26

Wlad avait fait la queue devant le centre Baudricourt. Il était installé devant un plateau-repas, le nez dans l’assiette. De temps en temps, un SDF levait une tête au regard vide. Un homme riait tout seul ; la purée formait des rigoles qui sortaient de sa bouche édentée. Les autres faisaient mine de ne pas le remarquer. Wlad termina son assiette et repéra un jeune homme ; il ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans malgré une chevelure grasse prématurément grise.

Il alla à sa rencontre. Le gamin eut un mouvement de recul en voyant arriver ce géant chauve. Wlad lui sourit et posa son paquet de cigarettes sur la table. Les yeux brillèrent de convoitise.

— Sers-toi, petit.

Le jeune homme prit une blonde, puis osa croiser son regard. Il alluma sa cigarette, inhala la fumée avec un plaisir évident.

— Merci, dit-il d’une voix timide.

— Comment tu t’appelles ?

— Jean-Michel. On m’appelle Jean-Mi. C’est plus…

Le gamin cherchait ses mots, se mordait la lèvre.

— C’est plus facile, dit Wlad.

— Ouais. Et toi ?

— William.

— Je t’ai jamais vu dans ce centre.

— C’est la première fois que je viens. Je vis dans la rue depuis quelques jours seulement.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— Je ne peux plus rester chez moi.

— Tu as un endroit à toi ?

— Une maison, mais je ne peux pas y rester.

— T’as pas de boulot ?

— Plus maintenant. Et toi, Jean-Mi ?

— Je travaillais dans une imprimerie. Le patron a fait faillite. J’ai plus de chambre. Ma logeuse m’a viré. C’est difficile de rester propre et de retrouver quelque chose. Et je suis fatigué.

— Oui, tu as l’air crevé.

— Tu es fort, toi. Tu pourrais trouver du travail.

— Non, je n’y arrive pas. Je pense trop à mon passé.

— T’avais une famille, William ?

— J’avais une femme, Jean-Mi. Belle et douce.

Wlad déplia l’affichette.

— Elle est belle, t’as raison.

— Elle est morte, tu sais, petit.

Jean-Mi regarda tour à tour son assiette et son interlocuteur. Wlad sentait la gêne émaner de lui, et la peur. Il passa une main sur ses yeux, sourit de nouveau.

— Jean-Mi, je parle depuis des jours et des nuits. Je ne dors que quelques heures.

— Pourquoi tu fais ça ?

— Je cherche quelque chose.

— Quoi ?

— Quelque chose sur le tueur des sans-abri. Moi, je peux trouver le Boucher.

— Peut-être bien. Pourquoi tu me dis ça à moi ?

— Je parle à ceux qui ont encore un visage. Ceux qui ne sont pas détruits.

— T’es flic ?

— Non. Parole. Je suis quelqu’un qui peut aider.

— Pourquoi tu courrais après un dingue comme ça ? Qu’est-ce que ça t’apporterait, hein ?

La méfiance du gamin gonflait comme le mercure. Brebis craintive, il était incapable de se battre. Si le tueur ne l’abattait pas, c’est le système qui le broierait dans quelques mois, quelques années. Wlad pouvait donner ces années de vie au gamin : il avait toujours eu le choix entre donner la vie ou la mort. Il lui fallait trouver le tueur pour Marina. Il le ferait aussi pour Jean-Mi et tous les pauvres types lessivés de cette ville sans pitié.

— Tu sais, je n’ai rien à perdre si ce n’est mon centre.

— Ton centre ? Qu’est-ce que tu racontes, mec ?

— J’ai une force, dit Wlad en désignant un point sous son plexus solaire. Je peux l’utiliser. Débarrasser la ville du tueur. Il me sera utile. Il faut que je trouve sa piste. Elle commence bien quelque part.

— Va voir le type au manteau vert foncé, assis derrière. Il a fait des études, celui-là. Il construisait des ponts. Il sait peut-être quelque chose. Son nom, c’est Bernard.

— Merci, Jean-Mi. Garde le paquet de cigarettes. Dedans, il y a un billet. C’est ton bien maintenant.

Le môme bredouilla des remerciements, et son visage fripé se métamorphosa. Pendant deux secondes, il fut illuminé de l’intérieur. Wlad aperçut son âme, pensa à un berger sur un vitrail dans une église de campagne où il s’était arrêté par hasard. La pureté de l’innocence, il savait la reconnaître partout, même dans les cloaques, les caniveaux charriant la honte et le désespoir. Le gamin fourra son butin dans une pochette en plastique qu’il portait autour du cou sous plusieurs épaisseurs de linge sale et se leva. Il ramassa son barda, un vieux sac d’écolier maculé, décoré de Power Rangers dans des poses de karaté acrobatiques et sortit du centre Baudricourt en jetant des regards craintifs.

Wlad se retourna vers l’homme en vert installé au milieu d’un groupe ; il pelait son orange à l’aide d’un petit couteau pliable. Ça lui prenait un temps infini. Très concentré, il tirait la langue. Wlad se leva, sortit un autre paquet de cigarettes de sa poche et alla le déposer devant l’homme, qui continuait de peler son orange et ne bougea pas. Il s’assit en face de lui.

— Je peux ? demanda le voisin de l’homme en vert, un vieux maigre comme un coup de trique.

Wlad acquiesça pendant qu’il se servait avec une mine gourmande.

— Bernard, tu veux une cigarette ? demanda doucement Wlad.

— Y fume pas, intervint le vieux. Tout ce qu’y veut, c’est bien peler son orange. Tu peux pas le déranger pendant qu’y fait ça.

— Tu as raison, dit Wlad en rempochant son paquet.

Il s’enfonça dans le dossier de sa chaise et observa Bernard. Visage jaune, strié de veines rouges. De près, ses mains tremblaient comme des feuilles, certains de ses ongles étaient arrachés, les autres rongés. Il entreprit de manger son orange, quartier par quartier, en prenant soin de se pencher au-dessus de son assiette pour ne pas tacher son manteau, un loden élimé, troué aux manches, mais assez propre. Il y eut un raclement de chaise. Le vieil homme se levait, partait en traînant la jambe vers la sortie. Plus tard, la table se vida et Wlad se retrouva seul face à Bernard. Six pépins baignaient dans une petite flaque de jus et le spectacle semblait fasciner l’éplucheur rassasié.

— Bernard ! Regarde-moi !

L’homme leva la tête et eut un tic nerveux. Wlad vit nager des frayeurs d’alcoolique dans ses yeux.

— N’aie pas peur, je veux te payer un coup au café d’à côté.

— Oui, j’ai soif, j’ai très soif, dit l’homme dont le débit était celui d’une mitraillette enrayée.

Wlad partit lentement vers la sortie. Il se retourna à mi-chemin. Bernard le regardait avec une indicible peur qui luttait contre une soif non moins intense.

— Viens ! dit Wlad en tendant la main.