et à la conduite idoine, qui déclara faire taxi mais être en réalité comédien. Ne le sommes-nous pas tous un peu ? se dit-elle en essayant d’oblitérer son manque de Clémenti. Elle n’avait jamais pu entendre un air de jazz des années cinquante, la période qu’il considérait comme l’âge d’or, sans voir son visage, ses yeux à la couleur si particulière.
Casadès fit arrêter la voiture près du Pont-Neuf, « lieu symbolique ». D’après lui, « on repartait d’un bon pied vers une nouvelle aventure ». Grand prince, il paya la note et désigna une affichette collée sur la peau de fonte d’un lampadaire. C’était un format A4 au milieu duquel s’épanouissait le beau visage slave de Marina Kostrowitzky. Louise lut le texte d’accompagnement. Cette femme a disparu. Une récompense à qui donnera la moindre information à son sujet. Nous pouvons encore la sauver. Prière de contacter le commissaire Clémenti à la Brigade criminelle. C’était accompagné du numéro de téléphone de Serge au 36 qu’elle connaissait par cœur.
— Il y en a des centaines dans tout Paris ! Une vraie campagne de pub. J’y ai passé la nuit. Et je ne te demanderai pas de remboursement de notes de frais. C’était un plaisir. Et donc, c’est cadeau.
Louise demeura un instant groggy. Un bruit de moto la secoua.
— Mais vous êtes cinglé.
— Cette histoire d’appel à témoins était ton idée. Tu étais dans le vrai.
— Vous avez fait ça pour emmerder Clémenti.
— J’ai joint l’utile à l’agréable…
Elle l’agrippa par le col de son manteau de tweed. Sa colère décuplant ses forces, elle le fit basculer.
Le sifflement fendit l’espace. Se termina en choc métallique. Casadès, cou en sang, tomba comme un sac. Un autre coup de feu. Le pont à deux pas, la Seine. Elle s’élança. Une nouvelle détonation. La balle déchira son épaule. Elle prit appui sur le parapet. Sauta.
Eau glaciale, courant énervé, aidée de son bras valide, elle refit surface. Un homme barbu sous l’arcade du pont. Il tendait le bras dans sa direction. Elle pensa à Julian, deux balles dans la nuque. Fini sa vie. Fini la mienne. Mais l’homme n’avait pas d’arme. Elle voulut nager vers lui, vers le quai. Son cœur battait dans son épaule blessée, sa nage lui arrachait ses dernières forces.
Souvenir.
Elle est petite. Un garçon gigantesque lui maintient la tête sous l’eau. Chaque fois qu’elle tente d’émerger, il la repousse vers le fond. Hercule contre Goliath en bikini. Fond bleu miroitant. Mort scintillante. Des mains solides la tirent. Elle se retrouve dans les bras de Julian. Sur le bord du bassin, un homme. Blaise ? Et une femme. Des cheveux blonds, un beau visage inquiet…
Louise commença à couler.
Elle revint à elle sur le quai, entourée de deux secouristes et d’un homme en hardes dégoulinantes. Le barbu vu sur le quai. Il s’était donc jeté à l’eau pour la sauver. Elle grelottait dans ses vêtements trempés, une odeur de vase lui emplissait la bouche, elle était épuisée au point de ne plus pouvoir remuer les doigts. Elle ne parvenait pas à prononcer la question qui la tenaillait. On l’installa dans une ambulance du Samu. Un secouriste lui donna les premiers soins, lui mit un respirateur sur la bouche, la sangla. La sirène retentit, l’ambulance s’ébranla.
Elle reconnut sa voix. Il questionnait un homme dans le couloir. On lui répondait que la balle avait entaillé l’épaule. La blessure était superficielle. Six points de suture. Une bonne dose d’antibiotiques. Rien de cassé à part les nerfs. La porte de la chambre s’ouvrit sur Serge. Il vint s’asseoir à ses côtés.
— Casadès ? articula-t-elle avec difficulté.
— Au Val-de-Grâce. Comme toi.
— Il a ses chances ?
— On le saura d’ici peu. La balle était perforante, pas explosive. C’est déjà une chance énorme.
— J’ai bien cru y passer.
— Je ne te le fais pas dire. Si l’un de mes hommes n’avait pas été en planque près du pont, je t’aurais perdue.
— En quelque sorte, j’ai été sauvée par le Boucher des Quais.
— Je ne trouve pas ça drôle.
— À vrai dire, moi non plus.
Que faisait-elle dans les parages à pareille heure ? Elle lui expliqua le plan de Casadès, la campagne d’affichage. Il encaissa en maître zen, puis se passa une main lasse sur le visage.
— Le pire de l’histoire, c’est qu’il est possible que votre plan de branquignols ait marché et que Wlad Kostrowitzky soit sorti de ses limbes. Il aura repéré Casadès, attendu le moment et l’endroit propices pour le descendre.
— Wlad lui aurait posé des questions avant.
— À condition que Wlad maîtrise encore le langage articulé.
— Et moi, quel intérêt aurait-il eu à m’abattre ?
— Tu étais témoin de l’agression de Casadès.
— J’ai entendu une moto. C’est tout. Je n’ai vu personne. Croyant Casadès mort, j’ai sauté du pont sans demander mon reste.
— Les gens n’obéissent pas toujours à une logique imparable, surtout les tueurs amateurs de dope.
Elle se revoyait agrippant Casadès par le col, déplaçant son corps dans l’espace, échangeant leurs positions. Des danseurs. Des pas cadencés. Un tireur aux aguets surpris par leurs pas.
— Admettons que je sois une victime collatérale, dans ce cas comment expliques-tu que le tireur n’ait pas terminé Casadès ? Au lieu de s’acharner sur moi.
— La seule réponse logique est que tu l’intéressais autant, sinon plus.
— Pas faux.
— Louise ?
— Serge ?
— Tu te rends compte dans quel bourbier tu as mis les pieds ?
Il lui redessina un sourcil, puis le bout de son index suivit la courbe de son visage. Elle pencha la tête, laissa sa joue s’installer dans la paume de Clémenti. Elle entendait distinctement ce qu’il pensait. « Il faut arrêter tes folies, Louise Eden Morvan. Maintenant et pour de bon. Sinon mon pauvre cœur va exploser. »
Le téléphone la fit sursauter. Les analgésiques la maintenaient dans un état comateux, elle mit le temps à décrocher. Serge s’interrompait entre deux réunions pour lui apprendre que Casadès était tiré d’affaire. Un coup de chance énorme. La balle était passée à quelques millimètres de l’artère carotide. On avait d’ailleurs retrouvé un projectile de 7.65 près du pont. Leurs chambres seraient gardées jour et nuit, il n’y avait pas à s’inquiéter. L’homme en charge n’était autre que l’inspecteur Milan, son sauveur barbu. Un énergique et un débrouillard. Elle le remercia, raccrocha.
L’homme en charge. Le sauveur barbu.
Elle pensa à son sauvetage par Julian. Souvenir ou pure invention ?
Elle avait lu que des prisonniers soumis à la torture avaient inventé des informations pour les livrer à leurs bourreaux, et avaient fini par y croire. Pour se protéger, un être humain était capable de créer des souvenirs plus vrais que nature. Avant de couler dans la Seine, s’était-elle bâti un scénario idéal avec Julian dans le rôle principal ? C’était une explication. S’il l’avait secourue lorsqu’elle était enfant, il en aurait parlé à Kathleen et Adrien Morvan.
Mais Blaise jouait un rôle dans ce rêve ou ce souvenir. Blaise plus jeune. Et une blonde au visage inquiet. Qui ressemblait à Marina Kostrowitzky. Louise fit un effort de concentration. Julian, Blaise et Marina l’emmènent à la piscine. Ils relâchent leur surveillance. Julian réagit et la sauve. Au dernier moment. Peu fier de cette mésaventure, son oncle se garde d’en parler à la famille.
Et il m’a peut-être manipulée pour que je me taise. Je n’ai jamais douté de lui. Ai-je eu tort ?
Elle rappela le contremaître à la propriété, lui demanda le numéro de téléphone de l’hôtel de ses parents en Toscane.
La voix de sa mère était joyeuse. Sans l’avouer, Kathleen avait toujours reproché à son mari de ne penser qu’au travail. Lors de leurs rares voyages, elle revivait. À croire qu’Adrien fonctionnait comme ses crus bien-aimés, et se bonifiait avec les années.
— Rien de grave, ma chérie ?
— Quelque chose me tracasse au sujet de Julian.
— Allons bon.
Toujours ce ton de femme raisonnable qui prend sur elle. À quoi bon aborder les sujets qui fâchent ? Louise domestiqua son agacement.
— Tu en voulais à Julian et Blaise pour une raison particulière ?
— Bien sûr que non.
— Dis-moi la vérité. C’est important.
— Il est arrivé quelque chose, Louise ! Je le sens.
— Je vais bien. C’est le passé qui m’intéresse. C’est en rapport avec moi, c’est ça ? J’ai eu un accident, alors que j’étais avec Julian et Blaise ? À la piscine ?
Elle finit par avoir sa mère à l’usure. Kathleen raconta que Julian et ses amis l’avaient emmenée à la piscine Deligny à Paris.
— Ils étaient occupés à boire sans doute. Tu as failli te noyer. Tu avais cinq ans.
— Mais Julian m’a sauvée.
— De justesse, je suppose.
— Il t’a avoué ce qui s’était passé.
— Oui.
— Il ne t’a pas menti. Alors pourquoi cette colère entre vous ? Je la perçois encore dans ta voix après toutes ces années.
— Parce qu’il y avait eu un précédent. Ton père a hurlé à Julian qu’il était un raté. Ça s’est très mal passé. Mon frère n’a plus jamais voulu mettre les pieds à la maison. Je me suis réconciliée avec lui, mais pas sans mal.
— Explique-moi, et commence par le commencement.
Kathleen raconta un pan de vie soigneusement oblitéré par la famille. Julian, jeune étudiant en droit à Londres, fait la fête au bord d’une rivière avec une bande de copains et sa petite amie, Patricia. Ils boivent, fument des joints. Et la fête finit mal. Patricia et Julian se disputent. Elle lui reproche de ne pas s’occuper suffisamment d’elle. Pour le défier, elle menace de plonger dans la rivière. Il croit à un caprice. Patricia passe à l’acte mais la rivière est trop froide, le courant trop fort, elle se noie. Julian tente de la sauver mais n’y parvient pas. Il manque d’y passer lui aussi. Après la mort de Patricia, il abandonne ses études, déprime, se fâche avec ses parents et part en Asie sac à dos. Il en revient des mois plus tard, efflanqué, différent. Il ne rentre pas à Londres. Il se rend chez sa sœur aînée, mariée à un Français. La suite, Louise la connaît. Kathleen et Adrien vivent entre Paris et la propriété viticole bordelaise avec leur fille. Julian s’attache à Lou, à la France, et revient à la vie. Il rencontre Blaise Seguin dans un bar et décide de créer une agence de détective. Il a des connaissances en droit, et pas la moindre envie de rentrer dans le système. Il veut vivre au jour le jour. Sans attaches.
— Le passé lui a sauté au visage quand tu as manqué te noyer. Patricia est revenue le hanter. Je ne crois pas qu’il se soit beaucoup défendu quand un salaud l’a descendu à Paris.
— Julian était d’une gaieté incroyable, maman !
Elle ne croyait pas vraiment à ce qu’elle racontait. La réponse de sa mère ne la surprit pas.
— Non, il avait un impeccable sens de l’humour. C’est bien différent, Louise.
Après avoir raccroché sur la vague promesse de passer à la propriété après les vendanges, Louise réfléchit un long moment. Elle arriva à une conclusion inévitable. Blaise, ses parents et même Julian lui avaient caché certaines vérités, sans doute pour la protéger. Mais ils n’étaient pas les seuls. Elle-même n’avait gardé que les aspects les plus solaires de Julian et avait évacué les autres. L’oncle de la petite Lou était un homme parfait, sans fêlures, sans faiblesses. Et devait le rester pour l’éternité.
La petite Lou n’existait plus. La femme qui l’avait remplacée ne croyait pas à l’existence des héros. Et d’ailleurs, les héros étaient ennuyeux.
Elle éteignit sa lampe de chevet, croisa ses bras derrière sa tête et sourit dans la pénombre.
— Je t’aime comme tu es, Julian Eden, murmura-t-elle. Tu peux enfin enlever ton loup noir.