Dès l’aube, alors qu’ils se mettaient en route vers le pays des silex, le soleil pointa au-dessus de la colline des « Cinq-doigts » et la lumière déferla sur la Vallée du Renne. Le vent ne s’était pas encore levé et la journée s’annonçait chaude en ce milieu d’été.
L’expédition comprenait six chasseurs et deux garçons que Shamash avait jugés d’âge à prendre de l’expérience. Flanqué d’Ankidou et de Nasr au centre de la file, Temür contenait à grand-peine son excitation. Il avait toujours rêvé de connaître des contrées lointaines, de s’échapper du cadre étroit de leur territoire, quoiqu’il ne fût pas si petit puisqu’il fallait deux jours de marche dans chaque direction pour en atteindre les limites. Même Simut lui semblait moins revêche. Une fois sorti du campement, le fils de Shamash cessa de fanfaronner et Temür eut l’impression de retrouver son camarade d’enfance.
Ils marchèrent vers l’est tout le jour et dressèrent un bivouac à la nuit tombée. Après un repas frugal, ils s’allongèrent autour du feu en écoutant le silence de la nuit, que seuls troublaient parfois les ricanements d’une hyène trop proche ou les ululements d’un grand-duc en chasse. Dayan prit la première veille, Hamzu la deuxième ; quant à Temür il dormait d’un sommeil si profond que son père dut le secouer pour qu’il prenne son tour de garde.
L’étape suivante les mena à la passe de « l’homme-aux-doigts-tranchés », une trouée ocre qui sépare deux chaînes de collines. Il y eut jadis, à ce que racontait le vieux Ninkupak, une bataille féroce à cet endroit. Les Hommes y affrontèrent des monstres à demi humains qu’ils tuèrent jusqu’au dernier. Cela se passait en des temps lointains, avant la dernière fin-du-monde.
Au-delà de la passe commençait le territoire du clan du Bison. De-ci de-là, à même les pierres, se discernaient des signes peints à l’ocre, faisant office de bornes pour délimiter leurs terrains de chasse. Plus loin, Temür retrouva le même cercle barré d’un trait à la paroi d’un abri sous roche. L’endroit semblait pourtant désert et il s’en étonna à voix haute. « Où sont les guetteurs ?
— Ils nous ont déjà repérés, répliqua son père en balayant d’un geste nonchalant les collines qui les encerclaient. T’as pas entendu le cri du busard ? »
Sous sa tignasse filasse, striée de gris, la trogne de Bulgrar, recuite par le soleil, se fendit d’un sourire goguenard. « Faut te déboucher les esgourdes, petit. »
Le lendemain, ils atteignirent le sommet d’un vaste cratère au bord duquel s’accrochait un abri en forme de trapèze appuyé contre la paroi. Le guetteur leur fit un signe de la main. Devant le campement, un groupe d’hommes, qui levèrent les yeux en les regardant passer, chauffait de l’ocre rouge pour la teinture des peaux. Ce fut à leur chef que Kuresh s’adressa.
« Paix et prospérité au clan du Bison. Salut à toi, Börte. Puisse ta sagaie voler droit et ton bras ne jamais faiblir. »
L’homme qui répondit était sec et noueux comme un sarment de vigne, tout en muscles saillants, avec de nombreuses cicatrices sur les avant-bras. Börte, le beau-frère de Temür. Debout, il dépassait presque Kuresh d’une demi-tête et Kuresh n’était pas petit. Les coins de sa bouche se relevèrent, découvrant un trou noir entre ses canines de loup.
« Paix et prospérité au clan du Mammouth. Salut à toi, Kuresh. Puisse les Esprits favoriser ta chasse et te donner de nombreux fils.
— Le clan du Bison nous accordera-t-il l’hospitalité ? »
A leur intention, la viande cuisait déjà sur les pierres brûlantes. Ils avaient prévu de rester un jour avec les gens du clan du Bison pour se reposer, échanger des nouvelles, renforcer les liens de bon voisinage. La sœur de Temür quitta le feu pour les embrasser. Trapue et solidement charpentée comme leur mère, Esen marchait lourdement à cause de sa grossesse.
« Cher frère, dit-elle en l’étreignant. J’ai quitté un enfant et je vois un homme. »
Il se rengorgea sous le compliment. Avoir onze ans, une promesse de barbe, et voyager pour la première fois : il n’avait plus qu’à tendre la main pour toucher les étoiles. Esen se tourna vers leur père. « Bienvenu à toi, père. Dis-moi, comment va ma mère ?
— Énergiquement, comme toujours, sourit Kuresh. Parvati t’adresse toute son affection et mille recommandations que j’ai oubliées en route. Ha, et aussi ce petit cadeau. »
La mince lamelle de quartz translucide, travaillée pelure après pelure, ressemblait davantage à un objet d’art qu’à un outil pour la découpe des peaux. La physionomie d’Esen trahit sa joie quand elle reçut le burin. « Quelle beauté ! Jamais je n’ai vu son pareil. »
Temür observait tout avec la curiosité de son âge. Les femmes et les enfants les dévisageaient avec une égale curiosité. Ils n’étaient pas nombreux, les gens du Bison, pas plus d’une vingtaine, et il n’y avait aucun enfant de moins de trois ans, pas plus que de vieillard. Ils portaient des peaux grossièrement taillées, mal cousues, mais agréablement colorées d’ocre et de noir. Ils lui semblèrent assez pauvres. Les seules parures qu’ils arboraient étaient des dents de renards, de loups et de rennes, aménagées en pendeloques par une rainure ou un trou permettant de glisser un lacet pour les porter en sautoir.
Après les politesses d’usage, qu’il n’était pas question d’écourter, ils s’assirent le temps d’un repas offert par leurs hôtes. Il y avait de la viande de cheval avec de la panse fourrée aux herbes. Ça n’avait pas le même goût que leur cuisine mais c’était quand même très bon, surtout après quatre jours de viande sèche. Quand ils eurent englouti ce festin à grands coups de dent, le père de Temür, s’étant essuyé la bouche d’un revers de main, lâcha un rot retentissant, aussitôt suivi d’un second, tout aussi retentissant, et pour n’être pas en reste de politesse, les autres en firent autant. Börte parut satisfait. Il n’eut pas besoin de poser ses questions pour que Kuresh commençât à y répondre.
« Nous pleurons nos morts : la faim a tué quatre nourrissons et un garçon estropié et un vieux sage. L’hiver a été très dur. »
Leur hôte se rembrunit. « L’hiver est venu et il reviendra. »
Plusieurs personnes hochèrent la tête d’un air entendu. À en juger par le nombre de survivants, les pertes du clan du bison avaient été cruelles. On discuta un assez long moment sur ce thème, chacun y allant de son commentaire auquel se mêlaient les souvenirs concernant les hivers précédents. Il en ressortit que jamais l’hiver n’avait été aussi terrible et qu’il était vain de s’opposer à la volonté des dieux.
Le sujet étant épuisé, Kuresh entreprit de narrer les événements marquants de l’année.
« Des gens sont entrés sur notre territoire l’été dernier. Ils étaient misérables, ces gens, une harde de mal nourris, maigres et certains étaient blessés. Une proie facile pour nos épieux. Le clan a fait bombance de leur chair et adopté la fillette. »
Simut, abrité derrière le dos d’Ankidou, fit coulisser son index entre son poing fermé en regardant Temür d’un air narquois. Avec son plus beau sourire, ce dernier répondit, le majeur dressé, d’un geste signifiant Va te faire enculer dans toutes les langues.
« Un chasseur doit tuer les voleurs de terre pour protéger sa famille, approuva Börte d’une voix dépourvue d’inflexion.
— Hum, hum, dit Kuresh en suçotant un débris coincé entre ses dents. Des fois j’y pense, et je trouve ça étrange. (Il fit une pause.) Pourquoi envahir nos terres ? Ils ont vu les marques du clan du Mammouth, impossible de ne pas les voir, et ils sont allés droit à la mort.
— Les Esprits aveuglent ceux qu’ils veulent perdre. Ou alors, ils fuyaient quelque chose de plus terrible que la mort. »
Kuresh frémit. « Il y a cette pointe en bois de renne. Je l’ai moi-même enlevée de la poitrine d’un mort ; les clans que je connais ne fabriquent pas cette arme. »
Börte poussa un profond soupir en levant les yeux au ciel, mais Temür n’aurait su dire si c’était pour invoquer les Esprits des airs ou suivre le vol d’un busard.
« J’ai entendu d’étranges rumeurs.
— Oui ?
— Des gens d’une race féroce. Autrefois, il était rare de les rencontrer, mais ils arrivent, dit le murmure du vent, nombreux comme les brins d’herbes de la prairie. Ils tuent les hommes comme des hyènes et abandonnent les cadavres aux charognards sans même leur accorder la sépulture de leur estomac. (Un frisson horrifié se propagea dans l’assistance.) Ils ont des armes qui donnent la mort de loin et contre lesquelles un homme ordinaire ne peut pas lutter. On dit aussi qu’ils ont la face plate, un nez minuscule et un front monstrueux. Est-ce qu’ils sont des Esprits du mal ou des monstres à demi humains ? Qui le sait ? Mais ils ne sont pas comme nous, c’est certain. »
À mesure que Börte parlait, sa voix devenait sinistre, ses gestes nerveux et un rictus découvrait ses canines.
« Tu crois ces histoires, toi ?
— Qui connaît la vérité, mon ami ? Les Esprits ont leurs humeurs et l’homme ne peut les plier à sa volonté. » Sentant que ses propos effrayaient tout le monde, il se hâta de sourire et, tout en caressant ostensiblement la hanche de sa compagne Esen, il ajouta. « Mais la Vie nous donne aussi beaucoup de bonnes choses. »
Après quoi, le silence s’installa. Plus personne n’avait le cœur à rire, chacun ayant en tête les mêmes images accablantes. Les mauvais présages s’accumulent, pensa Temür. D’abord la prédiction de la chamane, et maintenant ça... Un hasard ? Non, non. Il y avait un dessein là-dessous, un plan méticuleusement ourdi, qui avait un sens pour celui qui saurait le déchiffrer. Se pouvait-il que les Esprits des Ancêtres cherchent à les mettre en garde ? Contre qui ? Ou contre quoi ?
Temür y songea toute la nuit, puis la journée du lendemain, et une partie de la nuit suivante. Il aurait bien aimé interroger son père, peut-être pour qu’il le rassure, mais il n’osait pas aborder la question devant les autres, parce que certains mots ont trop de pouvoir.
Les hommes marchaient en silence quand ils reprirent la route. Ils traversèrent une vaste étendue de végétation arbustive où les genévriers et les chardons abondaient avec, ici et là, quelques rares bosquets d’aulnes, de bouleaux et de pins, dont les branches avaient été cassées par les chutes de neige massives de l’hiver. Au-delà de cette plaine, le sol s’élevait en épaulements successifs jusqu’à une muraille rocheuse qui barrait l’horizon.
« Nous y serons avant la chute du soleil », assura Ankidou.
Ils pressèrent le pas. Trois heures plus tard, ils firent halte au cœur de la carrière. Vue de près, elle s’avérait haute d’une centaine de pieds, les parois à moitié éboulées et dénudées comme une main, le sol jonché d’éclats de silex. Depuis très longtemps, expliqua Ankidou, les hommes venaient ramasser le précieux silex et c’étaient eux qui, au fil du temps, avaient modifié l’aspect primitif du gisement en trouant la paroi de saignées artificielles.
Soulagés d’être arrivés à destination sans encombre, ils s’accordèrent un répit avant de dresser le bivouac. Comme ils avaient rencontré un lièvre et un chevreuil sur leur route, ils purent améliorer l’ordinaire de viande rôtie agrémentée de genièvres et de jeunes pousses de pissenlit. Après ce repas, l’humeur était au beau fixe.
C’est une bonne vie, se dit Temür en contemplant la lune montante entourée d’un halo cuivré et la gaze effilochée des ténèbres transpercées de points scintillants. Nous sommes des hommes. Nous avons des armes, des peaux pour couvrir nos épaules, un feu pour cuire la viande et des amis avec qui chasser. Et quand un homme se trouve en pays découvert avec ses amis à ses côtés, il n’a pas peur. Que peut demander d’autre un homme à la vie ?
Le soleil tapait dur en cette matinée du mois des fruits. Le campement était presque assoupi.
Torse nu, portant seulement un cuir usé autour des hanches, Chen-pa raclait une peau de renne à l’ombre de la hutte.
« Hé, hé, » fit la vieille Abbi en soulevant le rabat.
Chen-pa fit une pause et regarda la vieille s’asseoir sur un tronc d’arbre. Elle aimait bien Abbi mais elle aurait voulu un peu de tranquillité. Entre Kara et Abbi, il y en avait toujours pour s’amener et gaspiller sa salive. Chen-pa se remit à quatre pattes et appuya sur le grattoir avec vigueur. Elle ne tarda pas à transpirer tandis que le silex aux arêtes coupantes allait et venait, sans relâche, enlevant les fragments de chair graisseuse coagulés sur le cuir. En contrebas, les eaux du fleuve clapotaient.
« Tu t’y prends bien, complimenta Abbi. Et t’es rudement musclée pour une fille de ton âge. »
Musclée. On ne lui disait jamais qu’elle était jolie. Bébé, ni son père ni sa mère ne s’était extasié sur sa grâce de petite fille. Elle ne s’appelait pas Chen-pa en ce temps-là, mais Slovani, ce qui signifiait dans sa langue « Qui a des yeux de génisse », et elle avait en effet de grands yeux ambrés, seule beauté d’un visage aux traits épais. Chen-pa n’en concevait aucune amertume. Un corps robuste et des mains habiles, voilà ce qu’elle apporterait à son futur époux.
« Tu vas faire quoi de cette belle peau ?
— Une tunique », répliqua brièvement Chen-pa.
Abbi hocha la tête. Puis elle contempla au loin les pentes boisées de Mère Tortue, d’où était né le clan du Mammouth. De cette colline partaient, comme des doigts, cinq autres collines qui descendaient vers le fleuve. Au-dessus flottaient trois petits nuages blancs dans un immense ciel bleu.
« Ça fait plaisir de chauffer ses vieux os au soleil. »
Chen-pa se concentrait sur son ouvrage. La peau de renne étirée sur le sol commençait à devenir lisse. Encore quelques coups de grattoir et elle serait prête pour le tannage.
Des cris d’enfants montèrent des abords de la rivière. Bumin, le fils d’Ankidou et de Bilge, dévalait le sentier en courant, son ami Istemo accroché aux talons. Derrière eux, Bîyani pompait sur ses petites jambes pour les rattraper. La vieille suivit le regard de Chen-pa. « Ils sont pas très gentils avec toi, hein ? »
Chen-pa se rembrunit. Elle ne voulait pas en parler.
« Hé, grand-mère, t’inquiètes pas pour moi.
— Et tu veux que je m’inquiète pour qui ? Mon fils est mort, et elle, ben elle est pas fichue de garder un gosse en vie. »
Elle, c’était Kara. Il semblait injuste de lui reprocher un malheur dont elle était la première victime, mais personne n’avait dit que la vie était juste. Chen-pa était bien placée pour le savoir.
Son premier clan, elle s’en souvenait. Elle était heureuse alors. Son père, son vrai père, était un géant barbu qui la faisait tournoyer en l’air, de plus en plus haut, tandis qu’elle poussait des hurlements de joie. Un jour, les Autres vinrent. Son clan les combattit. Mais les hommes à la face plate étaient nombreux et leurs armes terribles. Ils perdirent beaucoup d’hommes, de femmes et d’enfants et furent obligés de fuir dans les collines. Ils coururent, ils se cachèrent, ils coururent encore, de plus en plus loin. Et toujours il y avait des Faces-Plates sur leurs talons. Des gens mouraient tous les jours, si bien qu’il ne resta plus que cinq hommes, deux femmes et Slovani. Deux mois après l’attaque, ils entrèrent sur le territoire du clan du Mammouth. Ce n’était pas prudent mais ils préféraient mourir en hommes libres plutôt que d’être exterminés par une race de démons. Quand les chasseurs du Mammouth les achevèrent, Slovani s’attendait à finir comme les autres. Elle était dans un tel état d’épuisement et de désespoir que la perspective de mourir la laissait totalement indifférente.
Les gens du Mammouth l’avaient adoptée. Elle ne leur en voulait pas d’avoir mangé les siens ; c’était dans l’ordre des choses. Mais les regards méfiants, les petites vexations, les conversations qui tarissaient au moment précis où Chen-pa arrivait, cela elle n’en pouvait plus. Quand cesserait-elle d’être l’étrangère ?
La fillette se redressa en étirant ses muscles endoloris. Elle cambra les reins, secoua la tête et se retourna vers Abbi. « T’inquiète pas, répéta Chen-pa. J’ai l’intention de vivre très vieille. Aussi vieille que toi, grand-mère.
— J’en ai enterré, des gens, ronchonna Abbi avec un petit sourire. L’âge de ta mort, on en reparlera quand je serais dans le monde invisible. »
On voyait qu’Abbi avait été très musclée ; ses bras et ses jambes, brunis et décharnés, paraissaient aussi durs que des branches de chênes. Ses trois époux successifs avaient rejoint les esprits depuis longtemps et de sa descendance ne restait qu’une petite-fille, Boroméa, l’épouse du chef.
De la hutte voisine, un peu plus loin, sortirent deux femmes. L’une était Parvati et l’autre Rasha, l’arrière-petite-fille du vieux Ninkupak. Bien que plus petite, Parvati éclipsait la jeune fille de sa carrure. Elle avait de larges épaules et un cou musculeux, plus une façon bien à elle d’occuper l’espace. Chen-pa envia son assurance.
« Il va pleuvoir demain », dit Parvati en clignant des yeux pour se protéger du soleil.
Rasha arqua les sourcils. « Ah ? Bon.
— Regarde les nuages. Ces nuages aiment la pluie. (Elle fit un petit signe de la tête pour saluer la vieille Abbi.) T’en dis quoi, grand-mère ?
— Mes os te donnent raison, Parvati. Peut-être même qu’on aura un vrai orage.
— Peut-être. »
Le raclage était terminé. Chen-pa rentra dans la hutte et prit un bloc d’ocre. Quand elle ressortit, elle vit que Boroméa s’était mêlée au groupe. Chen-pa se remit à quatre pattes pour frotter le cuir. L’ocre ne servait pas seulement à colorer les peaux. Il avait aussi l’étonnante faculté, très précieuse pour les hommes, de les sécher et d’empêcher la putréfaction. Et il tenait la vermine à distance.
« Des nouvelles de l’expédition ? »
Boroméa secoua négativement la tête. « Gohryesh n’a pas envoyé le signal. »
Gohryesh, le frère de Lagamar, surveillait l’accès au campement d’été depuis une hauteur qui donnait une vue d’ensemble sur toute la vallée du Renne. Il devait encore y passer une nuit avant qu’on vienne le relever.
« Mais ils devraient revenir d’ici deux jours, non ? dit Rasha en regardant le fleuve.
— Tu voudrais bien qu’Hamzu soit là, hein ? » Abbi se gratta les cuisses à travers le cuir rouge violacé de sa tunique défraîchie. « Vé, je te comprends. Les nuits d’été sont longues quand on dort sans un homme vigoureux à proximité. »
Rasha se cacha la bouche en pouffant. Tout en travaillant à l’ombre de la hutte, Chen-pa écoutait le bavardage des femmes. Pour sa part, elle n’était pas si pressée que l’expédition revienne. Avec elle reviendrait Simut et les mille vexations dont il l’accablait. Simut ! Celui-là, toujours à écraser plus faible que lui. Mais Chen-pa n’était pas faible. Plus jamais elle ne serait faible.
Boroméa regarda Abbi avec un petit rire complice. « Hé, grand-mère, on dirait que ça te manque drôlement.
— J’suis vieille mais j’ai pas oublié.
— Je parie que tu pourrais nous en raconter, des choses. »
Ça, pour en raconter, elle ne se prive pas, pensa Chen-pa.
« C’est vrai que j’ai été quelqu’un. Dans le temps. Maintenant je suis devenue comme transparente, si tu vois ce que je veux dire. »
Boroméa hocha la tête. Parvati se dandina d’un pied sur l’autre et la calebasse accrochée à sa ceinture se balança au même rythme.
« Moi, intervint Rasha après un silence d’une minute, je comprends pas bien de quoi tu parles. »
Abbi soupira. Frappé de biais par le soleil, son visage paraissait aussi crevassé que le tronc d’arbre sur lequel elle était assise. « Les hommes. Ils te voient plus vraiment. Tu n’es pas morte mais tu es quand même dans le monde invisible. La vieillesse, c’est comme une curieuse maladie qui fait que ta vie ressemble à celle d’un ours en train d’hiberner. Une femme a besoin du regard des hommes. Elle veut pas seulement qu’on lui écarte les cuisses, elle veut d’abord se sentir désirée. Et tu peux pas renoncer à ça sans sacrifier la partie la plus importante de toi-même. »
Parvati lui lança un coup d’œil. La conversation prenait une direction nettement moins agréable. « Allons, grand-mère, c’est une belle journée. On descend se rafraîchir à la rivière. Tu viens avec nous ?
— Tu es une bonne fille, Parvati. » La vieille femme parvint à sourire. « Et moi une vieille radoteuse qui parle trop. Un bain, ça me fera du bien.
— Et toi, Chen-pa, tu veux venir ? »
Chen-pa se redressa, surprise, comme si elle avait oublié qu’on pût lui adresser la parole. Elle pensait que les femmes l’ignoraient. Apparemment elle se trompait. Méfiante, elle soupesa l’invitation. Que cachait cette soudaine amabilité ? Elle n’avait rien contre Parvati, une femme dont elle avait jaugé la force de caractère, mais par principe elle se méfiait de tout le monde. Tu peux pas toujours rester seule. La chaleur humaine lui manquait. Se sentir en sécurité au milieu des siens lui manquait. C’était si dur d’être en permanence sur ses gardes. Pourquoi j’irais pas me baigner avec elles ? Son corps, courbatu par le tannage, aspirait à la fraîcheur de l’eau. Après plusieurs heures de ce travail salissant, elle était couverte d’une couche bigarrée de sang séché, d’ocre et de poussière, une couche si poisseuse qu’elle semblait incrustée dans sa peau.
« Oui, » répondit Chen-pa presque sans le vouloir.
Quand les femmes descendirent vers la rivière, elle les suivit, soudain heureuse.
Juché à l’aplomb de la falaise, Hamzu flaira la brise. L’air charriait des odeurs de résine, d’herbes et de petits rongeurs. De poussière et de feu de bois. De sueur humaine, mais uniquement celle des siens. Pas d’étrangers. Hamzu les aurait sentis s’ils avaient été là. Son odorat était meilleur que celui de n’importe quel homme ; ses narines captaient le moindre effluve aussi nettement qu’une chauve-souris se repère dans la nuit. Hamzu aurait pu traquer un gibier les yeux fermés.
Les bruits caractéristiques de la taille lui parvenaient de la carrière. Jetant un coup d’œil en bas, Hamzu aperçut son père en conversation avec Ankidou, sans cesser, clac clac clac clac, de débiter les blocs de pierre. Parmi les toutes premières images de son enfance resurgissait celle de son père, accroupi à tailler du silex. Toutes les fois où il n’était pas occupé à chasser, à manger ou à dormir, il fabriquait inlassablement toutes sortes d’outils tranchants. À force de le regarder, ses gestes lui devinrent si familiers qu’il pouvait les reproduire sans réfléchir, ce savoir lui étant venu comme au lagopède l’art de voler à l’instant où il s’élance du nid.
Le travail avançait lentement. La carrière avait été tellement exploitée qu'il fallait chercher les morceaux de dimensions appropriées dans les veines de calcaire profondes. Ils taillaient. Taillaient. Taillaient. Le silex ! Quelle pierre merveilleuse ! Plus dure que n’importe quoi au monde et en même temps si facile à façonner. Un homme peut prendre un de ces cailloux patinés dans la main, en frapper le bord avec un galet, et des éclats s’en détacheront. Et si au lieu d’un galet il utilise un percuteur en os ou en bois de renne, il obtient des éclats plus fins et plus réguliers. Il n’y a rien de mieux pour fabriquer des grattoirs, des burins et des perçoirs. Mais les lamelles qu’il a détachées sont meilleures encore pour les couteaux. Une fois le tranchant esquillé, cette arme est emmanchée dans une gaine de bois.
Quand le soleil fut haut dans le ciel, les hommes s’allongèrent à l’ombre d’un bosquet de mélèzes. Hamzu ne se retourna pas quand il entendit le pas de Bulgrar qui gravissait la pente. Il se déplaçait bien pour un homme si lourd.
« C’est moi, dit Bulgrar. J’ai pensé qu’un peu de viande fraîche et des oignons ça te ferait plaisir.
— Oui », dit Hamzu.
Bulgrar s’assit près de lui. Ils restèrent silencieux, pour un petit moment, mangeant tranquillement les tranches de viande cuite rehaussée par le goût piquant de l’oignon. Bulgrar prit le dernier morceau qui restait. « Je pensais aux Esprits. Pourquoi sont-ils en colère contre nous ? »
Hamzu haussa les épaules. « Qui peut le dire ?
— On n’aurait peut-être pas dû tuer ces hommes dans le ravin. Nous les avons tués et ensuite la vallée du Renne a été recouverte de glace. Mon père est mort. Des enfants sont morts.
— Nous avons honoré leurs âmes, objecta Hamzu.
— Oui. » Bulgrar se gratta furieusement le cuir chevelu, en extirpa un insecte, le considéra d’un air pensif avant de l’écraser. « C’est vrai. Nous avons fait les prières et les rituels. »
Il se tut, l’air dépassé. Hamzu était perplexe. Il sentait la détresse de Bulgrar mais il ne savait que lui dire. Les choses arrivaient, voilà tout. On avait beau les recouvrir d’un flot de paroles, les tordre dans tous les sens avec des mots, elles arrivaient quand même. Les mots étaient une arme, mais une arme à double tranchant car ils noyaient les hommes dans une illusion de sécurité. Hamzu tapota amicalement l’épaule du gros homme.
« Tout ça me dépasse, Hamzu. Toi, tu es un garçon intelligent, alors j’espérais que tu pourrais m’expliquer.
— De quoi tu t’inquiètes ? Nous avons le ventre plein et des silex en abondance. »
Bulgrar hocha la tête en se levant. Pendant qu’il retournait sur l’aire de taille, Hamzu reprit son immobilité, jusqu’à ce que sa présence cesse de perturber les animaux du monde visible.
Le soleil était au zénith. Hamzu en sentait le poids sur sa tête. Il portait une sorte de chapeau que Rasha avait fait avec de la paille tressée. Au début les autres avaient ri. Mais quand ils virent que cette curieuse nasse protégeait sa nuque des ardeurs du soleil, ils cessèrent de rire.
Il semblait incroyable qu’il fasse si chaud après avoir fait si froid. Hamzu avait beau être à moitié nu, la sueur dégoulinait le long de sa colonne vertébrale pour s’infiltrer sous son pagne et s’accumuler entre la raie des fesses. Elle dégoulinait également sous ses bras, sur son ventre, ses cuisses, et elle donnait à sa peau cuivrée quelque chose de la couleur d’un foie cru mâchouillé par un dent de sabre. L’air se brouillait comme un serpent fatigué se déplaçant sur le sable.
L’après-midi passa et le soleil baissa à l’ouest. Il était encore jaune, chauffant l’aplomb de la falaise quand Temür vint prendre la relève. Hamzu, heureux de bouger, glissa en bas des roches et descendit dans la carrière en empruntant l’étroite piste qui serpentait entre les éboulis. Les hommes, assis sous un auvent maintenu par des piquets, à l’ombre précaire de la paroi, ressemblaient à des poupées d’argile. Entre eux se trouvait un gros tas de silex bruts et à côté des silex qui ne l’étaient plus. Des milliers d’éclats de toutes dimensions recouvraient le sol.
Ils parlaient des femmes en débitant le silex. Des femmes et du rassemblement des fiancés.
La coutume voulait que les hommes prennent épouse hors du clan, de sorte qu’à chaque printemps les jeunes célibataires, du moins ceux qui recherchaient une compagne, se rendaient sur le plateau du Serpent, près de la grotte sacrée. Le plateau n’appartenait à personne. Plus exactement il appartenait à la communauté des hommes. Quand les clans se rencontraient, il y avait des danses, des fêtes, des cérémonies et des échanges de cadeaux.
« Hé ! Dayan, raconte-nous un peu de quoi elle a l’air, cette Kooru. Paraît qu’elle a de quoi satisfaire les mains d’un homme. »
Le martèlement des percuteurs, continu, obligeait Bulgrar à élever la voix.
« Un cul et des seins, je te dis que ça ! » opina Dayan en appuyant ses dires d’un mouvement de hanche.
Ankidou saisit un bloc de silex de la main gauche et l’examina. Nul n’avait son œil pour repérer une fissure au cœur d’un bloc apparemment parfait, nul n’avait son instinct pour sélectionner les meilleures pierres d’où jailliraient les lames minces, rectilignes et étroites. Ses yeux bruns se plissèrent, sculptant un fin réseau de rides décolorées à l’angle des paupières. Il orienta le silex brut de manière à obtenir un plan de frappe précis. « C’est vrai qu’elle s’installe chez vous ?
— Les cadeaux ont été acceptés. »
La main droite d’Ankidou se leva et, clac, clac, clac, clac, le marteau de pierre s’abattit à petits coups si réguliers qu’on eût dit le bec d’un pivert. Lorsque le rognon de silex fut épannellé sur tout le tour, Ankidou s’interrompit pour jauger le résultat. La première taille débarrassait le noyau de son écorce ; la deuxième façonnait le silex en carapace de tortue. Ankidou fit craquer ses doigts et, avant de reprendre le travail, il avala trois gorgées d’eau à l’outre de peau.
« Eh ben, admira Bulgrar en se levant pour se dégourdir les jambes, il s’emmerde pas notre chef ! Deux femmes, et maintenant une troisième.
— Et une jeunesse encore », souligna Kuresh avec un regard oblique.
Bulgrar alla derrière un buisson de sauge pour pisser.
« Comment qu’il va les satisfaire toutes ces femmes ? » questionna pensivement Ankidou.
En même temps son percuteur, qu’il tenait de la main droite, s’abattit avec une précision d’ours pêcheur, pelant la surface supérieure du silex à partir de plans de frappe successifs. Quand il eut fini de dégager le noyau de son écorce, Ankidou le mit de côté et s’essuya les mains sur un bout de chiffon. Le silex ressemblait maintenant à une sorte de carapace de tortue, ce qui le rendait facile à tailler. En tapant dessus, le rognon donnerait des éclats réguliers en série, minces, coupants, et d’une grande longueur de tranchant.
« Mon père est un homme puissant, déclara Simut avec fierté. Mes deux mères ne s’en plaignent pas, tu peux me croire. »
Bulgrar surgit de derrière le buisson en abaissant son pagne. « Quand même, partager Shamash avec une jeunesse, ça doit pas les enchanter.
— Une troisième épouse, ça ajoute du prestige. »
Hamzu écoutait d’une oreille distraite, pas vraiment intéressé, pas vraiment indifférent. Il ne faisait aucun effort pour participer aux bavardages. Pour dire quoi ? Ses sentiments pour Rasha étaient sincères. Ils s’aimaient depuis longtemps et ils savaient, sans avoir besoin de le proclamer, que leurs âmes suivraient la même voie.
« Et toi, Kuresh, rigola Nasr, pourquoi tu t’occupes pas de Kara ? Elle est encore jeune. Et vraiment pas mal dans son genre. Sûr qu’elle ferait ce que tu désires. Une femme sans homme avec du tempérament, c’est ce qu’il y a de mieux.
— Non.
— Allons, elle te court après, tu sais ça, non ? »
Le visage de Kuresh, habituellement d’apparence aimable, se ferma ; sa voix devint sérieuse. « Kara, elle porte la poisse. Y a cette espèce d’ombre qui lui colle à la peau. Alors les choses tournent mal, quoi qu’elle fasse. »
Nasr cessa de ricaner. « Je ne crois pas à ces conneries, dit-il sur le ton de quelqu’un qui n’était pas loin d’y croire.
— Regarde plutôt autour de toi. Parce qu’il y a des gens comme ça ; mort et malheur les suivent, partout. Me demande pas pourquoi. »
Le soir venant, un souffle d’air descendait sur la carrière, rafraîchissant la température et soulageant les hommes.
« Tout ce que je peux dire, ajouta Kuresh après un instant de réflexion, c’est que les enfants de Kara sont morts, et ensuite les loups ont eu Abdaï. »
Mais ça ne prouve rien, pensa Hamzu. Il fit sauter un éclat, s’arrêta et haussa ses larges épaules. Les hommes parlaient pour passer le temps.
Ankidou poussa un profond soupir. « C’est triste, de mourir comme ça. Abdaï le Rouquin, c’était un brave type.
— Ouais. »
S’ensuivit un silence pensif, et il ne resta que le son des marteaux de pierre que renvoyait la paroi.
Le soleil se noyait derrière le bord de l’horizon quand Kuresh décida. « Ça suffit pour aujourd’hui. On range les outils et on termine demain. »
Ils se levèrent, marchant et sautillant pour se dégourdir les muscles, puis ils rassemblèrent du bois mort. Là où résonnaient les bruits de la pierre tapant la pierre, maintenant c’était le silence. Ils mangèrent, dormirent, et lorsque le jour se leva, un jour d’une chaleur aussi accablante que la veille, ils achevèrent le façonnage ; puis ils démontèrent le bivouac et prirent la piste, vers l’ouest, qui les ramenait chez eux.