La nuit porte souvent conseil, mais parfois elle embrouille les idées. À six heures le lendemain matin, je ressentais un peu les deux. Je me réveillai en pensant à Lonesome Moan, comme si le groupe avait monopolisé mes rêves. Pas sa musique, mais la question obsédante des liens anciens entre Cheri et ses quatre membres. Deux d’entre eux avaient été pris pour cible, les deux autres épargnés. Chuck-O Blatt était-il menacé, tout comme le guitariste que je n’avais pas encore vu, Spenser « Zebra » Younger ? À moins que l’un ou l’autre ne soit le père de Rambla ? Blatt s’était montré très protecteur de Cheri quand je l’avais rencontré. Un type agressif, méfiant. Il ne m’avait rien dévoilé avant de savoir qui j’étais. Il m’avait fourni une explication plausible pour la disparition de Cheri : celle-ci craignait que sa sœur ne continue de la harceler. À la différence des autres membres du groupe, Chuck-O était un entrepreneur coriace qui avait ouvert trois bars grâce à ses cachets. Je l’avais vu tenir tête à ses clients éméchés avec une autorité naturelle. Boris Chamberlain était certes le plus musclé des deux, mais d’après ce que j’avais pu observer, le mâle dominant de la bande était plutôt Chuck-O. Et c’est à celui-ci qu’il vaut mieux s’adresser quand on se sent menacé. À plus forte raison si l’on a porté l’enfant du mâle en question. Quant à Zebra Younger, j’ignorais tout de lui. Si l’un ou l’autre courait un danger, je me devais de les alerter. Si l’un d’eux était le père meurtrier, le face-à-face promettait d’être instructif. Dans un cas comme dans l’autre, une deuxième visite aux Gémeaux s’imposait.
Je me rendis dans la Vallée à onze heures et me garai légèrement au-delà de l’établissement. Discret, vue en biais. Une nouvelle affiche avait été placardée par-dessus la banderole « Happy hour » : FERMÉ POUR UNE DURÉE INDÉTERMINÉE. Je patientai dans la Seville et me livrai à des recherches sur mon iPhone. Rien sur Marvin Blatt. J’essayai en vain « Charles », « Chuck » et « Chuck-O », seul le site du groupe me fut proposé. J’hésitais à repartir quand un homme s’arrêta devant la porte du bar. Soixante-dix ans, traits de basset, costume bleu élimé, chemise blanche, cravate avachie. Lloyd, le pilier de bar féru d’histoire. Peut-être s’intéressait-il aussi aux faits divers… Comme je m’apprêtais à traverser, il tira sur la poignée et la porte s’ouvrit. Il entra et ressortit peu après, un sac en papier kraft à la main. Trop petit pour dissimuler entièrement la bouteille remplie d’un liquide ambré et dont le col scintillait. Il s’adressa à quelqu’un à l’intérieur du bar. La personne en question s’avança et le visage charnu de Chuck-O Blatt fut éclairé par un rayon de soleil. Je vis Lloyd plonger la main dans sa poche et en sortir quelques billets. Chuck-O secoua la tête et tapota l’épaule du vieil homme, puis retourna à l’intérieur et referma la porte. Lloyd s’éloigna d’un pas guilleret, ravi du cadeau.
À mon tour.
Chuck-O se tenait derrière le comptoir, occupé à ranger des bouteilles dans des cartons. L’estrade était déserte, la batterie envolée. Une ampoule solitaire créait une ambiance de cellier.
– Vous liquidez le stock ! lançai-je.
Blatt se figea une seconde et je m’approchai. Il attrapa une bouteille de bourbon sur l’étagère derrière lui et la plaça dans la caisse.
– Je viens de voir Lloyd, dis-je.
Blatt posa les mains à plat sur le comptoir.
– Lloyd est un alcoolique incurable. Il ne fait que ça, considère pour ainsi dire que c’est sa profession. Voilà pourquoi il n’est plus grassement payé à vendre des assurances. Et pourquoi je n’essaye plus de le raisonner. Si ça l’amuse de me taxer du Jack Daniel’s, grand bien lui fasse. De toute manière, c’est la fin.
Il balaya les lieux d’un regard nostalgique.
– À cause de la mort de Winky.
Il fit claquer ses dents.
– Monsieur le psy se doute bien qu’un groupe de rock qui perd son chanteur est mal barré. Vous êtes là pour le meurtre ? Pour me dire qui a tout fichu en l’air en tuant l’un des êtres les plus doux, les plus cool qu’on ait jamais vus sur cette saloperie de planète ?
Il plongea la main dans le carton, ressortit la bouteille qu’il venait d’y placer et la jeta rageusement. Elle se fracassa sur le mur derrière l’estrade. Une pluie d’éclats de verre retomba sur le plancher, produisant comme un glissando de harpe.
– J’emmerde le monde et les connards qui l’habitent ! s’emporta Chuck-O Blatt.
Il pivota, empoigna un flacon de vodka et le mit dans la caisse.
– Heureusement que Boris a eu plus de chance, dis-je.
Il se tourna vers moi, le regard furieux.
– Quoi ?
– Vous n’êtes pas au courant ?
– Au courant de quoi ?
Il quitta soudain son comptoir et vint vers moi, les poings brandis à la manière d’un boxeur.
– Jouez pas au con avec moi ! Si vous avez quelque chose à me dire, crachez-le !
Je lui racontai l’attaque à laquelle Chamberlain avait échappé. Il accusa le coup.
– Bordel, qu’est-ce qui se passe ? murmura-t-il.
– Je me pose la même question.
– Vous pensez que j’en sais plus que vous ? Si je suis au courant pour Winky, c’est seulement parce que mon chèque, le fric que je lui verse pour nos séances du lundi soir, était toujours aimanté à son frigo. Ce crétin gérait mal ses affaires, et je devais insister pour qu’il l’encaisse, sans quoi ma compta n’était jamais calée. Les flics l’ont récupéré, ils ont cru que j’étais son employeur et sont venus me prévenir. Un gros type m’a balancé la nouvelle sans ménagement : « Votre pote a été abattu. » J’ai failli avoir une crise cardiaque. Sérieux, dit-il en se frappant le torse. Une douleur inquiétante. Puis j’ai compris que le gars était là parce qu’il me soupçonnait ou espérait un coup de baguette magique. Winky est assassiné et je suis censé savoir qui est le meurtrier ?
La porte du bar s’ouvrit, un homme entra et s’approcha. Il marchait difficilement, aidé de cannes anglaises. Quadragénaire filiforme, cheveux blancs soigneusement coiffés et épais sourcils assortis. Chemise Oxford, jean repassé, baskets blanches. Malgré son handicap, il restait digne et souriant. J’eus droit à un coup d’œil rapide, puis il fixa longuement Blatt. Encore un habitué à l’affût d’une bouteille gratuite ? Sa tenue d’étudiant sage n’était pas celle d’un poivrot, mais je n’en étais pas à une généralisation près. Quand il fut assez proche, je vis qu’il avait les yeux rougis et le teint blême. Sa peau paraissait presque transparente sur son visage osseux. Comme s’il avait subi une saignée. Chuck-O expira d’un air las.
– Salut, mec.
Le nouveau venu se traîna jusqu’à la chaise la plus proche et mit un certain temps à poser ses béquilles par terre. Une fois installé, il me lança un nouveau coup d’œil.
– C’est le psy dont je t’ai parlé, lui dit Blatt. Il a aidé Cheri pour son procès et maintenant il fricote avec les flics. Il est venu me soutirer des renseignements que je n’ai pas.
L’autre continuait de m’observer d’un œil noisette et bienveillant.
– Ah bon ? fit-il.
– Docteur machin chose, dit Blatt, je vous présente le meilleur spécialiste de la guitare slide depuis Johnny Winter. Spenser Younger, dit Zebra Man. Il doit son surnom à son instrument de prédilection, une Strat rayée noir et blanc. Une guitare Fender, au cas où monsieur ne s’y connaîtrait pas.
– Alex Delaware, dis-je.
Je serrai la main flasque de Spenser Younger.
– Du nouveau au sujet de Winky ?
– Le nouveau, dit Blatt, c’est que Boris l’a aussi échappé de justesse.
Younger agrippa les bords de sa chaise à deux mains. Sa poitrine était secouée de tremblements, mais les minces jambes drapées de toile bleue demeuraient inertes.
– Mon Dieu… Tu plaisantes ?
– Non, malheureusement, dit Blatt.
– C’est fou, Marvin. Complètement dingue. Boris est sain et sauf ? me demanda Younger.
– Par chance.
– Ça alors… Que s’est-il passé ?
Je lui livrai les faits.
– Un footing tard le soir dans un quartier louche, c’est Boris tout craché !
– Confiant parce qu’il est musclé ?
– Il y a dix ans, Boris était une loque. Il a décidé de changer. Il m’a dit qu’il en avait assez de se prendre des râteaux, il voulait retrouver la forme. Voyez le résultat ! Boris a toujours été costaud, il jouait au football au lycée, mais tout de même, quelle transformation !
Il massa sa jambe gauche atrophiée.
– Ce mec est monstrueux, renchérit Blatt. Il soulève d’une seule main un haltère de cinquante kilos.
– On devrait passer le voir, Marvin. Pour le soutenir.
– Je crois qu’il a quitté la ville, dis-je.
Younger contempla les quelques bouteilles encore sur l’étagère.
– Un petit remontant ? proposa Chuck-O. Dis-moi ce qui te ferait plaisir.
– Ce serait volontiers, Marvin, mais mon médecin me déconseille l’alcool avec le nouveau médicament.
– T’as un nouveau traitement ? Génial. Je suis sûr que tu gambaderas d’ici peu.
Younger esquissa un vague sourire.
– J’espère bien. Je prévois de m’inscrire à un dix kilomètres. Je suis atteint d’une maladie rare, m’expliqua-t-il. Une dégénérescence neuromusculaire. En gros, je fonds peu à peu. C’est héréditaire. Un oncle l’a eue. Il a tenu huit mois. On a fait des progrès. Moi, voilà quatre ans que j’ai été diagnostiqué et j’ai toujours l’usage de mes doigts.
– D’abord Winky, puis Boris, dit Chuck-O Blatt. C’est pour ça que vous êtes là, doc. Vous pensez que quelqu’un a décidé d’éradiquer le groupe. Pour quel mobile ? C’est insensé.
– Je veux bien que certains critiques descendent les artistes, lâcha Younger, mais là c’est pousser le bouchon un peu loin !
Il eut un petit rire, redevint sérieux.
– Je me demande s’il n’y a pas un lien avec le procès de Cheri, avançai-je.
– Comment ça ?
– Winky et Boris étaient tous deux mentionnés dans les conclusions de l’avocate de Connie, s’agissant de l’identité du père de Rambla.
– Cette salope de Connie était une folle furieuse ! s’emporta Blatt. Soit elle délirait, soit elle racontait n’importe quoi ! Je n’y crois pas une seconde. Comme je vous l’ai dit la première fois que vous êtes passé, Winky et Boris se sont assagis depuis très, très longtemps.
– Je ne comprends pas le lien entre la paternité et le fait d’être pris pour cible, dit Spenser Younger.
– Moi non plus, renchérit Blatt.
Tous deux attendirent que je m’exprime.
– Il existe une hypothèse, dis-je. Le mobile serait d’éliminer la concurrence pour ne pas avoir à partager Rambla.
Tous deux affichèrent une mine perplexe. Chuck-O Blatt essuya rageusement les larmes qui lui venaient aux yeux. Il attrapa une bouteille de gin, la déboucha et avala une gorgée qui le fit grimacer.
– Un plan aussi pervers ne me surprendrait pas de la part d’une Connie, dit Younger. Mince, j’avais oublié Connie… elle aussi est une victime, non ? C’est insensé.
– Comme je n’arrête pas de vous le rappeler, s’énerva Blatt, Connie était une salope tordue. La terre entière pouvait lui en vouloir. Alors que Winky, c’était l’opposé. Tout le monde l’adorait.
Spenser Younger opina du chef.
– Et il regrettait de ne pas pouvoir avoir d’enfants… Mince, bredouilla-t-il en écarquillant les yeux. Il m’avait fait promettre de ne le répéter à personne… De toute façon…
Il s’empara de la bouteille et but une rasade à son tour.
– Tant pis si c’est déconseillé ! Winky ne pouvait pas avoir d’enfants à cause d’un faible taux de spermatozoïdes. Déjà autrefois… Il avait une copine. Tu te souviens de Donna, Marvin ?
– La rouquine ? dit Blatt en dessinant avec ses mains une silhouette pulpeuse.
– Elle était folle de Winky, elle aurait fait n’importe quoi pour lui. Elle n’arrêtait pas de le supplier de lui faire un marmot. Ça doit remonter à une vingtaine d’années. Tu te rappelles le voyage en car dans l’Ohio ?
– On a mis le feu à Cleveland, dit Blatt.
– Winky avait enfin accepté, mais ça n’a pas marché. Un jour, il m’a demandé de le conduire à une clinique de Cleveland, sans me préciser quel était le problème. Il avait besoin de moi parce que son permis était périmé. Il en est ressorti tout songeur. J’ai pensé qu’il avait un truc grave. Mais il m’a assuré que tout allait bien, que c’était un examen de routine. Puis il ne l’a plus ouvert. Quinze jours plus tard, un soir où on était bien shootés… tu te souviens de l’herbe qu’on emportait en tournée ?
– De la super-came.
Younger eut un sourire nostalgique.
– Oui, Winky et moi, on était carrément partis. Il a été pris d’un gros coup de blues et m’a confié qu’il avait fait une analyse de sperme, que le taux était beaucoup trop bas, qu’il ne serait jamais papa. Il a fondu en larmes. Puis il a retrouvé sa bonne humeur, comme s’il se forçait, et le sujet n’a plus jamais été abordé.
Blatt le dévisageait, incrédule.
– Sans déconner ? Pauvre Winky.
– En tout cas, docteur, ce n’est pas lui le père. Si Connie pensait ça, elle se trompait complètement.
– Connie racontait toujours des conneries, dit Blatt.
– Si elle s’est trompée, soulignai-je, quelqu’un d’autre a pu commettre la même erreur.
– Qui, par exemple ?
– C’est ce que nous cherchons à découvrir.
– Eh bien, fit Younger, la réponse ne se trouve pas ici ! Pourquoi vous n’interrogez pas Cheri ?
– Cheri a disparu peu après le meurtre de Winky.
– Peu après ? dit Blatt. Vous insinuez que c’est louche ?
– La police ne prend jamais à la légère un départ soudain et inexpliqué.
– Cheri est soupçonnée ?
– Vous ne regardez pas la télé ?
– Une perte de temps, maugréa Blatt. Les actualités, c’est toujours bidon.
– Bien dit ! approuva Younger en brandissant la bouteille de gin.
– Le portrait de Cheri a été diffusé, dis-je. La police souhaite l’interroger à propos des meurtres de Connie et de Winky.
– Comme suspecte ? demanda Younger.
– Pas tout à fait, répondis-je. Il n’y a pas d’indice sérieux.
– C’est ridicule !
Les deux hommes partirent d’un rire franc, mais une pointe de colère filtrait dans celui de Blatt.
– On a là deux des personnes les plus cool et les plus gentilles qui soient, dont l’une est morte et l’autre veut qu’on lui foute la paix, ce qui est son droit le plus strict, et ces crétins de flics en déduisent qu’elle a déconné grave ? Non mais, je rêve !
– C’est pour ça que je cherche une autre explication, dis-je.
– Pourquoi pas un cinglé qui bute des gens juste parce que ça lui chante ? suggéra Blatt.
– Et comme par hasard il tue Connie et Winky ? objecta Younger.
– En effet, pas très plausible. Alors peut-être qu’il a raison. Ça doit avoir un rapport avec la gamine, dit-il en se tournant vers moi. Mais lequel ? Perso, je ne vois pas. Je veux bien que ce soit une enfant adorable, mais faut pas pousser, ce n’est pas une riche héritière.
– Voilà une piste ! dit Younger. Cheri s’est tapé un mec super-blindé, le type a peur de se faire plumer alors il prend les devants.
– C’est ça, dit Blatt. Toi, tu dois lire des Harlequin en cachette.
– Je suis sérieux, Marvin. Cheri a nommé sa fille Rambla parce que la conception a eu lieu à Malibu. Malibu, c’est un repère de riches !
– C’est bien vrai, reconnut Blatt. Un million de dollars le mètre carré de sable !
– Vous pensez à quelqu’un de précis à Malibu ? demandai-je.
– Pas du tout, dit Blatt. On n’est pas de ce monde-là !
Je me tournai vers Younger.
– Non, je ne me souviens même pas de la dernière fois où j’ai mis les pieds à la plage… maintenant que j’ai perdu le goût du surf.
Sentant qu’on était partis pour une séquence nostalgie, je préférai m’éclipser poliment.