III
La saison du sommeil

 

« Les fosses de stockage sont presque vides, déclara Shamash. Il faut diminuer les parts. »

Beaucoup de jours avaient passé et l’hiver ne faiblissait pas. Les hommes tenaient conseil sous le porche de la caverne. Un maigre feu alimenté par des os carbonisés éclairait chichement les visages anxieux.

Ankidou leva la main. « Les rations sont déjà trop petites. Si tu les réduis encore, les enfants vont mourir. »

Hamzu savait qu’il s’inquiétait pour sa fille, Bîyani. Elle était à cet âge tendre où les privations sont fatales.

« Tu crois que je le sais pas ? gronda Shamash d’une voix dure.

— Alors ne le fais pas, au nom de la Terre Mère ! Quel avenir pour le clan si les enfants meurent ?

— Je n’ai pas d’autre choix, martela Shamash avec férocité. Et peut-être que les enfants mangeraient mieux si tu avais ramené du gibier. »

Le frêle tailleur de pierre blêmit. Shamash est injuste, pensa Hamzu. Le chef avait envoyé des chasseurs chercher de la nourriture et en une demi-lune ils n’avaient rien trouvé, pas même un lièvre ou une musaraigne. Ils avaient fait plusieurs sorties, arpentant les plateaux glacés autour du campement en dépit du froid qui leur gelait les moelles. Ankidou avait dirigé la dernière expédition. Elle n’avait pas plus réussi que les précédentes.

« Nous avons fait notre possible, intervint doucement Kuresh.

— Sûr qu’on serait mort pour rien à rester dehors, appuya Gohryesh. Un froid pareil vous tue un homme vite fait bien fait et je suis pas né du dernier hiver. »

Shamash regarda le frère de Lagamar sous ses paupières tombantes. « Ni moi. 

— Les réserves dureront combien de temps ? demanda Elbek.

— En gros, une lune. »

S’ensuivit un silence si pesant qu’Hamzu entendit le bruit de sa propre respiration. Il contempla le rougeoiement des braises dans la nuit froide, accablé. Une lune ne suffirait pas, loin s’en fallait. Hamzu se doutait bien de leur situation, mais se l’entendre confirmer à haute voix le choquait quand même. Il se rappela les paroles de la chamane. Pour vous, les hommes du clan du Mammouth, il n’y aura bientôt plus d’air à respirer ni de viande à manger dans ce pays. Les Esprits annonçaient-ils l’ère des glaces ? Fallait-il se préparer à vivre une nouvelle fin-du-monde ? Mais les Esprits ne disent pas toujours la vérité. Ou parfois les hommes ne comprennent pas leur message.

« Une lune, ce n’est pas assez, constata finalement Elbek d’une voix morne.

— Si, affirma Shamash. Nous tiendrons jusqu’au printemps. »

Batik se leva. « Je suis vieux. J’ai fait mon temps. Qu’on donne mes rations aux femmes et aux enfants.

— Non ! » cria Bulgrar en se tournant vers son père. Bien qu’il fût encore corpulent, sa graisse avait fondu et ses muscles ressortaient dans sa chair flasque.

Le vieil homme sourit avec douceur. « Le moment est venu de rencontrer mes ancêtres. Je n’aurais plus besoin de grelotter comme vous autres ! Je vais me reposer.

— Non ! cria encore Bulgrar, mais dans sa voix perçait une résignation sous-jacente.

— C’est quoi le plaisir de devenir vieux, maigre et flasque ? » Dans les yeux chassieux du vieux joueur de flûte dansait une espèce d’humour féroce. « Regarde-toi, fils. Tu vas finir par me ressembler à force de perdre du poids. »

Hamzu jeta un coup d’œil à Bulgrar. La plaisanterie ne l’amusait pas. Ou peut-être ne l’avait-il pas comprise. Le gros Bulgrar – qui n’était plus si gros – n’était pas réputé pour sa vivacité d’esprit. Mais il se battait bien et c’était un agréable compagnon de chasse. Hamzu l’aimait bien.

Vaïs Marani réclama la parole. « Tu n’as pas besoin de faire cela, Batik. L’avenir du clan dépend des enfants, c’est vrai, mais sa mémoire vient des anciens. Un peuple sans mémoire n’a pas d’avenir.

— C’est mon choix, répondit simplement le vieil homme.

— Alors qu’il en soit ainsi. Je ne t’en empêcherai pas car l’heure de sa propre mort regarde chaque homme. »

Quand le conseil s’acheva, Hamzu avait le cœur lourd. Il savait que des gens allaient mourir. Certains survivraient, naturellement, mais que valait un clan amputé de ses forces ?

 

Temür somnolait par à-coups. Emmitouflé sous une triple couche de fourrure, il reposait sur sa litière de peaux, incommodé par ses crampes d’estomac.

Dehors soufflaient des vents violents qui balayaient le sol gelé en soulevant par rafales des nuages de glace poussiéreuse. Tombant du ciel bleu, la lumière du soleil se réverbérait sur le blanc fantomatique pour brûler les yeux. Les vents du nord apportaient un air très froid et très sec, capable d’engourdir un homme le temps d’un coït de renne. Mais à l’intérieur il faisait presque chaud. Les parois colmatées d’argile et recouvertes de peaux de renne empêchaient l’air froid de rentrer et du foyer central rayonnait une chaleur diffuse. Sauf que rien n’y cuisait, hélas.

Temür avait faim. Vraiment faim. La nourriture, il n’y a rien de plus important. De jour comme de nuit, impossible de penser à autre chose, impossible d’ignorer cette douleur obsédante, lancinante, qui lui grignotait le ventre de l’intérieur, qui le détruisait à petit feu.

Dans la hutte familiale, tous étaient allongés sous les peaux, immobiles, afin d’économiser leurs forces. Hamzu tenait Rasha dans ses bras. Elle se blottissait contre lui avec tant de confiance que Temür se sentait indiscret quand d’aventure son regard vagabondait dans leur direction. Le vieux Ninkupak ronflotait près du feu. Kuresh poussait des grognements dans son sommeil et il ne se réveilla même pas quand Parvati lui secoua l’épaule.

« Quoi ? marmotta Elbek d’une voix pâteuse en se redressant sur son lit.

— Batik vient de mourir. »

Se redressant tout à fait, Elbek fourragea dans sa chevelure fauve. « Merde ! »

Temür songea que plus personne ne jouerait de la flûte et il se sentit triste. Certains jeunes désiraient acquérir le talent du vieil homme. Ils l’avaient observé, imité... et avaient renoncé.

« Le fils de Gohryesh est mort hier matin », ajouta Parvati après un moment de réflexion. Elle avait tant maigri que ses vêtements flottaient sur l’ombre de ses chairs abondantes et que ses seins pendouillaient comme des intestins vides.

« Hmm », grogna Elbek.

À vrai dire, Qasar n’était pas une grande perte car le garçon était infirme de naissance. Avec son bras atrophié et le souffle laborieux de sa poitrine, il n’aurait jamais fait un bon chasseur. Pendant ces cinq mois d’hiver, trois enfants étaient morts et un nombre équivalent ne tarderait pas à succomber tant ils étaient mal en point. Temür ne parvenait pas à se souvenir de leur visage. Ils reposaient dans des fosses en contrebas, sans même un lit de fleurs pour égayer leur séjour au pays des ombres.

Le garçon ne voulait pas mourir ainsi. Il ne voulait pas croire que sa vie allait finir avant d’avoir commencé. Pourtant des enfants étaient morts. Hier encore ils respiraient, hier encore le sang pulsait dans leurs veines, et aujourd’hui leur corps gelait sous la neige tandis que leurs âmes voyageaient dans l’au-delà. C’était un endroit sombre, et noir, et effrayant, où sûrement personne ne riait ; où on ne sentait rien. Sinon, pourquoi se cramponner à la vie quand il était tellement simple de s’allonger et de s’assoupir dans un profond sommeil ?

Kuresh remua, ouvrit les yeux et murmura dans un souffle. « Les morts ne nous concernent pas. »

Près du foyer s’éleva la voix de Ninkupak. « La petite m’inquiète. Elle s’affaiblit trop.

— Elle vivra, dit Parvati d’une voix féroce, une voix habituée à plier les évènements à son gré. Je le sais. »

Temür aurait bien voulu croire sa mère. Mais quand il regardait le visage émacié de Mirash, ça lui serrait le cœur. Ses traits, habituellement rieurs, étaient flasques, inertes, et il y avait dans ses yeux une résignation alarmante. Son petit ventre ballonnait au-dessus de ses jambes filiformes et noueuses comme des brindilles. Quand elle parlait, ce qui arrivait de plus en plus rarement, le son qui sortait de sa gorge ressemblait à un écho lointain.

Non, se révolta Temür, pas Mirash ! Il lui fallait de la viande. De la bonne viande, rouge, riche. Il était en train de ruminer de la sorte, tremblant de rage impuissante, quand une idée lui traversa la tête, idée qu’il repoussa d’abord tant elle lui parut choquante. Mais c’était le seul moyen de sauver sa petite sœurcondition de désobéir à la loi, ce qui lui vaudrait la malédiction du clan et l’exil si le garçon se faisait prendre, perspective qui ne parvint pas à l’ébranler. Une seule pensée tournoyait dans son esprit : Elle ne doit pas mourir !

« Celui qui mange la chair de son propre clan procède de la bête et non de l’homme. » Telle était la loi immuable du clan et il s’apprêtait à la violer. Il avait tort sans doute – car comment avoir raison contre tout le monde ? – mais il s’en fichait : c’était leur loi, pas la sienne.

Cette nuit-là, Temür se leva subrepticement tandis que les siens dormaient d’un sommeil sans rêve, et il sortit à pas feutrés, la main crispée sur une grande côte de renne qui servait à creuser les trous de poteaux. Le froid le gifla. Un instant il se tint immobile, haletant, saisi par le souffle puissant, rude et impitoyable qui plaquait ses fourrures contre sa peau glacée, dans un grondement assourdissant. Là-dessus, un martèlement effréné. Puis il se rendit compte que le martèlement provenait de son propre sang qui pulsait furieusement dans ses veines.

Il descendit vers la tombe du bébé. Le sol était tellement gelé qu’on s’était contenté de l’ensevelir sous une couche de neige, paré d’une modeste pendeloque, après une cérémonie expéditive. Kha-pa l’avait à peine pleuré. Il est vrai que les nourrissons, déjà si fragiles en temps ordinaire, survivaient rarement à un mauvais hiver, de sorte que les mères préféraient ne pas s’y attacher.

La nuit était assez claire pour qu’on n’eût pas véritablement besoin d’une torche, mais Temür avait affreusement peur de se tromper de sépulture. L’idée de tomber sur un cadavre en putréfaction lui révulsait les tripes. En arrivant près des fosses, il scruta longuement le sol, avant de distinguer le bon emplacement, là où la neige était encore meuble. Il se mit à creuser. Temür se félicita d’avoir emporté la côte de renne pour dégager la neige car ainsi le travail avançait deux fois plus vite, sans compter que le froid lui eût gelé les mains. Il y eut néanmoins quelques minutes d’incertitude assez pénibles durant tout le temps où il déblayait la tombe, jusqu’au moment où il put sentir l’os riper sur une texture différente.

Il poussa un soupir de soulagement en dégageant le petit corps. Même à la faible clarté des étoiles qui surplombaient la nuit, il vit aussitôt que c’était le bon. Le bébé gisait, les genoux repliés sous le menton. Temür sortit le cadavre et combla la fosse. Puis il s’éloigna en comptant soigneusement ses pas pour ne penser à rien d’autre, surtout pas à ce qu’il était en train de faire. Une fois parvenu à une distance qu’il jugeait prudente, il alluma un feu et il fit rôtir le bébé. En humant l’odeur de la viande cuite, la salive se mit à couler sur son menton. Une douleur intolérable lui déchira soudain l’estomac. Son organisme réagissait avec d’autant plus de violence qu’il n’avait rien avalé depuis trois jours, sauf un morceau de cuir bouilli. Mais c’était un homme. Cette viande, il n’y toucherait pas.

Après avoir découpé de minces lanières avec son couteau, il planqua le reste dans un trou. Il revint vers la hutte, referma le rabat et s’assit doucement à côté de Mirash, le cœur battant. Il souleva sa tête avec précaution et il enfourna une minuscule bouchée entre ses lèvres. Quelqu’un se retourna sur sa couche.

« Tu fais quoi, mon garçon ? grommela Kuresh d’une voix ensommeillée.

— Rien. Je m’occupe de ma sœur, voilà tout. »

Le lendemain, Mirash avait retrouvé quelques couleurs. Les Esprits n’avaient pas puni Temür, le Père de tous les mammouths, leur ancêtre à tous, ne l’avait pas foudroyé. Et si les Esprits l’approuvaient, de quel droit les hommes le condamneraient-ils ? Ainsi conforté, il renouvela son stratagème la nuit suivante et Mirash reprit quelques forces tandis que d’autres continuaient à dépérir.

La veillée funèbre de Batik rassembla l’ensemble du clan malgré les circonstances. Le vieux joueur de flûte fut enseveli sur le dos, comme c’était la coutume, la tête tournée vers l’est, les jambes à demi repliées, le bras gauche tendu, le droit replié de sorte que sa main reposait près de sa tête. Sur sa poitrine saupoudrée d’ocre rouge on posa la flûte en os d’oiseau. Si de nombreux outils de silex furent disposés autour de son corps, on ne put, hélas, déposer la moindre nourriture et Batik partit l’estomac vide vers sa nouvelle existence.

Mirash allait mieux. Temür ne savait pas ce que pensaient les autres mais à aucun moment, il en était certain, sa mère n’avait été dupe.

« Tu es un bon frère pour Mirash », lui dit-elle le lendemain de la veillée.

Sans trop réfléchir, il répondit franchement. « J’ai violé la loi.

Il tenait à ce qu’elle sache la vérité. Sans doute avait-il besoin de partager avec sa mère un secret trop lourd pour ses épaules. Mère, avais-je bien fait ?

Dans les yeux de Parvati, les pépites vertes se mirent à briller.

« Il faut parfois désobéir à la loi pour mieux lui obéir. »

 

L’aube se leva, froide et claire, et il y avait dans l’air une certaine fragance qui réveilla Hamzu. Il se leva, revêtit une épaisse pelisse et souleva le rabat de la hutte. Il faisait, dehors, un froid à fendre les pierres, un froid qui le gifla aussitôt sorti. Hamzu rabattit sa capuche et fit quelques pas en regardant le sol. La glace suintait. Ce n’était encore qu’une infime pellicule translucide, à peine une promesse. Mais indéniablement la glace suintait.

Le dégel !

Hamzu était certain de ne pas se tromper. Tous ses sens lui disaient que la longue nuit d’hiver était sur le point de s’achever. Enfin ! Même pour un peuple habitué aux rigueurs des longs hivers, celui-là n’avait pas été facile. Beaucoup de familles avaient perdu un enfant. Seule la famille d’Hamzu ne déplorait aucun mort.

Une silhouette trapue sortit de la hutte du chef et s’accroupit pour toucher la glace. Shamash se redressa et s’étira. Ses épaisses fourrures le faisaient paraître encore plus large qu’il n’était mais après des mois de privation son visage s’était creusé.

« Le printemps arrive, dit Shamash en s’approchant du jeune chasseur.

— Oui », répondit Hamzu.

Ils restèrent un moment silencieux. Ils regardaient la Vallée du Renne qui s’enfuyait en contrebas, blanche et nue, au milieu de laquelle s’étalait le fleuve. Ses eaux roulaient lentement sous la glace.

« C’est bien, reprit Shamash.

— Oui, c’est bien. »

Puis Hamzu rentra sans un bruit et se recoucha près de Rasha.