Vendredi 30 septembre
Elle avait revêtu une robe noire qui laissait ses bras et son dos nus. Elle portait des sandales argentées à très hauts talons, un sac en bandoulière assorti. Ses cheveux ondulaient sur ses épaules, elle avait appliqué un rouge à lèvres sombre qui accentuait la pâleur de son teint.
Il arriva par la porte centrale du parking de la rue de Saussure. Costume gris à rayures, chemise blanche sans cravate, une élégance irréprochable qui n’était pas sans rappeler celle de Julian Eden. Il marqua un temps d’arrêt, fronça les sourcils, la reconnut et s’avança en souriant.
Il s’arrêta à hauteur de sa BMW, lui demanda si elle l’attendait.
— Bien sûr. J’aimerais te parler.
— Tu aurais pu sonner chez moi.
— J’avais envie de te surprendre.
— Tu as réussi à me surprendre dès notre première rencontre. Et plus encore la première nuit. Et lorsque tu t’es éclipsée sans explications. Aujourd’hui, c’est une surprise différente. Le jean te va bien, c’est une affaire entendue. Mais cette robe, c’est une autre dimension… Je t’emmène prendre un verre ?
Elle contourna la voiture, attendit qu’il débloquât les portières avec sa télécommande. Elle s’installa dans la BMW en même temps que lui. Et le braqua avec son Ruger.
— Jolie chorégraphie. Tu m’expliques ?
— Parlons plutôt de reconstitution, Gérard.
— J’aime assez la façon dont tu prononces mon prénom. Malgré tout.
Elle vivait un moment attendu depuis si longtemps. Mais la parfaite décontraction de Gérard Antony se calait mal dans le scénario. Bien sûr, elle n’oubliait rien de ses mensonges ; ces tombereaux d’artifices qu’il mixait aussi bien que le dernier tube de Mojo Kool. Elle le savait dangereux, comprenait qu’il l’était encore plus que prévu.
— Julian était mon ami, Louise.
— Pour toi, c’était peut-être une raison supplémentaire. Tu n’as pas accepté qu’il ne veuille pas t’aider. C’est pour cette raison que tu t’es placé derrière lui avant de l’abattre. Ses yeux t’auraient jugé.
Il secouait la tête, interprétant une fois de plus l’homme confronté à des enfantillages. Elle lui ordonna de la regarder. Il obéit.
— Quel dommage que tu n’aies pas confiance en moi, jeune fille. Quand je te regarde, j’ai presque des envies de monogamie.
— Julian t’a laissé monter à bord de sa voiture parce qu’il avait confiance, justement. C’est ton talent. Les gens n’imaginent pas que tu es un type répugnant.
Il lui servit un visage contrit.
— On a retrouvé un vieil indic du temps de mon oncle. Tu n’es pas le seul survivant.
— Et qu’est-ce qu’il t’a raconté, ton poilu de la grande guerre des seventies ? Que j’avais flingué mon meilleur ami ? Pour quoi faire, bon sang ?
— Julian savait jusqu’où tu étais impliqué dans l’affaire Chanteloup.
— Qui est-ce ?
— L’homme que tu as abattu, après avoir aidé tes amis des Brigades prolétariennes à organiser son enlèvement.
— Rien que ça !
— Deux balles dans la nuque. Une exécution militaire dans le genre de celle de Julian. Pierre-Yves de Chanteloup, père de trois enfants, patron d’une banque franco-belge. Vous partagiez la même maîtresse. Je suppose qu’elle t’a donné des informations utiles pour le coincer le moment venu, ce suppôt du capitalisme. Et partager la rançon avec tes frères d’armes.
— Je n’ai rien à voir avec l’affaire Chanteloup. Même les flics en sont persuadés.
— Mon oncle n’enquêtait pas sur Marina et la disparition des bandes de Jim Morrison. Pour la bonne raison qu’elles n’ont jamais existé. Tu t’es servi de nous tous, et de ce que tu savais de nos vies, pour bâtir une histoire. Dans ce domaine, tu es le roi. Tu as même été capable d’inventer une chanson qui m’a touchée au cœur. En attendant ton premier serment, ma douce, mon égarée… Ne me dis pas que je ne suis pas celui qu’il te faut… Le vent m’a appris que dans ton sommeil tu murmurais mon nom…
— C’est toi qui es venue me chercher, Louise. Toi qui as insisté pour connaître la vérité. Pourquoi t’aurais-je menti ?
— Tu savais que je ne lâcherais pas prise. Marina était dans ton écurie de talents. Elle aimait Julian. Et il lui avait sans doute confié ses problèmes. Il enquêtait en réalité pour la veuve de Pierre-Yves de Chanteloup, qui n’arrivait pas à se satisfaire des résultats de l’enquête de police. Cette femme voulait la peau de ceux qui avaient froidement abattu son mari après avoir touché une rançon de soixante millions. Elle avait traité en direct avec eux, avec toi, contre l’avis de la police.
— Quoi, la veuve t’a raconté sa vie ?
— N’essaie pas de m’entourlouper. Tu sais bien qu’elle est décédée, il y a quelques années.
— Je ne lis pas la rubrique nécrologique, désolé.
— Quand Julian s’est approché trop près de toi, tu l’as tué. En brouillant tes traces avec une histoire de trafic de dope. J’imagine que tu as fouillé ses papiers et embarqué le dossier Chanteloup. Ensuite, tu as liquidé Marina.
— Qu’est-ce que tu racontes ? C’est Bernie qui a tué Marina.
— Curieux que tu ne m’en parles que maintenant. Pourquoi n’avoir rien dit à la police à l’époque ?
— La police et moi, nous sommes incompatibles.
— Tu as suivi Marina jusqu’à Bessières. Bernie et Marina étaient défoncées. Castillon absent de la propriété.
— Première nouvelle.
— Comment aurais-tu su qu’elle s’était réfugiée chez Bernie sans ça ?
— Pourquoi tuer Marina ? Par haine des blondes ?
— Elle voulait quitter son mari, profiter de l’argent qu’elle t’avait soutiré. Par pour les bandes, mais contre son silence. Marina a été ta maîtresse.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Les femmes sont ta faiblesse.
— Oui, surtout les dures à cuire dans ton genre.
— Elle était bien placée pour connaître tes liens avec les Brigades prolétariennes. Savait-elle que tu les fournissais en armes ? Peut-être même par l’intermédiaire de ton ami, le truand Pascal Brazier ? En tout cas, elle était certaine que tu avais de quoi payer. Julian avait d’autres perspectives. Il espérait la faire parler à ton sujet. Étant donné la nature de leurs relations, il avait de grandes chances d’y parvenir.
— Bernie et Marina n’étaient qu’un duo de défoncées. Marina n’avait besoin de personne pour courir à sa perte.
— Toute sa vie, Bernie a cru être responsable de la mort de Marina. Je pense qu’elle l’a bel et bien poussée dans l’escalier, mais que c’est toi qui l’as achevée. Probablement en l’étranglant. De cette façon, si Bernie te soupçonnait d’avoir tué Julian, elle ne pouvait pas parler. La police se serait intéressée de trop près à sa responsabilité dans la mort de Marina. Je crois que Bernie a eu peur de toi jusqu’à son dernier souffle. Elle avait percé ta vraie nature.
— Tu as des visions, Louise. C’est admirable.
— Castillon n’a pas voulu savoir. Pour lui, Bernie avait tué Marina dans un moment d’égarement. Il aimait Bernie, il a enterré le corps en même temps que les questions désagréables. Et fait muter Casadès. Il le savait opiniâtre. Toi aussi.
— Je me fous de Casadès. Mais j’avoue que tu m’intrigues.
— Tu es un menteur de génie, Gérard Antony.
— Et toi, une jolie fille à la riche imagination. Nous pourrions trouver mieux à faire, cette nuit. Tu as revêtu une tenue de femme fatale. Autant que cela serve à quelque chose.
— Oui, fatale, c’est le mot qui convient.
— Tu as l’intention de m’abattre, c’est ça ? Œil pour œil, dent pour dent ? Tu n’as même pas de preuves.
— J’ai repassé tes mensonges dans ma tête. J’ai rencontré les acteurs du drame. Et trouvé le détail de trop.
— Quel détail ?
— Les bandes, Gérard. Les chansons de Morrison. Si elles avaient existé, elles seraient remontées à la surface un jour ou l’autre. Le monde ne peut pas vivre sans bonne musique. Ce n’est pas à toi que je vais apprendre ça.
— Ça n’a aucun sens, et tu le sais bien.
— C’est limpide au contraire.
— Tu vas ruiner ta vie sur une vague idée ? Ton obsession t’a trop travaillé la cervelle.
— Je n’ai pas le choix. La fusillade sur le Pont-Neuf, c’était toi. Et Casadès suicidé au Relais Trinité, aussi. C’est le même style. Le style commando. Tu as prétendu que Julian était ton meilleur ami avec des sanglots dans la voix, chacun son esthétique…
— Julian était mon meilleur ami.
— Qu’est-ce que tu essaies de me dire ? Qu’il a enquêté sur toi, qu’il était prêt à te livrer à la police, et que tu l’as tué à cause de cette trahison ?
— Tu interprètes mes paroles, ma jolie.
— Si je ne te tue pas aujourd’hui, tu ne m’épargneras pas demain. Je fais un groupage : vengeance et survie.
Il la frappa au poignet. Le Ruger vola dans le pare-brise. Il le ramassa, mit Louise en joue. Elle recula contre la portière.
— Tu parles trop, jolie Lou. Une mauvaise habitude. L’influence de Casadès.
Il eut un sourire mélancolique, et appuya sur la détente. Un déclic. Pas de détonation.
Louise ouvrit la portière, s’extirpa de la voiture. Les néons éclairèrent le parking. Antony poussa un juron, jeta l’arme sur le siège passager, et sortit à son tour de sa BMW. Deux hommes émergèrent de derrière un pilier. Une voix résonna dans le dos du producteur.
— Brigade criminelle. Gérard Antony, vous êtes en état d’arrestation pour le meurtre de Gabriel Casadès.
Une voix posée. Le producteur se retourna lentement pour découvrir un homme de sa taille, aux cheveux blonds très courts, aux yeux gris. Son visage était paisible. Il tenait un Smith & Wesson dans la main droite.