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Je posai quelques questions complémentaires à Cheri Sykes sur son enfant : langage, sommeil, appétit, motricité fine et globale. On se situait dans la norme.

– Rambla est merveilleuse.

– J’ai hâte de faire sa connaissance.

– Vous tenez à la voir ?

– Oui.

– Pourquoi ?

– Il me semble difficile d’émettre un avis sans l’avoir vue.

– Elle n’aime pas être séparée de moi.

– Vous serez présente, Cheri.

Elle eut un curieux sourire. Crispé, sceptique et vindicatif.

– C’est le vrai motif ? La connaître un peu mieux ?

– Tout à fait.

– Bon.

– Vous n’en êtes pas convaincue ?

– Si. C’est vous l’expert.

Elle glissa la main droite sous sa fesse, comme pour coincer ses doigts et les empêcher d’agir librement. Je gardai le silence.

– Parfait. Je vous l’amène quand vous voulez.

– En fait, je préfère passer chez vous.

Elle détourna le regard.

– Ça vous pose un problème, Cheri ?

– Non… okay, je vais être honnête : je suis sûre que vous voulez nous voir ensemble pour vérifier si je suis une bonne mère.

– Je présuppose que vous l’êtes, Cheri.

– Ah bon ?

– Jusqu’ici, je n’ai rien entendu qui m’indiquerait le contraire.

– Ça ne va pas tarder. Avec Connie, ce sera un autre son de cloche !

– Je n’en doute pas.

– Vous me croyez quand je vous dis que c’est une folle et une menteuse ?

– Chaque chose en son temps, Cheri.

Elle accepta la date que je lui proposais.

– Faut-il que j’achète de nouveaux jouets ?

– Ceux que vous avez feront très bien l’affaire.

Elle prit l’air contrarié.

– Eh bien, pourvu que vous fassiez preuve d’intelligence ! Ne le prenez pas mal, je me doute que vous êtes intelligent, pour être médecin et expert auprès du tribunal. Je dois vous faire confiance.

La main droite fut libérée. Elle l’observa un instant, serra le poing et le posa sur son genou. Les tendons de son cou étaient raides comme des haubans. Ses yeux s’étrécirent.

– Après tout, ça ne peut qu’être positif, me rencontrer avec Rambla, voir à quel point elle m’est attachée. Faudra-t-il aussi que vous l’observiez avec Connie ?

– Sans doute pas.

– Il y a tout de même une petite possibilité ?

– C’est peu probable.

– Je ne veux pas laisser ma fille seule avec Connie. La dernière fois, elle ne voulait pas me la rendre.

– Le jour où vous êtes passée récupérer Rambla au laboratoire.

À nouveau le triple hochement de tête.

– Connie était complètement folle. J’ai cru qu’elle allait me frapper. Elle brandissait les poings comme des serres, déterminée à s’emparer de ma fille. Heureusement que Winky était là, un pote à moi. Je lui ai confié Rambla et j’ai tenu tête à Connie.

Elle mima le geste, les poings serrés et le souffle court.

– Je lui ai lancé : « Essaye un peu ! Ce n’est plus comme quand on était petites, je te défoncerai la gueule ! » Elle ne savait pas quoi répondre, elle était dans tous ses états. Winky a installé Rambla dans la voiture… sur le siège bébé, je précise… et il a mis le contact. J’ai avancé d’un pas vers Connie et quand elle a reculé j’en ai profité pour détaler et on s’est tirés de là !

– Un moment éprouvant.

– Tout ça pour récupérer ma fille, vous imaginez ? Mais bon, j’ai cru que c’était réglé une bonne fois pour toutes. Six mois plus tard, voilà qu’un mec se présente à ma porte, soi-disant pour relever les compteurs, et il me remet une assignation en main propre. Vous voyez à qui je suis confrontée ? Une salope de sœur, menteuse et bourrée de fric, et une salope d’avocate qui ne vaut pas mieux ! Mais je sais que je peux compter sur vous, docteur. Quand devez-vous rencontrer Connie ?

– Bientôt.

– Vous refusez de me le dire ?

– Qu’est-ce qui pourrait justifier que je vous tienne au courant ?

– Rien… Si, en fait. Pour que je sache à quoi m’attendre, pour que je ne me réveille pas en pleine nuit avec le cœur qui bat la chamade et tant de pensées effrayantes qui m’empêchent de me rendormir !

– L’incertitude est pénible.

– C’est le plus dur, plus dur même que… Vous pouvez y faire quelque chose, docteur. Il ne dépend que de vous que ça se termine bien.

Nouveau sourire, charmant et séducteur. Je me levai.

– Je comprends que vous êtes tenu au silence, docteur. Mais j’ai bon espoir. Elle est comment, la juge ?

Une question à laquelle j’avais déjà répondu.

– C’est quelqu’un de bien, il me semble.

– J’espère ! Vous avez raison, docteur, entièrement raison : le pire, c’est l’incertitude. Enfin, perdre serait encore pire. Mais bon, je ne vais pas perdre. Myron m’assure qu’au plan juridique je devrais l’emporter.

Elle scruta mes traits, en quête d’une confirmation.

– Nous nous revoyons donc jeudi prochain, dis-je. Je serai ravi de rencontrer Rambla.

Elle se leva d’un bond.

– Oui. Bon, il faut que je rentre. Ma fille a besoin de moi.

– Qui la garde ?

– Mon pote Winky. Il n’a pas à s’en occuper, Rambla fait sa sieste. Mais je préfère être présente à son réveil, ce qui ne devrait pas tarder. Je ne veux pas qu’elle se demande où est passée sa maman. Rambla pleure dès qu’elle est séparée de moi.

Elle se précipita hors du cabinet, s’était envolée avant que je n’atteigne la porte d’entrée.

 

Le lendemain, j’appelai le laboratoire de Connie Sykes pour fixer un rendez-vous.

– Le docteur attendait votre appel, me dit la secrétaire. Je vais vous indiquer ses créneaux…

– Si je commençais par vous donner les miens ?

– Ah… c’est que le docteur a un emploi du temps très chargé.

– Sans aucun doute.

Je lui proposai deux horaires.

– Euh… ça me semble compliqué…

– Je n’ai que ça.

– Ça risque d’être problématique…

– Rappelez-moi pour me dire quel jour a sa préférence.

– Patientez un instant, s’il vous plaît…

Après quarante secondes de silence, la même voix revint au bout du fil, adoucie mais un rien crispée.

– Le Dr Sykes dit que le plus tôt sera le mieux. Va pour demain.

– Parfait.

– Je vous souhaite une bonne journée, docteur.

Le ton glacial en disait long sur la sincérité du propos.

 

Le lendemain matin, on sonna à ma porte dix minutes plus tôt que prévu. J’eus la surprise de découvrir deux femmes sur le seuil. Une quadragénaire de taille moyenne, blonde au visage carré, coiffure à vagues passée de mode depuis quelques décennies. Vraisemblablement le Dr Connie Sykes ; même ossature de visage que sa sœur, sans les marques d’une vie dissipée. Tailleur-pantalon lie-de-vin et mocassins en daim assortis, lunettes à monture dorée, mallette en veau se balançant au bout d’une main sans bijoux ni vernis. Le pied droit tapotait nerveusement le sol. L’autre femme se tenait légèrement en avant et esquissa un pas vers moi. Dans les vingt-huit, trente ans, brunette d’un mètre cinquante, taille svelte, poitrine fière et jambes musclées, le tout mis en valeur par une robe courte sans manches en maille blanche et des sandales à talons aiguilles en peau de serpent émeraude. Magnifiques perles sauvages autour d’un cou gracieux. Longs cheveux soyeux et foncés, élégamment coupés. Bel assortiment de bracelets aux poignets, montre Patek Philippe à diamants. L’étincelant de la dentition ne déparait pas le bling-bling de l’ensemble. Deux voitures étaient garées à côté du pick-up de Robin, une berline Lexus coloris vanille et une Mercedes noire décapotable.

– Docteur Sykes ? dis-je.

– En tant que principale avocate de l’équipe juridique du docteur Sykes, dit la brunette, j’assiste au rendez-vous.

Elle brandit sa carte. Medea L. Wright, avocate.

– Le rendez-vous ne concerne que Mme Sykes, maître.

Les ravissants yeux bleus de Wright marquèrent de l’hésitation, puis se durcirent.

– Navrée, docteur, mais il ne peut pas en être autrement. Cet entretien a lieu dans le cadre d’une procédure judiciaire et je suis là en qualité de conseil.

Je portai le regard vers sa cliente. Connie Sykes observait les pins, sycomores et séquoias en bordure de l’allée.

– Désolé, maître.

– C’est inadmissible ! s’insurgea Medea Wright.

– Vous pouvez entrer, docteur. Sinon, c’en est terminé pour aujourd’hui et je verrai avec le tribunal pour la suite.

Connie Sykes plissa le front, les yeux toujours fixés sur les arbres. Medea Wright s’avança d’un pas, empiétant sur mon espace vital. Il ne manquait qu’un peu de musique et nous aurions pu danser le tango. Je perçus l’odeur de son fond de teint, à laquelle se mêlait un parfum fleuri. Un relent âcre vint s’y ajouter, de la sueur imprégnée d’adrénaline. Elle secoua la tête avec exaspération.

– Visiblement, docteur, il est nécessaire que je vous éclaire.

– À quel sujet ?

– La procédure judiciaire. L’objectivité et la parité, pour commencer.

– La parité entre qui et qui ?

Cette question l’enchanta, occasion pour elle de prendre l’initiative.

– Vous avez parlé à Me Ballister et me devez donc la pareille.

– Je n’ai jamais adressé un mot à Me Ballister.

– Il prétend le contraire.

– Alors il ment.

– Vraiment ? pouffa-t-elle.

Je consultai ma montre. Geste qui incita peut-être Connie Sykes à tourner la tête. Elle me fit face. Regard marron, imperturbable et blasé.

– Medea, jugez-vous vraiment opportun de l’indisposer d’entrée de jeu ?

– Le Dr Delaware nous a été présenté comme un professionnel objectif, mais si les faits devaient le démentir…

– Peu importe, Medea. J’ai envie qu’on en finisse avec cette comédie.

– Connie…

– Vos préoccupations juridiques, Medea, j’en assume l’entière responsabilité. Allez, j’ai moins de temps à perdre que vous deux !

L’avocate grimaça légèrement.

– Dois-je comprendre que vous affirmez, docteur, n’avoir eu aucun contact quel qu’il soit avec Myron Ballister ? Vous le certifiez, qu’il s’agisse d’un appel téléphonique ou d’une rencontre de visu ?

À mon tour de sourire.

– J’ai déjà répondu à cette question.

Connie Sykes avança, sa sacoche fendant l’air. Elle passa devant son avocate et pénétra à l’intérieur. Aucune odeur dans son sillage. Alors que chez Wright l’adrénaline avait pris le dessus. Comme pour corriger sa posture crispée, l’avocate se déhancha et posa deux doigts à la manucure impeccable sur mon poignet. Torride à souhait.

– Je regrette si mes paroles ont pu vous paraître agressives, docteur. Dès lors que Ballister n’a pas cherché à mettre son grain de sel, il n’y a aucune raison de…

Elle se tut. Connie Sykes attendait au centre de mon salon, dos tourné.

– Vous pouvez patienter à l’intérieur, maître, pendant que le docteur Sykes et moi-même nous entretenons dans mon bureau.

– Non, je dois y aller. Vous n’imaginez pas la quantité de choses que j’ai à faire. Je vous laisse vous débrouiller seule, Connie ! Bonne journée, docteur.

C’était la deuxième fois en l’espace de vingt-quatre heures que l’on me sortait cette formule tout sauf sincère. Cela tournait à la malédiction.