Wlad venait de comprendre. Quand le bateau-restaurant fermait ses portes commençait l’étape du nettoyage. Vaisselle. Sortie des ordures. Des ordures suffisamment appétissantes pour qu’elles vaillent la peine de défier la peur.
Ces affamés étaient ceux qui ne supportaient pas l’atmosphère confinée des centres d’hébergement, la foule de leurs semblables, le regard des travailleurs sociaux. Contre ces gens organisés qui leur voulaient du bien, ils choisissaient de se nourrir des déchets de la ville. C’était là que la mort attendait. Aux portes de la Licorne, elle guettait, patiente, silencieuse. Se coulait dans le paysage, s’insinuait parmi eux.
C’est sous les lampadaires du port de la Conférence qu’elle repérait sa victime. « En pleine lumière », comme l’avait dit le Bœuf, qu’elle liait conversation ou se taisait, établissait une complicité. Elle entraînait ensuite sa proie, ou bien se contentait de filer dans son sillage jusqu’à l’endroit propice d’une mise à mort hystérique où sa rage se déchaînait. Une vieille femme borgne. Qui aurait pu soupçonner une vieille femme borgne ?
Le Bœuf avait deviné. Il venait chercher pitance et compagnie. Elle avait dû lui taper dans l’œil, la vieille tueuse. Il devait tourner autour d’elle, comme une mouche fascinée par la lumière dangereuse d’un sémaphore. Peut-être souhaitait-il qu’elle lui donne enfin la paix, préférant mourir d’une mort violente plutôt que de ce lent pourrissement, plutôt que de se cracher par petits morceaux. Wlad comprenait.
Les poubelles étaient déjà sorties et une dizaine d’hommes et de femmes s’affairait, masse fureteuse. Wlad s’assit sur une bitte d’amarrage, dans l’ombre du bateau blanc, et attendit. On ne voyait pas son visage, sa lourde silhouette ressemblait à s’y méprendre à celle du Bœuf, une figure bien connue des habitués des quais.
Le plus grand l’agrippa par le bras. Sentant ses ongles dans sa chair, elle faillit crier. Casadès se précipita, nunchaku en main, frappa l’abruti à l’épaule et fit détaler son compagnon. Le vagabond brisa une bouteille sur le sol, avança tesson en main vers Casadès. Elle cria une sommation, Ruger au poing. Le type détala. Elle ramassa le tesson et le jeta dans la Seine.
Ils remontèrent l’escalier menant au quai Voltaire, retrouvèrent la Vespa. Casadès était essoufflé. Elle le remercia, lui demanda comment il se sentait, se surprit à l’appeler par son prénom, Gabriel. Stoïque, il affirma en avoir vu « d’autres et des plus tordues dans sa carrière de flic », et enfila son casque.
Une fois le nez au vent, et le corps collé contre celui de Casadès, elle se sentit légère et invincible. Avant de leur réclamer leurs portefeuilles, les deux vagabonds du port des Saints-Pères leur avaient parlé du Bœuf, un solitaire bien connu des SDF. Tantôt, il était passé sur le quai opposé en compagnie d’un gros chauve. Le duo se dirigeait vers le bateau-restaurant la Licorne, amarré près du pont de l’Alma, où le Bœuf avait ses habitudes.
Elle repensait à ses conversations avec Casadès, dans ces hôtels, différents chaque nuit, mais où revenaient les mêmes questions. Que feras-tu, Louise Morvan, si on arrive à ferrer Wlad ? Est-ce qu’il a vraiment la cervelle trouée au point de te prendre pour Marina ? Tu le vois tomber à genoux pour t’avouer le meurtre de ton oncle ou te donner un tuyau en provenance directe de son petit enfer personnel ? Maintenant qu’ils roulaient vers le pont de l’Alma et son célèbre zouave, elle se disait que son compagnon avait raison. Elle n’avait pas le moindre plan, si ce n’était de faire le zouave justement. Elle n’était persuadée que d’une chose : Julian n’aurait jamais utilisé cette méthode. Mais il l’aurait approuvée. Quand il lui faisait écouter la musique qu’il aimait, il ne manquait jamais de lui rappeler qu’un bon musicien n’était pas forcément un virtuose. Mais un artiste qui avait trouvé son style.
Wlad tourna la tête comme sous l’effet d’une attraction magnétique, et il la vit. Vêtue d’une robe et d’un tablier enveloppant. Maigre, très grande, des épaules larges pour une vieille femme. Son visage était creusé de rides ; des mèches grises sortaient d’un chapeau rond, noué sous le menton, qui lui donnait une allure d’aviateur antique. Elle portait une coque couleur chair sur l’œil droit. Dans l’ombre, Wlad ne bougeait pas, mais sentait qu’elle l’avait repéré, bien que sa tête remuât comme celle d’un oiseau de proie nerveux qui voulait embrasser le paysage, n’y parvenait pas et essayait encore. Il ne notait pourtant aucun signe de trouble. Poncho, carcasse imposante, pour la vieille borgne, le Bœuf était là. Paysage habituel. Pas de quoi s’alarmer. Leurs rapports étaient sans doute ceux de deux fauves silencieux. La Bouchère des Quais, tueuse maniaque, le Bœuf, survivant qui flirtait avec la mort. Respect mutuel.
Il y avait déjà un accord tacite. La vieille et Wlad étaient les seuls êtres immobiles. Autour d’eux, l’humanité s’agitait. Le plus jeune de la bande avait déplié un vieux journal sur lequel il s’était assis. Il mordait à tour de rôle dans un pilon de volaille et une miche de pain. Son buste était agité de soubresauts et, entre deux bouchées, il parlait seul.
La vieille observait elle aussi le pique-niqueur. Il venait de finir de manger et parlait à son pilon. Il le jeta derrière lui, fouilla ses poches, récupéra un paquet de tabac et entreprit de se rouler une cigarette de ses mains tremblantes. Elle sortit un peigne, une grosse boîte d’allumettes, une bouteille d’alcool de son sac. Un jappement rauque, et elle exhiba un paquet de cigarettes qu’elle agita dans la direction du pique-niqueur. Le type haussa les épaules, se leva, replia son journal, l’empocha, partit d’un pas rapide vers le cours la Reine. Il avait encore de l’énergie. La vieille borgne s’intéressait aux proies difficiles.
Elle alluma une cigarette d’un geste sûr. On aurait pu la croire perdue dans ses pensées, mais Wlad savait qu’elle écoutait les conversations des sans-abri attardés sur le quai. Il percevait sa tension à présent. Des vagues frisottantes sortaient de son corps ; de parme, elles devenaient violet foncé, s’organisaient en une sphère qui la nimbait.
Les vagabonds se disséminèrent. La vieille concentra son attention sur un homme encore jeune, le corps en équilibre chancelant au-dessus de la poubelle. Elle lui proposa ses cigarettes d’un geste. Il eut un mouvement de recul immédiat et fila vers les lumières de la ville. Quand il n’y eut plus personne, elle rangea ses affaires dans son sac et se releva. Elle passa devant Wlad comme s’il n’existait pas et partit en direction du pont Alexandre-III. Il lui emboîta le pas. Une brise balayait le quai. Elle rabattait l’odeur de la vieille vers lui. Eau de Cologne et transpiration.