II
La saison des loups

 

« Petite pouilleuse sans clan ! » L’insulte, venimeuse, avait été crachée dans le dos de Chen-pa, laquelle fit volte-face, toutes griffes dehors.

Simut, le fils du chef, ricanait en la regardant. Un ricanement désagréable dépourvu d’humour. Chen-pa le détestait. Lui plus que tous les autres. Le garçon l’asticotait de toutes les façons possibles et lui rendait la vie infernale. Deux jours plus tôt, au cours d’une partie d’osselets, il avait glissé un lézard dans le pantalon de la fillette, et puis il avait ri, ri à s’en tordre les côtes pendant qu’elle se tortillait. Ses copains braillaient aussi fort que lui. Istemo et Bumin : deux gamins brutaux qui, non contents d’emboîter le pas de leur aîné, copiaient ses allures vantardes. Elle les avait d’abord ignorés. Peine perdue. Son silence passait pour de la bêtise, sa retenue pour de la peur.

Chen-pa devait répondre. Tout de suite. Sinon ils ne lui ficheraient jamais la paix. « T’as dit quelque chose, grosse courge ? »

Loin d’être gros, Simut se distinguait par une carrure râblée et des membres épais avec une musculature impressionnante pour son âge. Tout Shamash, en plus jeune et plus moche ! Chen-pa s’en méfiait mais il ne lui faisait pas peur. Depuis quelques mois, plus grand-chose ne lui faisait peur et à l’instant précis elle avait une furieuse envie de taper sur quelqu’un.

« Tu m’as traité de grosse courge ? gronda Simut, menaçant. C’est bien ça ?

— C’est rien qu’une pisseuse », l’encouragea Bumin. Quoiqu’il eût deux ans de moins que Simut, il était aussi large et déjà plus grand. Une tignasse de cheveux cuivrés retombait en désordre autour d’un visage qui eût été avenant si quelque chose avait effacé sa perpétuelle expression maussade. « Vas-y, donne-lui une leçon.

— Pisseuse ! Merdeuse ! Pouilleuse ! chantonna Istemo, que l’imagination n’étouffait pas.

— Laissez-la tranquille. » La voix de Temür s’éleva dans l’air froid. Chen-pa lui jeta un coup d’œil. Le garçon avançait dans la neige avec la lenteur, l’allure précautionneuse d’un échassier. Il ne quittait pas Simut des yeux.

« Tu vas me faire quoi sinon ?

— Moi ? Rien.

— Gaffe, ricana Bumin, il va appeler sa mère. »

Temür ne lui prêta aucune attention. « Elle », dit-il en désignant la fillette.

Simut eut une moue méprisante. « Elle ? Hou, je tremble de peur. Qu’est-ce que t’en dis, la pouilleuse sans clan ?

— J’en dis que je vais démolir ta sale tronche de con », répliqua froidement Chen-pa.

Simut hésita l’espace d’une seconde. Chen-pa avait beau être une fille, elle était robuste, déterminée et pas commode du tout. Mais comme ils parlaient très fort, pour le plus grand bénéfice de leur auditoire, maintenant Simut ne pouvait plus reculer. Chen-pa comprit que la bagarre était inévitable. Une partie d’elle-même s’en réjouit profondément, la partie qui grondait en sourdine depuis le début, attendant... C’est le moment de régler ça une fois pour toutes !

Vlan ! Sans préambule, Chen-pa lui planta froidement un coup de pied dans les couilles. Si violent que Simut tituba sur place. Un voile passa devant les yeux du garçon. Il se jeta sur elle avec un rictus de dément, et se mit à la rouer de coups de poing. La bouche de Chen-pa se couvrit de sang. Il y eut un moment de répit tandis qu’ils reprenaient l’un et l’autre leur souffle, puis ils recommencèrent à se cogner dessus.

Ils se battaient avec une sauvagerie qui dépassait de loin le cadre d’une querelle d’enfants. À un moment, Simut l’agrippa par les cheveux et Chen-pa pensa qu’il s’apprêtait à lui rompre les vertèbres Il va me tuer ! lorsque Temür saisit le bras de Simut en serrant, Chen-pa entendit les os craquer, pour lui faire lâcher prise.

« Ça suffit, Simut.

— T’es avec elle ? » Simut se dégagea. « T’es avec une étrangère contre ton frère de clan ? »

Chen-pa cracha rouge sur la neige tout en massant son cou endolori. La douleur embrasait ses vertèbres. Elle constata avec satisfaction que Simut claudiquait, cuisses écartées, et que son arcade sourcilière pissait le sang, là où elle l’avait mordue. Autour d’eux c’était maintenant un attroupement de gens interloqués, attirés un à un par le tumulte.

« Qu’est-ce qui se passe ?

— Bagarre de gosses, lança Dayan, fils de Shamash, du haut de ses dix-sept ans.

— Bumin, râla Ankidou, tenant un épieu dont il était en train de durcir la pointe au feu. Non, pas un mot ! File, sinon je te tanne le cuir ! »

Kara, les joues blêmes, se précipita vers sa fille. « Chen-pa, tu as mal ? »

Gênée, Chen-pa recula gauchement. « C’est rien, mam. » Se faire dorloter par une mère inquiète était la dernière chose dont elle avait besoin. Pas maintenant. Pas devant tout le monde.

Soudain, les gens s’écartèrent pour laisser passer Shamash qui s’approcha de son fils et lui assena une claque sur l’épaule.

« La querelle est terminée, fils. Touchez-vous la main, vous trois. » Simut secoua la tête avec un regard méchant en direction de Temür. « Tout de suite ! Je suis le chef ; j’ai dit. »

Le visage maussade, Simut toucha la main que Temür lui tendait, avant de se tourner vers Chen-pa avec un haut-le-corps. Ça ne lui plaisait pas – oh non ! – mais il obéit quand même.

 

Le clan avait pris ses quartiers d’hiver sur le flanc d’un contrefort boisé qui surplombait la Vallée du Renne. Placée en hauteur à l’aplomb d’une falaise, l’entrée de la caverne, facilement défendable, abritait six huttes faites de peaux de rennes reposant sur des défenses de mammouths plantées dans le sol. La caverne portait la marque de générations plus anciennes. Car le clan occupait ce lieu depuis si longtemps que personne ne se souvenait des ancêtres fondateurs.

Le troisième jour du mois de l’Ourse, la température chuta d’un coup. La neige durcit et le fleuve gela. Deux jours plus tard se leva un vent tourbillonnant et glacial qui soufflait avec tant de violence qu’ils durent rester à l’abri. Plus question de jouer dans la neige. Plus question de pêcher et de chasser.

Après trois semaines passées dans les huttes calfeutrées, entassés les uns sur les autres, ils avaient les nerfs tendus et l’humeur chatouilleuse, le moindre incident prenant des proportions démesurées. Comme chaque année, le clan avait accumulé des provisions durant l’été, essentiellement de la viande congelée dans les fosses de stockage. Les fils du Mammouth préparaient également de la viande séchée et réduite en poudre qu’ils mettaient dans des sacs faits avec l’enveloppe de l’estomac et des intestins de rennes. Les réserves diminuaient dangereusement à cause de la tempête. Un mauvais temps prolongé provoquerait forcément la famine avant la fin de l’hiver. Ils connaissaient le froid, ils connaissaient la rigueur des longs hivers, mais la tempête venait trop tôt pour la saison.

Quand le terrible rugissement du vent se calma enfin, ils constatèrent, en dégageant l’entrée obstruée par la neige, qu’un paysage de désolation s’étendait devant eux. De part et d’autre de la rivière, le sol était jonché de grosses branches et d’arbres abattus, pointant leurs chicots dénudés vers le ciel tels des cadavres dépecés par les charognards. De gros blocs de glace obstruaient le fleuve, des blocs monstrueux, de la taille d’un mammouth adulte. Beaucoup d’oiseaux et de petits rongeurs avaient péri. Et il faisait un froid terrifiant. Dès que Temür mit le pied dehors, ses yeux larmoyèrent et l’air froid, qui se condensait en colonnes blanches devant sa bouche, lui brûla l’intérieur – la gorge, le nez et les poumons – à la première inspiration. Il rabattit les pans de sa capuche sur son visage.

« Jamais vu un hiver aussi pourri », grommela Ninkupak dans son dos. 

Ninkupak était vieux. Vraiment vieux. Lui-même se vantait d’avoir autant d’hivers que sept fois les doigts des mains mais le garçon n’était quand même pas assez naïf pour croire un bobard aussi manifeste – car comment un homme pourrait-il vivre aussi longtemps ? Quoi qu'il en soit, aucun membre de la tribu n’était assez âgé pour se souvenir d’un temps où Ninkupak n’était pas là. Parvati leva vers lui un visage inquiet.

« Ça va durer, tu crois ? »

Ninkupak fourragea dans sa barbe, aussi blanche que la neige qui étincelait, avant de hocher gravement la tête, la regardant sans avoir l’air de la voir. « Oui. » Ses lèvres tremblaient, de froid, ou de quelque chose qui ressemblait à de l’appréhension.

« Oiseau de malheur, tu vas te taire ! » lança Shamash d’une voix plus inquiète que coléreuse.

Ils étaient à présent entourés par une bonne partie du clan qui arrivait, par petits groupes échelonnés, pour écouter les paroles de l’ancien.

« Laisse parler l’ancien, dit Kara qui, maintenant qu’elle avait à nouveau une fille, avait retrouvé son statut au sein du clan.

— Parler, parler, répliqua Shamash en haussant les épaules. M’est avis qu’on perd trop de temps à jacasser. »

Sur ce, il croisa les bras avec un petit sourire. C’était le sourire indulgent d’un père déterminé à se montrer patient envers les caprices de sa progéniture. En fait, il n’avait guère le choix. Vouloir empêcher les gens de discuter, c’était comme vouloir arrêter un ours des cavernes avec un poinçon. Abdaï le rouquin se dandina sur place en se grattant les couilles.

« Discuter de la situation, ça peut faire de mal à personne. Même toi, Shamash, tu diras pas que cet hiver est normal. (Le chef acquiesça d’un léger signe de tête.) Alors, on veut juste connaître l’opinion de l’ancien. »

Le vieux Ninkupak souffla sur ses doigts en regardant l’assistance. « Mon opinion, je peux toujours la donner, mais je suis pas sûr qu’elle plaise à tout le monde. Dans le temps, je le tiens de mon propre grand-père qui le tenait lui-même de son grand-père, paraît que les glaciers occupaient le pays des hommes Vaïs toute l’année. Mon grand-père disait aussi qu’il faisait si froid que le clan a dû abandonner son territoire pour partir vers le Sud. (Ninkupak éleva la voix pour couvrir le brouhaha montant.) Ce sont de très vieilles histoires. Quant à savoir si elles sont vraies...

— Elles sont vraies ! »

Tous les regards se tournèrent à l’unisson vers celle qui venait de parler. Elle se dressait devant sa hutte, petite vieille ratatinée, enveloppée dans ses fourrures couvertes de signes mystérieux et de talismans rares, dont le moindre n’était pas une pierre bleue tombée du ciel. Chamane et guérisseuse, elle était à elle seule l’esprit du clan.

« Vaïs Marani, la salua Shamash avec déférence. Comment vont tes os, grand-mère ?

— Ils se portent bien, fils, répliqua la chamane avec un soupçon de malice. Mieux, hélas, que beaucoup d’enfants de ce clan.

— Le clan est troublé, reconnut Shamash.

— Le temps des glaciers va-t-il revenir ? » cria une voix. C’était celle du gros Bulgrar.

Et une autre : « Dis-nous ce que nous devons faire. »

La voix grêle de la chamane imposa le silence. « Je consulterai les Esprits. »

Ayant dit cela, Vaïs Marani éleva le talisman bleu au-dessus des visages blêmes et graves qui la regardaient fixement, puis elle se détourna, non sans leur avoir lancé un dernier regard énigmatique. Les gens se dispersèrent pour vaquer aux occupations habituelles. Déblayer l’entrée du campement, traiter les peaux, extraire et découper une partie des carcasses congelées.

Temür envisageait de suivre son frère lorsque sa mère les chargea, Mirash et lui, de ramasser les déchets et de les évacuer à l’extérieur de leur hutte. Honteux de se voir attribuer un travail de femme, le garçon était sur le point de protester quand un regard en direction de sa mère l’en dissuada. Pestant et maugréant en silence, il se mit donc à déblayer consciencieusement le sol, sans que les plaisanteries et les sarcasmes de sa petite sœur réussissent à le dérider, tant il était conscient de l’accroc fait à son honneur d’homme. Elle finit par se taire. Non par crainte de représailles – elle le savait incapable de lui tenir longtemps rigueur – mais à cause de la puanteur. Trois semaines de claustration forcée... autant dire que ça ne sentait pas l’herbe fraîche. Outre Kuresh, son père, et Elbek, celui de Mirash, la hutte abritait également le vieux Ninkupak et son unique arrière-petite-fille, la promise d’Hamzu. La promiscuité leur tenait chaud, une chaleur vitale en hiver, mais elle générait aussi des frictions malgré l’indiscutable autorité de Parvati.

Leur hutte était relativement spacieuse. La pièce circulaire contenait de la place allongée pour une douzaine de personnes au moins, et une banquette entourait l’espace intérieur. Il y avait aussi un foyer bordé d’un muret de pierres. L’armature était constituée par des défenses de mammouths que son père avait lui-même enfoncées dans des trous de poteaux et calées avec des pierres. Le sol avait été aplani, puis pavé de dallettes et de galets, sur lequel des peaux d’ours, de loups et de renards étaient étalées en guise de litières.

C’est là que Temür dormait parmi les siens quand, cinq jours plus tard, par une nuit sans lune, il se réveilla, l’esprit désorienté et les sens en alerte, immédiatement conscient de quelque chose d’anormal.

« Chut ! » lui intima Hamzu d’une voix pressante.

Le garçon tendit l’oreille et il lui sembla entendre un bruit, un souffle ténu ou un grattement. Un frisson de peur coula le long de son échine. Le vent, se dit-il, c’est le vent. Mais ce n’était pas le vent et il le savait. Sans transition, ils passèrent du sommeil à l’état d’alerte, tous, et, tandis que les secondes s’égrenaient lentement, très lentement, une tension palpable tendit les visages. Pourquoi Abdaï n’a-t-il pas donné l’alerte ?

Puis un grand boum secoua les parois et le cœur de Temür fit un bond démesuré à l’instant où les hommes saisirent leurs sagaies et leurs haches. Des femmes hurlèrent et un nourrisson se mit à pleurer. Elbek souleva le rabat.

Une masse noire se profila à la lueur du feu, puis une autre, et la nuit leur renvoya des dizaines de points rougeoyants et phosphorescents.

Des loups.

Ils se déplaçaient silencieusement, les babines retroussées sur leurs crocs. En sortant derrière son père, Temür vit au premier coup d’œil qu’ils avaient égorgé le veilleur. Le froid avait dû masquer leur odeur et Abdaï s’était laissé surprendre. Il gisait face contre terre, un collier écarlate autour du cou, serrant encore dans son poing le manche d’une hache inutile.

Le garçon saisit dans le feu un brandon enflammé et le lança dans leur direction. Les loups s’écartèrent, mais ils n’avaient guère l’air effrayé. Ils étaient tellement enragés par la faim que même la flamme des torches ne les effrayait plus. Vont être dur à tuer !

Déjà, des silhouettes avançaient, le dépassaient, armées de massues, de sagaies et d’épieux. La vieille louve qui semblait commander rallia la meute d’un cri guttural et les fauves se ruèrent en masse compacte avec un grondement sourd. Des sagaies volèrent dans l’obscurité. Trois loups tombèrent. L’un avait reçu la sagaie dans l’estomac, un autre en pleine gueule. Quant au jeune mâle à la fourrure claire, il tenta d’arracher la pointe fichée dans le gras de l’épaule en poussant des glapissements de douleur, avant de se jeter sur Temür avec un grondement si féroce que ce dernier eut un mouvement de recul. Le temps qu’il jugule sa peur, les dents du fauve claquèrent à quelques doigts de sa gorge. Il n’avait que son couteau d’enfant. Et il ne pouvait attendre aucun secours des hommes, trop occupés à repousser l’assaut des loups qui menaçaient d’entrer dans les habitations et d’atteindre des proies sans défense. Temür agrippa fermement le manche de son couteau. Fou de rage et de douleur, le loup revint à l’attaque, une attaque trop directe pour être efficace. Cette fois Temür s’y attendait et il frappa violemment. Sa lame en silex se planta dans la jugulaire. Emporté par son élan, le loup s’écroula sur le garçon, le renversant sous sa masse, si bien qu’il se retrouva enseveli sous une fourrure rêche, glacée et poisseuse de sang, le nez envahi par une haleine putride.

Poussant et gigotant, il fallut qu’il s’y reprenne à deux fois avant de se dégager. Il poussa alors un hurlement guttural, cherchant des yeux un nouvel ennemi. Il ne marchait plus, il volait. Temür, le tueur de loups. Un sentiment de triomphe monta chez Temür, doux et salé comme le goût du sang.

Il promena son regard en tous sens, essayant d’évaluer la situation. Les loups étaient nombreux mais leur détermination fléchissait. Huit d’entre eux avaient été taillés en pièces sans qu’ils aient progressé d’un pouce ni égorgé une seule victime hormis le malheureux Abdaï. Sentant le vent tourner, Shamash, qui abattait sa massue d’un geste froid et résolu sur tous les crânes qui s’aventuraient à proximité, se mit à rugir. « Merci à toi, Grand Mammouth, pour cette bonne viande qui vient s’empaler sur nos épieux ! »

Bonne, la viande de loup ne l’était pas, encore que par ces temps de pénurie elle ne fût point à dédaigner. Mais, par la magie de cette phrase, le prédateur devenait gibier. Un loup, qui cherchait à se faufiler à l’intérieur d’une tente, fut transpercé par une multitude de lames en silex surgissant derrière les peaux de rennes. Un autre reçut une torche en pleine gueule – il sembla à Temür que Simut l’avait lancée – et, alors que la bête, dégageant une écœurante odeur de poils grillés, tournait sur elle-même avec des couinements affreux, Ankidou l’acheva d’un coup d’épieu dans l’arrière-train.

La louve à la fourrure grise hurla à la mort. C’était un hurlement empreint à la fois de férocité et de tristesse, qui s’éleva jusqu’aux étoiles comme un reproche amer.

Finalement, la meute se retira, laissant sur le terrain la moitié de ses forces vives. La bataille avait duré le temps d’un accouplement. Elle se terminait par une victoire totale. Au matin, quand ils commencèrent à écorcher les loups, Temür vit qu’ils avaient les côtes décharnées, le poil galeux et les gencives saignantes. Les monstres qui avaient surgi de la nuit n’étaient que des bêtes pitoyables décimées par la faim.

 

Le clan du Mammouth au complet, environ trente-cinq personnes, s’entassait à l’intérieur de la grotte. Cela faisait beaucoup de monde mais la grotte aurait pu en contenir deux fois autant. Ayant, en gros, une forme elliptique, elle s’incurvait au fond pour se prolonger en galeries qui s’enfonçaient sous terre. Bien que ses yeux fussent accommodés à la pénombre, Arslan devinait le Trou plus qu’il ne le voyait, un passage enténébré entre les mondes que seuls les chamanes parvenaient à franchir. Arslan n’avait pas encore fait le Voyage. Mais il ne le redoutait pas. Jour après jour le novice apprenait à maîtriser ses visions, à modifier son état de conscience et à voir les Esprits. On disait qu’il avait hérité des dons de sa grand-mère et qu’il serait en tout point son digne successeur.

Au centre de l’ellipse les parois se rejoignaient à trois hauteurs de mammouth en une sorte de dôme. Sous le dôme, tenant une longue canne entaillée d’incisions parallèles, Vaïs Marani était assise sur un billot de bois recouvert d’une peau de panthère, les reins ceints d’une queue de taureau et les épaules d’une fourrure d’ours aux griffes encore attenantes. À chaque mouvement qu’elle faisait oscillaient les lanières de cuir, les pierres et les os accrochés à la peau d’ours. Ses longs cheveux gris étaient parés de perles d’argile et un masque cachait son visage. Le masque était réservé aux situations graves.

Arslan se tenait à droite de sa grand-mère. Un feu chauffait agréablement son dos. Leur ombre, projetée par les flammes, s’allongeait sur le sol aplani par les générations d’êtres humains.

« Le monde a toujours existé mais il change perpétuellement, » commença Vaïs Marani. Le masque déformait sa voix. « De même les hommes ont toujours existé, sous une forme ou sous une autre. Il fut un temps où les hommes et les animaux parlaient une seule et même langue ; il fut un temps où les hommes pouvaient se transformer en animaux. Ce temps reviendra un jour et alors les animaux seront des gens. C’est comme ça à chaque fin-du-monde. »

Arslan connaissait la réalité profonde de l’univers. Tous les hommes la connaissaient. C’était la première chose qu’ils apprenaient dans leur enfance, avant même de savoir marcher. Les enfants écoutaient sagement. Osant à peine respirer, ils ne quittaient pas la chamane des yeux, intimidés par le masque sur lequel dansaient l’ombre et la lumière du feu. Sous leurs habits de fête se devinaient des corps rongés par la faim. Ils sont trop maigres, pensa Arslan, le cœur déchiré.

La chamane se leva et, à l’aide de sa canne, traça sur le sol un grand cercle. Sous les peintures ocre, les visages étaient graves. Le silence était tel qu’on eût entendu une puce tomber. Nul n’aurait osé troubler la concentration de la chamane qui se préparait à entrer en transe. Elle partagea le cercle en quatre parts égales, dans lesquelles elle traça le signe des quatre éléments – l’eau, le feu, l’air et la terre. Ceci étant fait, elle psalmodia des paroles incompréhensibles, mais pas pour Arslan, puis elle jeta dans le feu des os qui ne tardèrent pas à éclater sous la chaleur. Elle retira les os et les jeta en vrac dans le cercle, sans cesser de réciter les mêmes formules, la voix rauque, les yeux fermés, le corps agité de mouvements spasmodiques. Vaïs Marani poussa alors un long mugissement et tapa du pied.

La petite Bîyani se cacha timidement derrière sa mère. Les yeux écarquillés, Istemo, calé entre les jambes de Bulgrar, fixait la chamane comme s’il ne l’avait jamais vu. Arslan contempla sa grand-mère. Aussi vieille et fragile qu’elle semblait, dès qu’elle se livrait au rituel, on aurait dit que son corps gagnait en puissance. Non seulement son ombre épaississait, mais une vague de flammèches glissait sur la peau d’ours comme un coucher de soleil. Derrière les trous du masque ses yeux étincelaient, étranges et envoûtants. Un lion des cavernes aurait reculé en geignant.

Le temps fut suspendu. Trente-cinq personnes retinrent leur souffle. Sous leurs yeux, la chamane quitta son enveloppe charnelle, pour entamer le voyage cosmique qui la transportait le long de l’axe du monde jusqu’au cœur de l’univers. Voyage ô combien périlleux, car la multitude d’Esprits invisibles qui peuplent les sept étages de l’univers ne sont pas tous bienveillants. Mais Vaïs Marani pouvait maintenant voler comme l’aigle, courir comme l’aurochs, bondir comme la panthère, ramper comme le serpent, et obliger les Esprits à répondre à ses questions.

Quand elle rouvrit les yeux, chacun put voir que les Esprits parlaient par sa bouche.

« Les mammouths s’en vont, les Faces-Plates arrivent, le monde change. Pour vous, les hommes du clan du Mammouth, il n’y aura bientôt plus d’air à respirer ni de viande à manger dans ce pays. »

La stupeur s’abattit sur le clan. De total qu’il était, le silence devint minéral. Les Esprits sont malades, pensa Arslan l’espace d’une seconde vertigineuse. Très malades. Les genoux tremblants, il regardait dans le vide, incapable de bouger. Bîyani éclata en sanglots. Bilge fit taire sa fille d’un « chut ! » féroce ; les pleurs s’éteignirent. Seul subsista un faible geignement que ne troublait même pas le bruit des respirations.

Épuisée par la transe, Vaïs Marani tremblait comme si elle était prise de convulsions. Elle pouvait à peine tenir debout et sa tête roulait, comme si le masque d’écorce était trop lourd pour les muscles de son cou. Arslan aida sa grand-mère – oh, qu’elle semblait fragile à présent, guère plus grande qu’une enfant – à s’asseoir sur la peau de panthère. Il savait qu’elle mettrait plusieurs heures à recouvrer une partie de ses forces.

« Les Esprits cherchent peut-être à nous tromper », dit Shamash avec une certaine hésitation dans la voix.

La chamane était prostrée sur le billot de bois. Rien n’indiquait qu’elle eût seulement entendu le chef. Arslan prit un ton rassurant. « Vaïs Marani est un puissant chamane. Nous ferons les cérémonies comme elles doivent être faites. Alors l’équilibre sera rétabli. Le printemps reviendra et le Mammouth nous protégera de nos ennemis. »