38

Dimanche 4 septembre

 

Une semaine s’était écoulée depuis la mort de Wlad. Clémenti avait consacré un temps infini à courir de réunions en conférences de presse. Sans compter les interrogatoires de Taupard en compagnie de ses hommes. Les journalistes s’étaient embrasés comme un seul homme à l’annonce de l’arrestation du Boucher. D’un commun accord avec le divisionnaire, Clémenti avait décidé de taire à la presse les circonstances exactes de son interpellation. Les rôles de Wladimir Kostrowitzky ainsi que de Louise Morvan et de Gabriel Casadès avaient, pour le moment, été soigneusement éludés.

Louise cachée aux journalistes n’avait jamais été aussi présente dans sa vie, et c’était une bénédiction. Elle venait de passer sa troisième nuit consécutive rue de Lancry. Du jamais vu.

— C’est bientôt fini, cette douche ?

— Serge, tu m’emmerdes.

Il quitta sa salle de bains en soupirant et s’installa dans son fauteuil favori. Une vieillerie en cuir des années trente, dédiée à la lecture, et dont les tons fauves s’accordaient au bois de la bibliothèque. Sur l’accoudoir, il retrouva La Fin des temps, de Haruki Murakami, et reprit sa lecture interrompue, quelques semaines auparavant, à la page 47.

Il leva les yeux de la page 72 pour les poser sur une Louise fraîche et nue, hormis la serviette-éponge blanche sur ses épaules, à croire qu’elle venait de naître. Et qu’elle n’avait ni provoqué un tueur ni incendié un flic, un pauvre flic, moi… pensa-t-il en lui souriant.

— Si tu en as assez de ton jean, la robe que tu as oubliée est toujours dans la penderie.

— Tu ne l’as pas lacérée et jetée par la fenêtre alors que nous étions en froid ?

— Non, je l’ai regardée, humée, caressée et, une nuit, j’ai même dormi avec elle.

— Sans blague ?

— Non, en fait, je mens, je joue au grand romantique. J’ai humé ta robe, je l’ai caressée, c’est vrai, mais je n’ai pas dormi avec elle.

— Effectivement, ça ne me viendrait pas à l’idée de dormir avec l’un de tes pantalons.

— Tu avais mieux que ça.

— Serge, tu ne vas pas recommencer ! Je t’ai juré qu’avec Antony il ne s’était rien passé.

— Je ne peux pas m’en empêcher. D’ici une dizaine d’années, ça ira mieux, tu verras.

— J’espère que je ne vivrai jamais pareille journée. La tiédeur entre nous ? Très peu pour moi. Et très peu pour toi, je te le conseille. Où vas-tu ?

— À la boulangerie, acheter une baguette. Les vicissitudes du quotidien.

— Bien cuite, la vicissitude, s’il te plaît.

— Je sais.

Il lui sourit et referma la porte derrière lui. Louise s’ébroua un instant dans un rayon de soleil. Elle ouvrit le livre de Serge, lut les premières lignes, les trouva enthousiasmantes et poursuivit sa lecture en se laissant tomber dans le fauteuil favori de son amant. Le cuir râpé la picota, elle n’y attacha aucune importance, captivée par la prose singulière de l’auteur japonais. Le téléphone l’interrompit. Elle leva le nez et se replongea dans le roman. Le téléphone sonna cinq fois avant qu’une voix féminine ne retentisse dans l’appartement.

« Serge, c’est Constance. Ça fait une semaine que je t’ai fait passer le dossier Casadès. Je te suppose très occupé avec ton Boucher. Mais j’aimerais être sûre que tu as bien reçu mes infos. D’autre part, si ça t’intéresse, je peux te faire rencontrer un collègue des RG ayant connu Antoine Castillon. Il ne sait pas exactement pourquoi l’ancien ministre de la Culture a voulu faire muter un flic des Stups, mais peut sans doute te donner des tuyaux. À toi de jouer ensuite. Bon… Appelle-moi… D’accord ? Je t’embrasse. »

Elle laissa tomber roman et serviette-éponge sur le parquet. Non, en fait, je mens, je joue au grand romantique… Elle sentit un regard, se tourna vers la fenêtre. Un homme la matait depuis l’immeuble d’en face. Il lui fit un signe de la main. Elle lui répondit par un doigt d’honneur et fila se rhabiller dans la chambre. Elle ramassa son sac et ses cigarettes, hésita, le doigt posé sur le bouton d’effacement du répondeur. Elle éradiqua le message de la dénommée Constance.

Elle courut vers son Aston Martin. Un imbécile avait rayé la carrosserie avec une clé ou un couteau. Elle marmonna un juron, monta à bord, regarda l’heure sur le tableau de bord. Coup de chance : l’homme qu’elle comptait visiter n’était pas un lève-tôt.

 

Elle grimpa l’escalier quatre à quatre, entra en trombe dans son appartement, fila vers la bibliothèque. La boîte recouverte de tissu japonais servait de serre-livres entre les œuvres complètes de Raymond Chandler et celles de Chester Himes, les auteurs de polar favoris de Julian. Elle fouilla ce réceptacle à souvenirs, repoussa les coquillages ramassés en Normandie, les boutons de manchette qu’il arborait avec ses chemises faites sur mesure, sa montre au bracelet de cuir noir tanné. Elle trouva la clé. Et se souvint des explications de son oncle. On ne sait jamais quelle mauvaise surprise peut préparer le destin, autant avoir un double avant le diable, tu ne crois pas, Lou ? Il était le seul à l’appeler Lou ; elle n’avait accepté ce diminutif dans aucune autre bouche.

Bien sûr, le téléphone se mit à sonner. La messagerie se déclencha, la voix de Clémenti retentit. Il était inquiet, voulait des explications. « Je ne sais pas si je vais supporter longtemps tes chauds et froids, Louise. » Et moi tes traîtrises, songea-t-elle avec un sourire amer.

Elle retrouva sa voiture, prit la direction du carrefour de Courcelles. Elle trouva à se garer rue Daru. Les coupoles dorées de l’église russe brillaient sous le soleil acide et l’azur violent du ciel. Une météo au diapason de son état mental, elle considéra que c’était bon signe. Ne connaissant pas le numéro du digicode, elle attendit qu’une résidente quittât l’immeuble pour y pénétrer. Elle entra avec sa clé. Elle laissa ses yeux s’habituer à la pénombre, trouva la chambre. Il dormait porte entrouverte. Elle alluma une lampe d’appoint, vit son corps endormi sous un drap. Une chaîne stéréo l’inspira. Elle ausculta en douceur la pile de CD, trouva la musique idéale, mit le volume à fond.

 

ON NOUS CACHE TOUT / ON NOUS DIT RIEN / PLUS ON APPREND / PLUS ON NE SAIT RIEN…

 

Blaise Seguin se redressa d’un bond. Il portait un pyjama de soie noire au col chinois.

 

ON NOUS INFORME / JAMAIS SUR RIEN / ADAM AVAIT-IL UN NOMBRIL / ON NOUS CACHE TOUT / ON NOUS DIT RIEN…

 

— DUTRONC À L’AUBE ET À FOND LA CAISSE, C’EST VRAIMENT NÉCESSAIRE ? hurla Seguin.

 

L’AFFAIRE TRUCMUCHE / ET L’AFFAIRE MACHIN / DONT ON NE RETROUVE PAS L’ASSASSIN…

 

Elle alluma une cigarette et garda le silence alors qu’il arrêtait la chaîne hi-fi. Il tira les tentures, ouvrit la fenêtre en grand, révélant une vue réussie sur les rutilantes coupoles russes. Elle ne s’était jamais invitée chez lui jusqu’alors. Grave erreur. Son train de vie était plus qu’intéressant.

— Vous ne m’aviez jamais dit qu’Antoine Castillon était derrière la mutation de l’inspecteur Casadès. Or vous le saviez, n’est-ce pas ? Votre grande amie Bernie n’avait pas de secrets pour vous.

Il la gratifia d’un air surpris, puis admiratif. Il essaya de s’en sortir en lui racontant à quel point elle lui rappelait son oncle. À long terme, on ne pouvait rien cacher à Julian. Il extirpait une nouvelle histoire de sa besace sans fond ; elle l’arrêta d’un geste.

— Qu’est-ce que Castillon vous a donné pour que vous vous taisiez ? Les moyens d’acheter cet appartement ?

— Je l’ai fait pour Bernie. Je l’aimais.

— Et ça vous donnait le droit de trahir votre ami ?

— Bernie n’en a plus pour longtemps. Et vos méthodes ne feront pas revenir Julian.

Elle comprenait mieux ses réticences. Ses éclipses. La distance creusée entre eux depuis qu’elle avait démarré son enquête. Elle s’assit en tailleur sur le tapis, son Ruger posé à côté d’elle, et exigea l’intégralité de l’histoire. Cette fois, il ne se fit pas prier.

À la fin de son récit, il attendit sa réaction, l’air grave.

— Bernie vous a tout raconté ! Comme ça !

— Elle m’a simplement répondu quand je l’ai questionnée.

— En tout cas, elle était sûre de votre réaction.

— Je n’avais pas le détachement de Julian. Ce côté moine à la recherche d’un idéal.

— Moine ?

— Aucune femme n’arrivait jamais à l’intéresser vraiment, dans le fond.

— Bernie a couché avec vous ?

— Oui.

— C’est pour une vulgaire histoire de cul que vous avez trahi votre ami ?

— Tout cela est au-delà de la vulgarité.

— Vos belles formules ne cacheront jamais le fait qu’elle a acheté votre silence.

— Acheter n’est pas le verbe qui convient.

— Ce fric que vous semblez ne pas avoir à gagner, d’où vient-il ?

— Pas de Bernie. De ma famille. Et il n’en reste pas grand-chose. J’ai vendu tableaux, meubles et livres petit à petit…

— Et cette maison au bord de la mer ? Vous ne m’en aviez jamais parlé.

— Elle appartient à Castillon.

— Nous y voilà.

— J’en suis le gardien. Pas le propriétaire.

— C’était un endroit où attendre le retour de Bernie, Blaise ?

— Un endroit où rêver d’elle, les premières années. Ensuite, ça n’a plus été qu’une vieille maison. Depuis un certain temps, c’est vous que j’attends, Louise.

— Vous avez passé votre vie à attendre.

— Qui peut se vanter de faire autre chose, dans le fond ? J’ai été heureux pendant toutes ces années. J’ai veillé sur vous. Je devais bien ça à Julian. Et puis…

Louise scrutait son regard cassé, sa barbe de deux jours où perçaient des points d’argent, sa bouche tordue par l’hésitation.

— Et puis quoi ?

— Et puis, j’ai oublié Bernie. Elle est devenue une trace infime. Il n’y a plus eu que vous et votre insolente jeunesse. Votre égoïsme revigorant.

— Pourquoi m’avoir menti ? Toutes ces années… Comment avez-vous tenu ?

— Je n’ai menti que par omission. Julian était vraiment mon ami.

— Vous imaginez le temps gagné si vous m’aviez dit la vérité ?

— Je suis constant dans mes choix. J’avais décidé d’épargner Bernie.

— Pourquoi m’avoir abreuvée de Julian ? Le conte permanent de sa vie vous desservait. Il ne faisait qu’entretenir mon envie de trouver la vérité.

— Sans ces histoires, qu’aurais-je pu faire pour vous garder, vous et votre visage de madone ? Vous êtes un Botticelli. Mon Botticelli. Malgré vos jeans, votre démarche de motard, vos gros mots, votre amour immodéré de la gent masculine et du tabac.

— Vous trouvez ça décent de m’embobiner avec vos compliments ?

— Je vous dis ce que je ressens. Cette fois, vous pouvez me croire. Les masques sont tombés, non ?

— C’est ce que vous auriez dû faire dès le départ, Blaise. J’ai failli y laisser ma peau.

— Vous le vouliez tellement ce voyage initiatique, Louise.

— Sur ce terrain-là, je vous arrête. Le pervers, c’est vous. Moi, je suis une fille très simple.

— Ça, voyez-vous, je ne le croirai jamais.

Il eut un maigre sourire, puis se laissa tomber lourdement sur une chaise délicate, devant un secrétaire ancien garni de nombreux petits tiroirs et sans doute de compartiments secrets. Ses mains caressèrent le bois sombre un moment.

— Évitez de faire des bêtises, ça ne vaut pas le coup de finir en prison. Vous avez encore de beaux amants devant vous, ma ravissante. Vous m’en voulez ?

— Non.

— Cela ne m’étonne pas. Vous n’avez jamais éprouvé un sentiment réel pour moi.

— Si. De l’amitié. Vous avez été mon meilleur ami, Blaise. Mais maintenant, c’est fini.

Il piqua du nez vers ses pieds nus. Quand il releva la tête, ce fut pour contempler une dernière fois le visage de Louise. Un visage de madone, c’est ça ? pensa-t-elle. De madone de Botticelli. Mais les intentions d’un diable de Jérôme Bosch.

Elle lança la clé sur le lit. Elle n’en aurait plus besoin. Salut l’ami.

 

Clémenti était assis à côté de son téléphone désespérément silencieux et buvait un café en écoutant U2. Le chanteur suppliait quelqu’un qui ne pouvait être qu’une femme.

 

Please… please… please get up off your knees… please… please… leave me out of this… please.

 

Il consulta sa montre puis éteignit la radio. Louise n’appellerait plus, il était grand temps de rejoindre le 36. Le téléphone sonna alors qu’il cherchait les clés de la voiture de fonction. Il se précipita pour décrocher. La voix de Moreau, plus réveillée que d’habitude.

— Patron, je suis chez un notaire de Montfort-l’Amaury. J’ai trouvé la maison où vivait Wladimir Kostrowitzky. C’était celle de sa femme. Enfin, disons plutôt que quelqu’un lui en laissait l’usufruit.

Moreau lui donna le nom de la propriétaire. Il marqua un temps d’arrêt, communiqua à son inspecteur une adresse dans l’Essonne, lui demanda de prévenir N’Diop et Argenson afin qu’ils l’y rejoignent au plus vite, et raccrocha.

Louise avait donc obtenu la même information que lui, mais par un canal différent. Des sentiments contradictoires le perturbaient. La peur qu’elle ne l’ait quitté pour une raison qui n’avait rien à voir avec l’affaire Eden. Et celle qu’elle soit déjà en train de se fourrer dans l’une des embrouilles abyssales dont elle avait le secret.

Il trouva enfin les clés de la voiture sous le lit où elles avaient dû glisser lorsque Louise avait été prise d’une frénésie dont le souvenir était à présent aussi excitant que douloureux. La femme de sa vie était comme le tabac, le café et l’alcool réunis. Une habitude redoutable pour le cœur, mais dont il était très difficile de se passer.