La nuit d’été avait transformé le bureau en étuve. La perruque reposait sur le bureau, ainsi que le gilet à franges, la tunique chamarrée et le Ruger. En débardeur, Louise tenait sa tasse de thé sans trembler, avait repris des couleurs et répondait aux questions de manière articulée. Elle fumait une menthol. Une nouveauté. Difficile de deviner ce qu’elle pensait vraiment. Qu’elle avait tué un homme ? Et qu’il lui faudrait des siècles pour s’en remettre ? Il espérait qu’elle était persuadée d’une chose : elle n’avait pas eu le choix.
Casadès avait demandé un cognac, s’était vu offrir une bière et suivait la scène en jubilant. De temps à autre, il lâchait son point de vue. Clémenti s’imaginait lui faisant ravaler ses répliques à coups de poing.
L’œil droit du commissaire était bordé de mauve, il portait un bandage à la main gauche, une blonde non allumée dansait entre son index et son majeur droits. N’Diop tapait le procès-verbal. Commissaire et inspecteur échangeaient parfois un regard en écoutant Louise raconter comment elle s’était glissée dans la peau de Marina pour sortir Wlad de ses limbes.
— Et on a réussi au-delà de nos espérances ! lâcha Casadès. Vous pourrez annoncer au divisionnaire que le Boucher des Quais est au frigo grâce à nous.
Clémenti n’avait jamais vécu situation plus absurde. Ses inspecteurs piétinaient dans l’attente d’interroger enfin celui qui avait toutes les chances d’être un redoutable tueur en série, mais cet homme dormait. Il dormait d’un sommeil d’autant plus profond qu’il avait été provoqué par des neuroleptiques à la composition inconnue. Il faudrait attendre le réveil de cet inconnu sans papiers, emballé dans une couverture et d’épais secrets, pour découvrir son histoire, ses méthodes, ses motivations.
Au lieu de travailler au corps le présumé Boucher, on devait supporter les insanités de Gabriel Casadès, son regard en biais, son attentisme. Il n’était pas intervenu au moment où la vie de Louise était en danger. Sans compter la mienne, pensa Clémenti. Et il avait la revanche teigneuse.
— On vous fait un prix de gros, ricana Casadès. Deux tueurs pour le prix d’un. Remarquez, dans le cas de Kostrowitzky, c’est presque dommage. Un sacré nettoyeur. Il faisait une bonne partie de votre boulot en décimant petits dealers et autres merdes locales.
Wlad, c’était un homme, pas une gag, pensait Clémenti. Mais à quoi bon te le rappeler ? Tu navigues dans un délire qui n’appartient qu’à toi.
— Merci, N’Diop. Ce sera tout. Embarque-moi ce rigolo. Et fais-moi signe quand l’autre sera réveillé.
— Seriez-vous mauvais joueur, commissaire ? Je collabore. Et voilà comment vous me remerciez.
Marcellin N’Diop obtempéra, visage impassible et procès-verbal sous le bras. Il fit signe à Casadès de le suivre, referma la porte avec précaution, passa sans les regarder devant quelques collègues dont les œillades invitaient aux confidences. Il alla s’enfermer dans le bureau d’Argenson avec l’ex-inspecteur des Stups.
Clémenti caressa un moment le maroquin de son bureau avant de s’adresser à Louise.
— C’était une idée absurde.
— Quoi donc ?
— Cette traque sur les quais. J’ai été à deux doigts… de te perdre. Une fois de plus.
— Tu as raison. C’était stupide. Sans toi, j’y passais.
— Et réciproquement. Merci.
— À toi aussi, merci. On a l’air un peu ridicules à s’envoyer des remerciements, non ?
— Pas vraiment.
— Tu sais, j’ai failli…
Elle eut un geste vague, sembla balayer son idée comme un détail sans importance. Si seulement elle se décidait à prononcer la phrase qu’il attendait.
— Failli quoi, Louise ?
— J’ai eu peur.
Elle écrasa sa cigarette sans le regarder.
— Pour qui ?
Elle releva la tête pour le fixer en silence.
— Dis-moi.
— J’ai eu peur pour toi, Serge. Comme je n’ai jamais eu peur pour personne.
Il peina à contenir son émotion, prononça la première phrase qui lui venait.
— Je ne me serais jamais approché de cet homme sans arme.
— Mais si tu n’avais pas eu le temps de la cacher…
— J’ai pris le temps.
— Je crois que je ne dormirai plus jamais comme avant. Comme une bûche. Je ne suis plus la même.
— Tu ne pouvais pas faire autrement, Louise. Il nous aurait tués sans hésiter. Wlad sera longtemps dans tes rêves, c’est certain. J’ai connu ça.
Il pensait : la violence envenime. Tu crois lui échapper. Elle t’attend à l’étape suivante. Il avait peur pour elle, voulait l’aider mais sans lui faire ployer l’échine sous la laideur de la réalité. C’était impossible. Il faudrait qu’elle emprunte seule le chemin.
— Toi aussi, tu seras longtemps dans mes rêves. Menacé.
Et voilà qu’elle réussissait à le surprendre.
— Je me sens comme un animal qui a laissé sa peau derrière lui, Serge. Je ne sais pas encore à quoi je ressemble.
— Compte tenu de ton mode de vie, il vaudrait mieux que ce soit à un rhinocéros.
Elle lui sourit et ralluma l’une de ses fichues cigarettes.
En fait, tu es plus jolie que jamais, pensa-t-il. Et ton visage me tue. Ils demeurèrent silencieux, un long moment. L’inévitable question finit par arriver.
— Wlad téléphonait dans une cabine depuis ta rue. Il t’a parlé ?
L’adjectif « obstinée » avait été inventé pour Louise Morvan. Elle avait failli être abattue sur le Pont-Neuf, mourir noyée dans la Seine, se faire trucider sur les quais par des soûlards, exterminer par un professionnel rue de Lancry ; elle avait riposté en abattant ce tueur, mais ne pensait qu’à son oncle. L’inoubliable Julian Eden. Son obsession. Peut-être valait-il mieux qu’elle fonctionne comme ça. Pour sa santé mentale.
— Quand je lui ai parlé de Julian, il a réagi comme s’il ne le connaissait pas.
— Vraiment ?
— Ou ne se souvenait pas de lui. Il ignorait que Marina avait été sa maîtresse.
— C’est sûr ?
— Autant qu’une conversation avec un tueur défoncé peut permettre de l’être. Mais j’ai perçu les accents de la sincérité. Wlad ignorait qui avait tué sa femme.
— Case départ, soupira-t-elle en croisant les jambes.
Le bruit du cuir verni agaça Clémenti.
— À cela près qu’il y a des morts sur le parcours.
— J’ai déjà admis que mon plan était bancal, Serge.
Elle s’étira. Il détailla la finesse des muscles de ses bras. Les tendons de son cou, le galbe de sa poitrine.
— Casadès n’a pas tout à fait tort, reprit-elle.
— Pardon ?
— Le Boucher des Quais est à toi. Et quant à moi…
— Quant à toi ?
— J’ai hérité de Wlad. Il faudra bien que je le digère.
Son sourire était un véritable fourre-tout. Une dose de dérision à la Julian Eden, une louche de mélancolie à la Louise Morvan. Et un autre ingrédient dont il n’était pas sûr. Il ouvrit son tiroir, chercha un briquet, alluma sa cigarette. Il aspira une bouffée, savoura la sensation retrouvée. Elle posa sa tasse de thé sur le bureau et se pencha vers lui. Il leva un sourcil. Elle lui retira sa cigarette de la bouche et l’écrasa dans le cendrier. Il se leva, prit une bière dans le réfrigérateur.
— Tu te remets à fumer, Serge, et tu bois de la bière à 4 heures du matin !
— Tu as une objection à formuler ?
— Bien sûr. Je veux que tu restes en bonne santé.
— Amusant, dit-il en esquissant sa moue ironique favorite. Je n’avais pas eu cette impression.
— À cause de Gérard Antony ?
— Entre autres.
— Je n’ai pas couché avec lui, si c’est ce que tu veux savoir. À ce propos, je me dis que nous allons sans doute finir la nuit ici. C’est bête.
Elle contourna le bureau pour aller chercher une bière. Elle arracha le cliquet d’un coup sec et s’installa sur son siège en croisant haut les jambes. Le bruit des bottes vernies, encore. Elle but une gorgée.
— Je me mets au diapason. Haleine de bière.
— Celui de te séduire.
Il posa sa canette sur le bureau, la regarda se lever, donner un tour de clé à la porte. Puis s’approcher et se contorsionner.
— Qu’est-ce que tu fabriques ?
— Je me débarrasse de la petite culotte de Marina pour te la balancer dans la figure.
Elle ne souriait plus. Ce n’était pas une plaisanterie. Aucun mot dans sa bouche ne serait jamais vulgaire. Maintenant, il savait exactement à quoi elle pensait. Et les mots étaient inutiles.