Milo et John Nguyen convinrent qu’il fallait mettre Cheri au courant pour Winky Melandrano et Boris Chamberlain. Je fus désigné comme émissaire. Le lendemain de sa déposition, je la retrouvai dans la suite du petit hôtel de West L.A. où on l’avait installée pour qu’elle se remette. Un agent du nom de Ray Roykin montait la garde dans le couloir, avec un iPad pour s’occuper. Je n’eus pas à lui montrer mes papiers car j’étais présent quand Milo lui avait transmis ses consignes. Rambla dormait paisiblement dans le berceau qu’on avait placé dans le salon. Allongée sur le lit soigneusement fait, Cheri lisait People. Je bavardai quelques instants avec elle, puis jugeai que ça ne servait à rien d’atermoyer et lui annonçai la triste nouvelle. Cheri passa par diverses phases au cours de l’heure suivante : stupeur, désir de tout savoir par le détail, sanglots convulsifs, culpabilité de celle qui a survécu. Rambla se réveilla au bout de vingt minutes et sa mère parvint à surmonter son chagrin pour s’occuper d’elle. Quand la fillette se fut rendormie, Cheri me dit qu’elle aussi devait se reposer. Je proposai de repasser dans la soirée, ou même plus tôt si elle le souhaitait.
– C’est sûr que j’aurai besoin de vous parler. Je la couche à sept heures, elle est réglée comme une horloge. Après, quand vous voulez.
– Elle a repris ses habitudes.
– À peu près. Je me dis que ça aurait pu être pire. Si Rambla avait été séparée de moi.
Je subodorais que les Nebe n’auraient pas tardé à décider que Cheri avait échoué dans sa « mise à l’épreuve ». Une pensée qui l’effleura sans doute aussi : elle était toute tremblante en me raccompagnant à la porte. Je serrai ses deux mains dans les miennes.
– Peut-être allez-vous me trouver intéressée, dit-elle, mais je compte demander des dommages et intérêts. Pas seulement aux Nebe, aux services du shérif et au comté qui devrait mieux gérer les tribunaux. Même d’autres organismes, s’il faut !
– Vous avez engagé un avocat.
Elle rougit.
– Myron m’a appelée. Il est décidé à tous les poursuivre. Puis-je compter sur votre soutien pour témoigner que je suis une bonne mère et que ma fille se porte bien, et pour décrire ce qu’on m’a fait subir ?
– Bien sûr. Il faut aussi veiller à ce que vous et Rambla soyez bien remises de cette épreuve…
– Une thérapie ? D’accord. On réclamera ça aussi. Je serai peut-être tellement riche que vous n’arriverez pas à vous débarrasser de moi ! pouffa-t-elle.
– Je me ferai une raison, dis-je en souriant.
Elle se pencha en avant et déposa un baiser tiède sur ma joue.
– Pardon si mon geste vous semble déplacé, mais je ressentais le besoin de vous toucher. N’y voyez rien de sexuel, c’est pour vous exprimer le lien fort qui nous unit, ma gratitude. Dès le début, vous saviez la vérité.
– Ravi d’avoir pu me rendre utile.
Elle comprima ses lèvres.
– Pauvre Winky. Boris s’en est sorti, Dieu merci. Je l’ai appelé, mais il n’a pas répondu. Je doute qu’il ait très envie de me parler !
– Vous n’y êtes pour rien, Cheri.
– Oui, c’est ce que je me répète.
– C’est la vérité.
– Je sais, je sais, mais c’est plus fort que moi… Enfin, ça prendra du temps, comme vous me le répétez. Si Myron arrive à obtenir ce qu’il espère, j’aurai tout mon temps ! Mais je ne changerai pas pour autant. Être riche, ce n’est pas un but en soi. L’honnêteté et la bonté, voilà ce qui compte dans la vie. Winky l’avait compris. C’était un ami merveilleux. Vraiment gentil. Je ne le reverrai plus.
Aucune mention de l’autre victime assassinée. Elle s’appuya au chambranle, gagnée par la tristesse.
– Cheri, comme nous allons aborder toutes ces questions, il serait préférable de me dire toute la vérité, tôt ou tard.
– Comment ça ?
– Vous avez déclaré que Winky n’avait rien à voir avec cette histoire. Moi, j’en déduis que…
– Qu’il n’était pas… le père de Rambla ? Non, ce n’était pas lui. Il aurait fait un bon père, mais il ne pouvait pas avoir d’enfant. Maintenant, vous vous demandez si c’était Boris ? Encore une fois, la réponse est « non ». Se pose alors la grande question, n’est-ce pas ?
– En effet, Cheri.
Elle gonfla les joues, tendit par réflexe la main vers la natte qui avait disparu.
– Si j’ai caché son identité, docteur, ce n’est ni par crainte ni par honte. Je l’ai fait pour le père, parce qu’il n’est pas au courant et que, s’il l’apprenait, ça entraînerait une profonde remise en cause pour lui et d’autres personnes.
– Sa famille.
Elle acquiesça d’un hochement de tête.
– Il est marié.
Nouvelle confirmation, hésitante.
– Un homme bon, qui a fauté ! Il a employé cette expression, après coup. Moi, ça ne me faisait ni chaud ni froid, alors que lui culpabilisait. Il m’a expliqué que c’était la première fois que ça lui arrivait.
– Vous l’avez cru.
– Oui et j’y crois toujours. C’était un concours de circonstances. Le destin a voulu qu’on se croise au bar Moonshadows. Lui se trouvait là parce qu’il s’était disputé avec sa femme, moi parce que je venais de me faire larguer une fois de plus et que j’avais le moral à zéro. On s’est mis à discuter, il était adorable, un parfait gentleman. Les hommes d’un certain âge ont de l’élégance. (Petite moue.) On a décidé de faire un tour, sur le Rambla Pacifico. Dans sa voiture, qui était nettement plus confortable que la mienne. Un modèle luxueux, ne m’en demandez pas plus. On bavardait en roulant tranquillement, puis on s’est arrêtés à un endroit avec une vue magnifique sur l’océan et on a continué à se parler… Je ne peux même pas vous expliquer comment on en est arrivés là, docteur, dit-elle en détournant le regard. Nous étions stupéfaits l’un et l’autre. Lui se reprochait d’avoir « fauté ». J’ai dû le réconforter. Quand je n’ai pas eu mes règles, je ne voulais pas y croire. Le mois suivant, j’ai fait le test et c’était positif. Vous vous demandez comment je suis sûre qu’il était le père ? Pour moi, c’était le désert à l’époque. Il n’y a eu que lui. En plus, elle lui ressemble. Aussi à ses enfants. Il m’avait montré des photos au bar. Ils sont grands, avec de belles situations. Il a une vie parfaite. Il adore sa femme, mais ce soir-là ils s’étaient disputés. Pourquoi voulez-vous que je vienne tout gâcher ?
– Vous ne lui avez plus jamais parlé après cette soirée ?
– Non. Une fois, je me suis amusée à l’épier. Je sais où il habite, il m’avait emmenée devant. Une magnifique propriété, près de là où on s’était garés. Il tenait à ce que je la voie pour comprendre sa tristesse. Il avait consacré beaucoup d’efforts à cette maison, mais sa femme s’en était lassée et voulait déménager. Il espérait qu’elle n’en avait pas assez de lui aussi. Quand je suis passée en voiture, après, je les ai aperçus tous les deux. Une femme ravissante, ils se promenaient, bras dessus, bras dessous. Voilà. C’est tout. Il a « fauté », et moi j’y ai gagné un trésor. Je l’aimerai toujours, d’une certaine manière, pour m’avoir donné ma fille. Je ne ferai jamais rien pour lui nuire. D’ailleurs, je suis fière de moi. D’avoir été là pour lui dans ce moment de déprime. D’avoir su le consoler quand il se reprochait ce qu’il avait fait. J’ai le sentiment de l’avoir aidé, d’avoir été là au bon moment. J’imagine que ça vous parle, non ?