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Dimanche 28 août

 

Après avoir quadrillé le port de plaisance, Wlad s’était posté sur le pont Sully-Morland. Il observait aux jumelles à infrarouge un groupe de vagabonds sur le port Saint-Bernard, rive gauche. À trois cents mètres, deux hommes assis fumaient, silhouettes recroquevillées contre la masse du pont d’Austerlitz. Wlad remarqua la précision de leurs gestes, le calme de leurs visages. Leurs barbes et leurs cheveux hirsutes n’occultaient pas le fait qu’ils étaient des policiers.

Son attention revint vers le groupe. Un costaud gesticulait devant la troupe affalée. Quelques-uns donnaient la réplique à l’excité. Le vent rabattait l’écho de leurs rires. Mais la gaieté fléchissait. Le sommeil gagnait la partie. Il était 3 heures du matin. Wlad savait que le braillard était le Bœuf.

Une bouteille vide à la main, il alla uriner dans le fleuve, insulta la lune. La bouteille se fracassa sur le quai, et le vagabond partit vers les deux policiers. Il leur parlait avant même d’être à leur hauteur. Wlad entendit des mots qui flottaient, cotonneux dans le calme de la nuit. Bande de cons… Dormir… Crèverez… Les policiers s’enroulèrent dans leurs couvertures et s’allongèrent. Le Bœuf continua sa harangue devant le duo immobile, ses bras d’épouvantail en vrille puis, lassé, remonta le quai. Dans l’espace rectangulaire des jumelles, il fut une image fluorescente sur le pont d’Austerlitz. Wlad le vit s’engager sur l’avenue Ledru-Rollin où le flot des voitures s’était tari.

Grand et large, ce Bœuf. Wlad ne savait pas s’il était gros ou emballé de plusieurs couches de textiles. Il portait un poncho crasseux d’où dépassaient des hardes. Le tout s’accordait avec un chapeau de gardien de troupeaux de la pampa. Il traînait un peu la patte, mais marchait vite. Wlad le suivit sur le boulevard Diderot puis dans la gare de Lyon. Le vagabond s’arrêta sous le panneau des départs.

Sa bouche formait des noms de villes, ses mains esquissaient des gestes ronds. Wlad écouta. Il invoquait le mouvement des roues d’acier sur les rails, le rempart des dernières cités avant la férocité de la mer. Son histoire vivait en lui. Sa main se mit à trancher le vide. Une quinte de toux lui tordit les traits et arrêta ses gesticulations. Il s’approcha d’une vieille femme endormie sur un banc, se pencha pour l’observer. Quand il se redressa, son regard croisa celui de Wlad.

— SALUT, AMI ! beugla le Bœuf.

Wlad dévissa le capuchon d’une bouteille de vodka et lui tendit. Il détailla le visage boucané, bordé de longues mèches noires sous le chapeau de gaucho, les yeux délavés. La bouche assoiffée.

— Tu es le Bœuf ?

— Pour te servir, beau prince de la nuit, ricana le vagabond.

— Non, beau prince de la mort.

— Si tu veux, l’ami.

— Tu voudrais partir ? Tu regardais les panneaux des trains.

— Partout, c’est pareil.

Le Bœuf rendit la bouteille. Wlad lampa une gorgée et s’assit au bout du banc. La clocharde était une frontière entre leurs deux corps de géants.

— Dans la ville, un homme tue les gens comme toi. On m’a dit que tu n’avais pas peur de cet homme-là, poursuivit Wlad en tendant la bouteille au-dessus de la femme endormie.

— J’ai pas peur de toi. C’est toi ?

La main piquée de croûtes violacées saisit la bouteille, la bouche emprisonna le goulot et téta ferme.

— Bien sûr que c’est pas toi, reprit le Bœuf. Pourquoi tu dis que t’es le prince de la mort ?

— C’est mon métier.

— Qui est-ce que tu zigouilles ?

Wlad eut un geste d’invite pour expliquer que la vodka était un cadeau.

— À la tienne, mon prince. Tu veux pas me dire. Ça fait rien.

— Tu sais où il est ?

— Il est partout et personne le voit. Il est là.

Wlad porta ses jumelles à ses yeux, opéra un mouvement circulaire. Le Bœuf aima ça et rit en se tordant les côtes.

— Alors, tu l’as vu ? Hein, tu l’as vu ?

— Pas encore. Il est peut-être dans ma poche.

Wlad sortit l’affichette d’appel à témoins, la posa sur le dos de la vieille, puis prit ses jumelles pour la regarder. Le Bœuf poussa un rugissement de joie.

— Elle est pas belle comme ça, ah non !

— Oui, sinon ils auraient tous aimé se faire tuer par une belle comme elle.

— Ouais. Y z’ont pas aimé parce que leur mort, oh ! la pute borgne, elle était moche.

— Moche comme qui ?

Le Bœuf fit une grimace. Il tendit la main pour avoir les jumelles.

— On voit des fantômes dans ton outil magique, gros prince de la mort. T’as rapporté ça d’un autre monde ?

Il vint se planter devant Wlad, qui demeura immobile tandis que l’odeur de son compagnon lui entrait dans la tête comme une purge. Le Bœuf lui saisit le menton et approcha son visage du sien.

— Qu’est-ce que tu vois quand tu me regardes, gros prince ? Attention, réponds bien !

— Un homme.

— Un autre m’a dit : « T’es qu’un court voyage du gosier au trou de ton cul. » J’aime mieux ta réponse.

— Maintenant, c’est moi qui dois poser ma question. Tu dois donner ta meilleure réplique. Qui est le tueur des sans-abri ?

Le Bœuf se tourna vers la femme endormie et la désigna du doigt.