Wlad laissa quatre cents francs à Bernard. En échange de la promesse qu’il éviterait de traîner avec sa bande de buveurs, le temps qu’il trouve le tueur. Il en avait fait la promesse solennelle. Bernard avait ri gentiment et lui avait dit : « T’es christique, mon copain. Chris-ti-que ! »
Alourdi par le vin, il prit un taxi pour le centre Crimée. Une fois dans la voiture, il regretta de ne pas se déplacer à pied ou en métro comme les vagabonds de la ville. Pour trouver le Boucher, il lui faudrait adopter le mode de vie de ses victimes. Offrir une partie de sa périphérie aux circonstances pour attirer le destin, et protéger son centre, un pur diamant qui ne prenait pas de place.
Il avait résisté au puissant appel de camaraderie de Bernard, s’était fixé pour limite les deux verres de la politesse, et avait tenu bon, mais ses nerfs lui envoyaient des ondes de douleur. Il avala une capsule d’amphétamines. Retardé par les embouteillages, le taxi s’arrêta devant les portes closes du centre Crimée.
Il espéra soutirer des informations sur le Bœuf à un gardien, tambourina au porche jusqu’à ce qu’un résident de l’immeuble voisin proteste. Le parc des Buttes-Chaumont était encore ouvert ; il remonta l’allée éclairée, s’assit sur un banc pour réfléchir à un plan d’action. Son centre lui réclamait de s’organiser, de faire de sa traque un mouvement continu, sans aspérités.
Avec l’alcool, il convoquait le chaos qui le nourrissait, nécessaires ténèbres, et lorsqu’il décidait d’émerger, c’était pour glisser souplement dans l’espace de la ville, corps d’aplomb, esprit vif, sans états d’âme polluants. Il n’avait jamais tué par haine, ni même sous l’effet de la colère. Il avait tué, et tuerait encore, parce qu’il était monstrueusement doué pour ça, et qu’on lui avait demandé de supprimer des êtres nuisibles contre de l’argent. Il avait toujours observé attentivement ses futures victimes et lorsque des ondes d’innocence s’étaient échappées de leurs enveloppes corporelles — il s’agissait de rayons droits et jaune vif –, il les avait épargnées. C’était arrivé deux fois. Bien que répugnant au mensonge, il avait su trouver une histoire plausible pour ses commanditaires et jouer de sa voix apaisante afin d’expliquer l’échec de sa mission.
— Mauvaise nuit, gros père !
La voix, jeune, venue de derrière. Une pointe piquant la naissance de son cou. Le jeune homme était bien proche pour une attaque si peu offensive. Wlad comprit pourquoi en voyant se matérialiser un deuxième homme armé lui aussi d’un couteau. Une tête exsangue et blonde. Un regard vitreux de junkie.
— Lève-toi, tas de gras ! cracha le blond. Fouille-le, Ahmed.
Il obéit, sentit les mains de l’invisible Ahmed courir sur son corps. Agiles, elles trouvèrent l’enveloppe.
— Merde, c’est le pacson !
Wlad sut qu’Ahmed s’était reculé d’une trentaine de centimètres, étonné par sa découverte. Il pivota, buste droit. Sa jambe gauche, déployée en coup de fouet, fit exploser la rotule du jeune Arabe. Il laissa son corps partir avec l’attaque, roula sur l’herbe, disparut dans l’ombre. Il sortit son Beretta de son étui. La tête du blond était une auréole sous la lumière du lampadaire. Elle explosa. Wlad se releva d’un bond. Ahmed rampait vers son couteau. Il brillait à deux mètres. Fut dans sa main en quelques secondes. Le pied de Wlad écrasa le poignet d’Ahmed. Le gamin ne devait pas avoir plus de seize ans, ses boucles noires encombraient des yeux exorbités.
Il lui ordonna de se mettre sur le dos.
— Ne me tuez pas, monsieur, pitié !
Wlad attendit, Beretta dans une main, couteau dans l’autre. Il étudia la géométrie de l’arme sous la lune : un couteau de parachutiste à manche noir. Une belle arme. Le gamin recula, rampant sur les fesses, la jambe blessée, raide, jusqu’à ce qu’un buisson l’arrêtât. Alors Wlad vit les rayons lumineux. Bleus et violets, ils quittaient la poitrine du jeune Arabe en longs zigzags. Il enleva sa veste et son polo, posa son pistolet sur le tas de vêtements. Tétanisé, le gamin ne bougeait plus. Buste nu, d’un geste coulé qui fit du couteau le prolongement de sa chair, Wlad fondit et lui transperça le cœur. Sa main fut sur la bouche pour étouffer l’agonie. Il l’enleva quand les yeux noirs furent débarrassés de la vibration de vie. Il retira le couteau, essuya le sang sur le pantalon de sa victime.
Il traça une croix sur le front et fit rouler le corps dans l’ombre végétale. Il tira le blond par les aisselles, l’installa à côté d’Ahmed. Il se rhabilla, rengaina le pistolet dans le holster de cuir attaché à son mollet, utilisa une bride pour y fixer le couteau. Il se débarrassa de la terre qui souillait ses vêtements, ramassa l’enveloppe de billets, sortit du parc et prit le métro à Botzaris.
Son centre fonctionnait impeccablement. Boussole magnétique, il lui indiquait de partir vers le fleuve pour passer la nuit sur ses rives. Celles où, comme l’avait dit Bernard, se réunissaient le Bœuf et sa bande. Les deux morts du parc étaient un signe. La piste se dégageait, le sang la traçait, sillon rouge dans la nuit. Mouvement continu, sans aspérités.