Ils approchaient de l’endroit où gisait le Bœuf. Wlad ralentit, se força à penser comme la vieille, comprit qu’elle croyait avoir trouvé une proie endormie. D’où elle se tenait, elle ne pouvait pas discerner les rigoles de sang ; le torse nu du Bœuf n’était qu’une flaque crémeuse.
— Arrête-toi, dit-il dans un souffle.
Elle se retourna, pieds bien plantés, fit face à Wlad qui se tenait une dizaine de mètres en arrière.
— Le Bœuf ? C’est toi ?
La vieille borgne avait une voix d’homme ou une infection rhinopharyngée avancée. Il pensa à la maladie, s’empoigna les côtes, se cassa en deux, tomba à genoux, cracha sur le quai. La vieille avançait d’un pas lent. Il vit bientôt des sandales marron, des chaussettes de montagnard, le bas d’un tablier en plastique rouge foncé. Sous l’ourlet tordu de la robe, les mollets de la vieille. Musculeux, glabres.
— Prends ça, ordonna-t-elle de sa voix âpre.
Elle lui tendait sa bouteille en l’agitant. L’alcool dansait en vagues dorées. Wlad se redressa. En découvrant son visage, la vieille ouvrit une bouche noire.
Il frappa au ventre. Un cri rauque, elle tomba à la renverse. Sous sa jupe, une paire de pantalons retroussés au-dessus des genoux. Elle se redressait déjà, n’avait pas lâché son sac, le fouillait avidement. Wlad se jeta sur elle. Sa tête en bélier cogna sa poitrine. Elle encaissa, main resserrée sur une paire de ciseaux, visage tordu dans un hurlement silencieux. Il avait senti la force prodigieuse vibrant en elle. Elle fonça, ciseaux en avant. Il esquiva, l’agrippa aux épaules, pressa son couteau contre sa gorge.
— Lâche tes ciseaux !
Elle gesticulait comme une furie, tentait de le blesser. Il lui planta le couteau dans le bras droit, sentit son corps traversé d’une longue convulsion. Elle lâcha ses ciseaux. Wlad les envoya valdinguer d’un coup de pied. Il arracha le couteau. Elle n’émit qu’un grognement.
Il trancha le cordon du tablier, le lien du bonnet, celui de la coque masquant l’œil, déchira la robe de bas en haut, arracha la perruque. Il découpa le chandail qu’elle portait sous ses oripeaux et dégagea sa blessure. Il la garrotta avec un lambeau de la robe.
Il se débarrassa de ses hardes, puis ordonna à la vieille de se relever.
Quand elle eut déplié sa carcasse, Wlad put enfin observer un homme de haute taille, très sec, à la calvitie frontale, au regard brillant. Ni borgne, ni jeune, ni vieux. Il le fit avancer. L’homme jeta un rapide coup d’œil au cadavre du Bœuf, mais continua de marcher. Ils traversèrent le cours la Reine, dissimulés par la bande boisée bordant l’artère.
L’homme semblait un Robinson rescapé. Sa litanie nauséeuse n’éveillait nul sentiment chez Wlad.
— Mon nom, c’est Taupard. Michel Taupard. Je sors dans ma tenue d’homme, je marche jusqu’à l’église et je deviens la vieille femme. J’ai mon prie-Dieu. Sous le tissu de velours, il y a ma cachette pour les vêtements, les ciseaux. Le tablier, je le lave au robinet du cimetière de Passy avant de rentrer chez moi.
« Je suis tailleur pour hommes. J’ai ma boutique, mon appartement. Les vagabonds me persécutent, monsieur. Ils souillent la cour de mon immeuble. Vomi, urine, ordures. L’immeuble n’a plus de concierge et la nuit, il se vide. Il n’y a que des bureaux. Je reste seul face à la meute.
« Je les ai chassés. Ils sont revenus. Je les ai empêchés d’entrer mais ça a fait des histoires avec les hommes des bureaux. Eux, ça ne les dérange pas. Ils ferment leurs fenêtres.
« Un policier m’a dit qu’il fallait rester calme, qu’on ne pouvait pas frapper une vieille femme. Il parlait de la rusée, la chef de la bande. Elle demande aux vagabonds de menacer mes clients. De pénétrer chez moi. Ils déplacent mes outils. Juste un peu, presque rien. Ils marmonnent derrière mes volets. Ils sont de plus en plus jeunes, et de plus en plus mauvais.
« Et la nourriture ! Ils empoisonnent mon café, font des trous minuscules dans le couvercle d’aluminium des yaourts. Avec des seringues à aiguilles ultrafines, ils injectent. J’ai mangé au restaurant. Mais j’ai reconnu un vagabond. Déguisé en cuisinier. Je me nourris de conserves. Je désinfecte la lame de l’ouvre-boîte à cause du cyanure. Je mange des œufs et des bananes parce que personne ne peut violer leurs coquilles et leurs peaux.
« La vieillarde aidée par le policier corrompu est très dangereuse. Elle est forte pour se faire obéir des chacals, pour convaincre un policier de se détourner du droit chemin. C’est une magicienne pour les vagabonds qui lui obéissent. Elle a un œil à moitié mort, chassieux, et ils pensent qu’avec ça elle voit dans l’au-delà. Ils adorent sa puissance.
« L’église est mon refuge. Elle me donne la force de me défendre contre la meute. Dans cet abri, tout m’approuve. Les statues, les rangées de bancs, les fresques, les voûtes, le beau silence, les voix des anges.
« L’église est le passage. J’entre dans le corps de la vieille, et, la nuit, je pénètre sur leurs terres. Après le sacrifice, je retrouve mon corps. Quand les vêtements sont rangés dans le prie-Dieu, la violence se recroqueville, le silence revient. Je n’ai rien fait d’impur, monsieur, j’ai toujours travaillé. Ces vagabonds ne méritent pas de vivre. J’ai les ciseaux de mon père. Des ciseaux implacables. Ils suivent avec moi la ligne de l’eau qui emporte cris et péchés.