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Mardi 2 août

 

La maison encombrée de puanteurs. Climax dans la cuisine. Des sacs en plastique débordaient d’ordures. L’évier vomissait des piles de vaisselle sale. Tessons de bouteille jonchant le sol. Taches de vin sur les murs. Empreintes de sang sur le carrelage. Il s’était coupé la plante des pieds.

Son cerveau peuplé de cauchemars. Tantôt des idées venaient par vagues, ondes suprasensibles, lui labourer le centre. Tantôt des images fusaient accompagnées de cris. Des animaux vicieux sortis d’une faille spatio-temporelle. Il savait que c’était une faille parce qu’il arrivait encore à réfléchir. Son centre vivait toujours. Mais plus faiblement quand les animaux sortaient.

Il faisait très froid. Son corps était mouillé de sueur. Il sentait ses lèvres bouger, avait conscience qu’il parlait seul. Il parlait à son centre pour qu’il continue de palpiter.

Les animaux arrivèrent.

Ce sont des rats à dents cariées. Leurs yeux de bakélite te brûlent. Insupportables. Ils dansent sur place. Un pas en avant. Deux pas en arrière. Les rats ne dansent pas. Mes rats sont vrais. Ils dansent. L’armoire est ouverte. Qui l’a ouverte ? Un crotale. Sa queue sonne.

Le corbeau vint se poser sur sa tête. La tête du gros homme dans le lit. C’est moi, pensa-t-il en se cachant sous l’oreiller. Il resta comme ça, sans bouger.

Le crotale sonna plusieurs fois. Le centre s’élargissait. Il osa un œil en dehors de l’oreiller. Le corbeau n’était plus perché à côté du lit. Mais le crotale était toujours là et sonnait, de temps en temps. Son centre était revenu. Il occupait toute la place. Il se souleva sur un coude, s’assit avec précaution, posa ses mains sur ses tempes et appuya fort. Il entendit la sonnerie. C’était le téléphone. Il n’avait qu’à tendre la main.

— Wlad ? C’est Khaled, tu m’entends ?

— J’entends.

— Y a un gars qui veut plus dealer pour nous. Il s’est barré avec cinq bâtons de meth. On sait où il est.

— Où ?

— Tu peux le faire ?

— Je peux. Où ?

— Le squat, rue des Pyrénées. C’est un Yougoslave. Trente ans. Son nom, c’est Beko. Tu retiendras ? Beko.

— Beko. Je retiendrai.

— Tu t’occupes pas de la marchandise. Quelqu’un s’en charge. Tu t’occupes du mec.

— Je m’occupe du mec.

Wlad raccrocha. Il ouvrit le tiroir de la table de chevet. Une boîte métallique avec du matériel à injection. Il se fit une piqûre, se rallongea.

Plus tard, dans la salle de bains, il força son gros corps à pénétrer dans la douche et respira profondément. Il laissa l’eau chaude ruisseler sur sa peau. Comme s’il était dans le ventre de sa mère. Ses tremblements se calmèrent.

Longtemps après, il nettoya la cuisine et alla déposer les sacs-poubelle sur le trottoir devant la maison.

Il regarda le ciel bleu strié de nuages longs et blancs. La radio annonça l’heure : 15 h 40. Il réchauffa une boîte de cassoulet et prit des amphétamines avec du café.

Vers 17 heures, il eut une suée. Il s’observa dans le miroir, se reconnut. Ses yeux bleus injectés de sang. Son crâne chauve parcouru de quelques veines gonflées. Sa bouche charnue, son nez aplati, engoncés dans un visage gras. Des gouttes de sueur perlaient sur son front. Il se déshabilla, entra dans la douche. Cette fois, ce fut facile. L’eau réchauffa son gros ventre, son sexe flasque. Il se frotta vigoureusement, s’accroupit, laissa couler.

Il se rasa, se désépaissit les sourcils pour ne pas faire peur au Yougoslave qui s’appelait Beko. Il se sentait encore faible. Une barquette de bananes séchées dont la date de péremption était dépassée lui fit son repas. Il alla s’allonger. Les amphétamines l’empêcheraient de dormir, mais il lui fallait se reposer. Il ferait le boulot cette nuit. Ou demain, si le Yougoslave n’était pas là.

À 22 h 30, il s’attacha au mollet droit l’étui de cuir spécial garni du Beretta Cheetah et sortit de la maison, une guitare à la main. Il enjamba les sacs-poubelle éventrés par des chiens, déposa la guitare dans le coffre de la 4 L. La poche de son blouson contenait une bobine de fil de pêche.

Il se gara rue Botzaris et marcha vers la rue des Pyrénées, guitare sur l’épaule. Il surveilla la rue depuis un café, vit les flics faire leur ronde, effectuer deux passages. Il attendit encore un peu, sortit du café, poussa un porche branlant, déboucha dans une cour vide. Le squat occupait le premier étage du bâtiment central.

Une bande jouait au tarot en faisant tourner un joint.

— Hé, mon pote ! Tu cherches quelqu’un ? demanda un rasta aux yeux brillants.

— Karine, je cherche Karine, répondit Wlad d’une voix douce.

— Connais pas.

— Une brunette, très jolie. Elle m’a dit qu’elle serait là ce soir.

— Crache-toi là, mec, et joue-nous un truc ! dit un brun à lunettes. Et toi, Ludo, tu reprends la partie, merde !

Wlad plaqua les premières mesures de la Chaconne de Bach. Ses doigts étaient engourdis, il trébucha sur de nombreux passages. De toute façon, les jeunes n’écoutaient pas. Tout en jouant, il étudia les lieux. Des corps emmitouflés dans des sacs de couchage balisaient la vaste salle dont tous les murs, sauf ceux de soutien, avaient été abattus. Une fille se brossait les cheveux, assise sur une caisse en bois. Un gars lisait à la lumière d’un cierge d’église. Wlad sentait l’odeur de la cire.

Il joua Dindi, d’Antonio Carlos Jobim, et fredonna sur la musique. Le lecteur ferma son livre. Wlad lui sourit. Le gars s’approcha.

— T’es un pro ?

— Non. Mais ma mère m’a fait commencer tôt. Ça aide. Je joue mal. J’ai de l’arthrite.

— Tu viens d’où ?

— Yougoslavie.

L’autre avala l’information avec un air compatissant.

— Le pays, c’est important, dit Wlad. Quelquefois, j’ai envie de repartir.

— Je comprends. Y a un Yougoslave, ici. Enfin, je suis pas spécialiste. Il a un accent de l’Est.

— Ah bon ?

— On l’appelle Beko. Il dort près de la porte, au fond.

— Vaut mieux le laisser dormir, alors ?

— Ouais. Tu connais The Girl from Ipanema ?

Wlad interpréta le morceau assez mal. Le gars écouta jusqu’au bout, puis lui donna une tape sur l’épaule et retourna vers son matelas. Wlad prit une capsule d’amphétamines, s’adossa à une poutre et allongea les jambes.