La nuit était tombée sur la ville et les épaules du Bœuf qui toussait comme une bête malade. Ses quintes glaireuses marquaient la piste d’étoiles de sang, et Wlad pensait que le contraste entre l’humidité de la serre, où ils avaient passé la journée avant qu’un gardien ne les chasse, et la brise fraîche de la nuit d’été y était pour beaucoup. Mais le Bœuf rêvait tellement de partir. Les gens rêvaient tous de partir, de prendre des trains, des avions, de quitter leurs maisons pour investir d’autres demeures, dans une ville différente, dans une ville identique.
Il était parti lui aussi. Et elle était partie avec lui. Marina, si belle. Si belle que certains matins, caresser le rêve qu’elle resterait à ses côtés était plus douloureux que la morsure d’une lame. Il lui avait fait quitter l’Union soviétique parce qu’elle était en danger. Ils avaient commencé à la faire travailler sur les trottoirs de Leningrad, dans ces bouges infâmes visités par des hommes qui voulaient la dévorer. Wlad avait abattu le souteneur, l’avait dévalisé et ils avaient fui par la frontière turque en payant un passeur.
Il l’avait emmenée à Paris. Il revoyait son visage, celui d’une gamine qui découvre un monde parfait et veut le sillonner de long en large, de peur qu’il ne s’évanouisse tel un mirage. Elle était si belle quand elle marchait sur les avenues, infatigable, corps gracile sous le gros manteau de drap. Sa chevelure d’or flottait sur le fond de ciel de leur nouveau pays. Les aiguilles de Notre-Dame, les toits de l’île de la Cité, les ponts courbés sur le fleuve vert, ce fleuve qui séparait les ventricules d’un cœur palpitant. Et Marina qui montrait cette beauté du doigt. Marina éblouie, heureuse comme jamais.
Cette nuit, le fleuve était noir, et la vivante compagne n’était plus. Wlad marchait aux côtés d’un moribond qui l’emmenait vers une passante sanglante. Quand suis-je devenu fou ? se demandait-il en accordant ses pas sur ceux du Bœuf claudiquant. Lorsque mon père a assassiné ma mère ? Lorsque j’ai tué pour la première fois ? Lorsque j’ai serré Marina dans mes bras ? Lorsque j’ai su qu’elle ne m’aimait pas ?
Clémenti voyait le bout du tunnel. Les effets du somnifère s’étaient évaporés depuis longtemps. Pleinement lucide, Khaled se savait fait comme un rat. Il allait tomber pour avoir commandité des meurtres, et pour trafic d’héroïne. Sa femme semblait au courant de ses affaires. Si Khaled voulait qu’elle conserve la garde des enfants, il s’agissait d’être coopératif et de donner tout ce qu’il avait en magasin sur un certain Wlad, dont il avait utilisé les talents homicides à plusieurs reprises.
Après un nouveau round féroce, Clémenti et Moreau eurent raison des résistances du trafiquant. Khaled leur apprit que le dernier domicile connu de Wlad était un pavillon bordé d’un jardin, à Montfort-l’Amaury. N’y ayant jamais mis les pieds, il ignorait son emplacement. Wlad avait évoqué sa maison, un jour, lors de ses conversations téléphoniques hallucinées. Là-dessus, Khaled se lança dans une diatribe qui sembla le soulager ; il regrettait d’avoir travaillé « avec cet enfoiré de Russkof aussi fou qu’un chimpanzé sous LSD ». Clémenti faillit répliquer qu’il aurait le temps de vérifier ses vues en prison, le calme monastique de sa cellule lui permettant de se plonger dans l’œuvre de Burroughs, Castaneda, et de tous ces littérateurs fascinés par les psychotropes. Il eut une pensée pour Louise Morvan qui lui parlait si souvent de la bibliothèque enchantée de son oncle. Si les livres favoris de tonton Julian ne lui avaient pas enflammé l’esprit depuis l’adolescence, on n’en serait pas là. Khaled dormirait dans son lit, Wlad serait peut-être mort d’overdose dans le sien et Casadès arpenterait Paris et ses souvenirs sans enquiquiner personne. Le destin tenait à peu de chose.
Il envoya Bernardin et Moreau à Montfort-l’Amaury avec ordre de retrouver la maison du Russe et de faire parler ses murs.
— ELLE SE TIENT EN PLEINE LUMIÈRE ! EN PLEINE LUMIÈRE DANS LA NUIT ! mugit le Bœuf, qui avait retrouvé son énergie grâce à la vodka.
— Alors ceux qui la cherchent peuvent la trouver, dit Wlad.
— Non ! Elle est tellement dans la lumière qu’on la voit pas.
— Quelle lumière ?
— Celle de la licorne.
— Quelle licorne ?
— Faudra aller au bout du chemin avec moi, prince de la mort. Sinon tu la trouveras jamais.
Ils marchaient du même pas. Wlad se mettait au diapason de son compagnon, traînait même la jambe. Ils dépassèrent le pont du Carrousel, remontèrent le quai des Tuileries. Le Bœuf montra la masse grise du Musée d’Orsay, de l’autre côté de la Seine.
— Un jour, j’ai voulu entrer. Y m’ont foutu dehors. Moi, je voulais voir la grande horloge, retrouver la vieille gare. Y m’ont jeté ! Tu comprends ça, mon prince ?
— Tu n’es pas trop fatigué ? On pourrait y aller en taxi.
— Non. La vieille, faut aller vers elle en marchant. En plus, je monte jamais en bagnole, ça me réussit pas question estomac.
Plus tard, ils longèrent le port des Tuileries. Du ventre du jardin flottaient des bouffées humides au parfum végétal. Les bruits de la ville leur parvenaient, étouffés. Wlad entendait mieux la respiration sifflante de son compagnon.
— J’ai soif !
Wlad sortit la vodka de sa poche. Le Bœuf but une gorgée et passa la bouteille à Wlad avec un sourire provocant. Il but sans hésiter.
— T’as pas peur d’attraper ma mort, siffla le Bœuf.
— Non, je n’ai pas peur de la mort.
— Tu veux que la vieille te fasse ton affaire ou quoi ?
Sur le port des Champs-Élysées, Wlad observa les alentours. Les bastions de l’Assemblée nationale et de l’aérogare des Invalides étaient des blocs désertés. Devant eux, le pont Alexandre-III exhibait ses dorures, mais traçait un croissant sombre sur le fleuve. Bouteille en main, le Bœuf partit en courant.
— Tes princes arrivent, ma belle pute borgne ! À l’abordage !
Il poussa un hurlement et son bras moulina l’air. La bouteille vide virevolta, disparut dans l’eau. Wlad regarda la silhouette en déséquilibre qui vociférait vers les étoiles. Il sut qu’il lui faudrait prendre sa peau pour s’en revêtir.
— Parle-moi. Maintenant.
Le Bœuf se retourna, corps chancelant. Il ricana, puis fit mine de tirer une fermeture Éclair sur sa bouche. Quelques pas rapides et Wlad l’entraîna vers l’ombre du pont, prit sa tête entre ses mains, déposa un baiser sur ses lèvres. Le Bœuf eut un hoquet et cessa de rire. Il s’essuya la bouche du revers de la main, regarda Wlad d’un air dégoûté.
— Qu’est-ce que tu veux, hein ?
— La vieille borgne, où est-elle ?
— T’avais dit qu’on irait ensemble.
— Je n’ai jamais dit ça, Bœuf. Où est-elle ?
— Je parlerai pas ! Ni à toi, ni aux flics, ni à personne !
Il écarquilla les yeux. Un large couteau à manche noir reposait à plat sur la main gauche du gros prince. Il pensa le saisir, avança la main, vit le couteau bouger. Vivant, il venait de sauter dans la main droite de son compagnon. Il entendit le gros prince lui poser encore une fois la même question.
— Je te dirai rien, cracha-t-il en se redressant.
Ils avaient la même taille, mais le gros prince était un colosse de chair riche qui le saisit au cou, colla son corps d’une seule pression contre la muraille du pont, appuya le tranchant du couteau contre sa glotte. Le visage du prince de la mort, à quelques centimètres de son propre visage, n’était qu’une masse molle, toute de douceur. Le Bœuf sentit son corps se vider comme une baignoire. L’autre était bien un vampire. Il lui prenait tout, rien que par ce contact.
Une lueur passa dans le regard du gros prince de la mort.
— Tu as dit « à l’abordage », murmura-t-il d’une voix presque tendre.
Le Bœuf sentit ses genoux se dérober. Il pensa : je vais chier dans mon froc.
— Il y a un bateau-restaurant vers le pont de l’Alma, avec une licorne en figure de proue, continua Wlad à voix basse.
Il relâcha la pression, recula. Le Bœuf poussa des deux mains contre la muraille humide.
— Donne-moi ton poncho et ton chapeau.
Il obéit, cette fois, jeta ses habits aux pieds du gros fou.
Il le vit foncer sur lui à la vitesse d’un train.