VII
La Voie de l’Ennemi

 

Enduits d’excréments de bison, Dayan et Hamzu rampèrent avec précaution derrière un faux plat, veillant à soulever le moins de poussière possible. Arrivés au sommet de la butte, ils virent le troupeau qui broutait tranquillement dans la prairie. Il comprenait une cinquantaine de femelles et une trentaine de bouvillons. Juste comme prévu, pensa Hamzu.

Trois jours plus tôt, la tribu entière s’était déplacée vers le nord à la poursuite des bisons. Le guetteur les avait repérés au loin depuis un sommet des « Cinq-doigts », errant à la recherche de pâturage. Les chasseurs avaient suivi facilement la piste piétinée par d’innombrables sabots tandis que les femmes et les enfants venaient derrière. Les femmes avaient installé un campement provisoire près d’un ruisseau, recueilli des combustibles, et elles s’activaient maintenant à creuser une fosse pour la conservation du gibier.

Attaquer les bisons demandait du courage. Quand ils chargeaient, ils baissaient leur front massif et renversaient tout sur leur passage. Par ailleurs, les armes devaient être lancées de près pour qu’elles transpercent l’épaisse cuirasse de graisse et de peau qui protégeait ces bêtes des rigueurs de l’hiver. Les femelles étaient plus petites que les mâles et leurs cornes moins volumineuses, mais la présence de leurs petits les rendait aussi dangereuses.

Les deux éclaireurs reculèrent lentement. Quand ils furent hors de vue, ils se levèrent et ils repartirent au petit trot pour rejoindre le groupe. Des coteaux de calcaire blanc s’étageaient sur leur droite ; autour d’eux s’étendaient des prairies steppiques composées d’une mince couverture végétale de graminées, de carex, de mousse et de petites plantes. Le sol semblait plat mais en fait il était truffé de cuvettes et de buttes, de courbes et de failles qui pouvaient offrir un abri commode à n’importe quel ennemi. Cette pensée inquiéta Hamzu. Alors que rien n’avait alerté son nez, son œil ou son oreille, il éprouvait un malaise diffus depuis un bon moment. Quelque chose cloche. Une odeur ? Il ne sentait rien, hormis le fumet des bouses fraîches. Un bruit ? Le vent. L’écho lointain des bisons. De toute façon, les sons se propageaient mal dans ce paysage venteux et dégagé.

Hamzu s’arrêta pour humer la brise. Narines dilatées et yeux mi-clos.

« Un problème ? s’enquit Dayan.

— Hon, hon...  »

La sensation de menace tracassait Hamzu. Il se fiait à son instinct. Mais que dire à Dayan ? Après un dernier coup d’œil sur le vert printanier qui moutonnait à perte de vue, il secoua la tête et se remit en marche.

« Les bisons sont là, confirma Dayan quand ils eurent rejoint Shamash. Des femelles et des jeunes.

— À quel endroit exactement ?

— Droit devant. Derrière ce repli de terrain. »

Les chasseurs attendaient les ordres de Shamash. Nul besoin d’explication détaillée car la répartition des rôles ne changeait guère. Un groupe de rabatteurs pousserait les bisons vers les autres chasseurs. Shamash désigna les plus jeunes et les plus agiles, et Kuresh pour les mener. Lui-même prit la tête de l’autre groupe. « Allons-y. »

 

Arasée par le passage des bisons s’étirait devant eux une sente qui montait et descendait au gré du terrain. Le nez au vent, Temür dévala un dos d’âne pour ne pas se laisser distancer quand... Plaff ! quelque chose de mou atterrit sur son visage et dégoulina telle une gelée tiédasse. Ah, le con ! Furibard, il chercha le plaisantin des yeux.

Ils se tenaient les côtes de rire, ces gros malins, tandis que Nasr moulait un second projectile et se préparait à l’envoyer. Sous les rires, Temür plongea au sol pour esquiver la boule de bouse mais, dans sa hâte, il trébucha et s’écorcha les mains en tâchant d’amortir la chute. Les rires redoublèrent. Et les chasseurs de se bombarder de morceaux de bouse comme des gosses.

C’est alors que Temür vit la trace de pas. Soigneusement superposée à celle des bisons. Il s’accroupit en plissant les yeux, passant et repassant la main dans l’alvéole. C’était une empreinte de pied à l’allure humaine : on reconnaissait clairement le talon, la voûte plantaire et le gros orteil. Pourtant... quelque chose n’allait pas du tout avec les proportions. L’empreinte était à la fois trop longue et trop étroite, trop... Tout ce qu’il avait entendu raconter lui revint brutalement en mémoire.

« Nasr, dit Temür d’une voix pressante, va chercher Shamash. Vite ! »

Le rire de Nasr mourut instantanément quand il croisa le regard du garçon.

Perplexe, Kuresh se pencha sur l’empreinte, fronça les sourcils puis grommela, le poil hérissé. « Des hommes ! »

Une bonne seconde s’écoula avant que quiconque réagisse.

« Ou peut-être pas, murmura Ankidou qui examinait l’empreinte à son tour. Nasr, ramène les autres. Sans traîner. »

Le jeune chasseur partit à toutes jambes, l’inquiétude inscrite sur le visage. Fin et élancé comme son père, Nasr était le meilleur coureur du clan. Aucun de ses poursuivants ne le rattrapait jamais. Aujourd’hui, plus que jamais, il devait courir très vite.

Et ils attendirent le retour de Shamash.

Temür fouilla furtivement les alentours, avec le regard craintif d’un homme qui s’attend à être transpercé d’un moment à l’autre. Que cachaient les replis du terrain? Des lions. Ou des hommes. À treize ans, Temür savait que les hommes étaient bien plus redoutables que les fauves. Il observa la piste au sud, là où elle filait droit pendant un demi-mille avant de décrocher et de disparaître. Plus loin, on devinait les rives du fleuve à cause de la végétation arborée, verte et dense.

« Planquez-vous, » chuchota Kuresh. 

Les rabatteurs s’éparpillèrent sans bruit. Ankidou logea sa menue carcasse à l’abri d’un rocher tandis que Simut s’aplatissait derrière un buisson de sauge. Le camouflage était parfait. Temür savait qu’ils étaient là et pourtant il ne les voyait pas. Il fit quelques pas pour chercher un endroit. Il le trouva derrière un petit talus et il s’accroupit comme s’il chassait l’antilope à l’affût. Ils attendirent. Quelque part, l’écho renvoya le mugissement d’une bisone appelant son petit.

Au bout d’une éternité, quand les chasseurs émergèrent enfin de la prairie, le soleil entamait sa course vers le milieu du ciel. Kuresh alla droit vers Shamash.

« Regarde. (Il montra l’empreinte du doigt.) Il y a des hommes ici.

— Oui, gronda Shamash, je sais. Ils sont pas très discrets, ces enculeurs de hyène, à croire que le pays leur appartient. À voir les traces, je dirais qu’ils sont au moins trois fois les doigts de la main. »

Quelque chose se crispa dans le bas-ventre de Temür. S’il n’avait pas été un homme, il aurait juré que ce quelque chose était de la peur.

« On va se battre ? »

Shamash examina son groupe d’un air sombre. Il savait qu’il n’avait pas les moyens de se battre contre un ennemi supérieur en nombre.

« Non. On va attendre qu’ils s’en aillent.

— Et s’ils s’en vont pas ? insista Kuresh.

— Le clan a besoin de viande », répondit simplement Shamash.

Personne ne rajouta quoi que ce soit. Il n’y avait rien à dire.

On envoya Bulgrar et Elbek en avant de la piste. Il fallait surveiller si l’Ennemi venait.

Ils patientèrent ainsi une demi-journée, chacun ayant choisi un coin d’ombre pour se reposer. Temür sortit de la viande séchée d’un petit sac taillé dans l’enveloppe d’un estomac de renne et il mastiqua lentement, plongé dans ses pensées. Ils vont venir.

Au loin, un vol de corbeaux tournoya de plus en plus haut au-dessus de la prairie, indiquant l’emplacement d’un festin. Shamash se leva.

« Venez », dit-il.

Ils avancèrent prudemment à travers l’étendue bosselée.

Temür sursauta en voyant soudain surgir de la steppe deux douzaines de silhouettes enveloppées de peaux de bison et armées de sagaies. Un seul coup d’œil lui suffit pour réaliser qu’il ne s’agissait pas d’hommes d’un clan voisin. Un grondement sourd monta de sa gorge. Quelque chose dans ces silhouettes lui hérissait littéralement le poil, à tel point qu’il en avait des picotements dans la nuque. À côté de Temür, un chasseur (Dayan ? Elbek ?) jura. Shamash cracha par terre.

Ils ne paraissaient pas si redoutables, ces hommes, quoiqu’ils fussent d’une laideur repoussante. De là où se trouvait Temür, il ne pouvait, à cause de la distance, quasiment rien voir de leur visage mais leurs proportions corporelles étaient choquantes. Ils avaient le torse étroit, le cou sinueux et le crâne exagérément arrondi. Leurs jambes étaient si longues, si grêles, qu’on se demandait comment ils pouvaient tenir debout. Ça, des hommes ? Des caricatures filiformes, mal assurées sur leurs jambes.

Temür se surprit à rouler des épaules en montrant les dents tandis que ses poings se crispaient, l’un sur le manche de son couteau, l’autre sur la hampe d’un épieu. Ses compagnons se mirent à frapper bruyamment le sol avec leurs épieux et leurs massues, les entrechoquant avec fracas à mesure que les agresseurs approchaient. Ces gestes menaçants furent assortis d’un flot d’invectives.

« Moitiés d’homme, je vais vous bouffer les couilles, clama Shamash.

— Venez vous empaler sur nos épieux, rugit Goryesh en projetant son bras – celui qui tenait l’épieu – en avant. Qui veut mourir le premier ? 

— Vos mères baisent des hyènes et chient des fientes de rat », ricana bruyamment le gros Bulgrar, et sa trogne couturée n’avait plus rien d’aimable.

De leurs côtés, les Autres gesticulaient en poussant des cris étrangement aigus qui ressemblaient à des cris d’oiseaux. Ils avancèrent, les sagaies levées. Shamash fit sonner son épieu contre sa massue avec une grimace féroce.

« Je suis Shamash, de la tribu du Mammouth, fort comme l’ours, agile comme la loutre, féroce comme le lion des cavernes. Merci de venir si près, pâture à vautours ! »

Pour l’instant, ils étaient encore trop loin pour engager le combat – si combat il y avait – mais on discernait mieux les visages grimaçants ocellés par le miroitement du soleil : front monstrueusement large, gros menton prognathe, et entre les deux pas de nez ou si peu. Des monstres !

Jamais Temür n’avait participé à une véritable bataille. Son initiation fut brutale et instantanée. Comme ses frères de clan se disposaient en ligne pour courir sus à l’ennemi, un chuintement siffla sur sa gauche, suivi d’un choc sourd et une sagaie emporta ce qui avait été la figure de Bulgrar. Abasourdi, Temür se jeta à terre, l’estomac tellement noué que c’en était douloureux.

Impossible ! À cette distance, c’était impossible.

Un bref coup d’œil sur la mare de sang et de cervelle... Il sentit gargouiller dans ses tripes une espèce de liquide putrescent qui lui donna envie de vomir, et il pria les Esprits de lui épargner la honte d’étouffer dans ses propres déjections.

Avec quelques secondes de retard, le temps de réaliser qu’une nouvelle volée de sagaies prenait son essor, tous les chasseurs se jetèrent au sol. Quelqu’un hurla. Puis se tut. Temür entr’aperçut Dayan prendre une sagaie au milieu des omoplates et se tortiller comme un ver écrasé, les membres agités de spasmes ; et lorsqu’il s’immobilisa enfin, dans un dernier râle ensanglanté, le garçon entendit un sanglot étouffé.

Les yeux révulsés, ils étaient tous aplatis dans l’herbe, attendant la mort. C’était d’autant plus terrifiant qu’ils ne pouvaient absolument rien faire, sauf implorer la protection des Esprits, sauf se répéter tout bas, comme une litanie : « Pas moi ! Faites que ce ne soit pas moi ! » Durant une seconde, une année ou une éternité, le cœur de Temür s’arrêta de battre, puis son sang se changea en silex alors qu’il claquait des dents, si hébété qu’il n’avait plus clairement conscience de ce qui l’entourait. Il sut ce qu’était la terreur, cette sensation d’être paralysé de la tête aux pieds face à un ennemi qui dispose d’armes surnaturelles. Ce fut Shamash qui réagit le premier.

« Dispersez-vous, hurla-t-il d’une voix que la tension éraillait. On se tire ! »

Il fallut à Temür un effort surhumain pour se relever tant il se cramponnait au sol, les ongles sanglants, il s’en aperçut alors, à force de fouir la terre pour s’y engloutir comme un nouveau-né dans le sein de sa mère. Plus mort que vif, il rassembla ses genoux.

Il détala. Une silhouette le dépassa, impossible de dire qui, puis une seconde, et Temür se mit à courir comme un forcené, s’abandonnant à une fuite éperdue. La tête rentrée dans les épaules, il se focalisait sur le rythme de sa respiration, essayant d’ignorer, et pourtant n’ayant conscience que de cela, les sifflements terrifiants qui déchiraient l’air. À chaque instant il s’attendait à recevoir une pointe dans le dos... Père ! Kuresh s’écroula en pleine course, les reins transpercés par une sagaie qui lui ressortait au niveau du ventre. Père !

Il se mordit la langue au sang. Non, ne pas regarder en arrière... Si je m’arrête, je suis un homme mort ! Temür se forçait à ne rien voir. Chaque foulée était un cauchemar, chaque respiration un calvaire. Père... Père ! Mais il courait toujours dans les herbes, talonné par les vociférations et les cris de triomphe, allant droit devant lui faute d’une meilleure stratégie.

Un autre sifflement aigu, là-bas, au sein de la prairie, et Shamash tournoya sur lui-même tandis qu’un bon pan de pointe acérée lui crevait la cage thoracique. Une pointe rouge violacée comme si on l’avait colorée avec de l’ocre cuite. Je vais probablement mourir aussi, pensa Temür, et il s’aperçut que cette idée le laissait indifférent. À quoi bon survivre alors que les siens mouraient ?

Il avait perdu son épieu quelque part – peu importait où – et le manche de son couteau était gluant de sueur lorsqu’il atteignit le premier coteau de calcaire qui s’élevait à l’est de la prairie. Le sifflement des sagaies s’espaça, devint un bruissement estompé dans le lointain et il comprit qu’il était sauvé... pour l’instant.

 

Ils ne se donnèrent pas la peine de les poursuivre, ces démons à figure humaine, et lorsque les hommes Vaïs furent hors de portée de leurs sagaies, ils se comptèrent, épouvantés. Des cinq rescapés de la bataille – non, du massacre – seul Ankidou était un homme fait, quant aux autres... Simut et Temür, tout juste sortis de l’enfance. Hamzu et Oros, dans les vingt hivers.

« Ils ont tué mon père », sanglota Simut.

Et le mien. Temür tendit la main pour lui toucher l’épaule mais Simut, manifestement gêné par ce contact, s’écarta. Ce fut dans un silence sépulcral qu’ils contournèrent les coteaux crayeux, l’angoisse collée au creux du ventre.

Du retour, Temür retint peu de choses. Il marchait parce qu’il fallait marcher, il respirait parce que ses poumons ne savaient rien faire d’autre, son cœur continuait à battre par inertie. Il lui semblait qu’il devait extirper ses pieds d’une mer de sables mouvants, une mer sans fond, interminable, et pour affronter quoi, au bout ?

Ils venaient de dépasser une croupe couverte d’une rare végétation de graminées quand, tout à coup, des roucoulements suspects jaillirent derrière nous. Les genoux de Temür flageolèrent. Tous de s’immobiliser, l’œil aux aguets. Deux tourterelles s’envolèrent d’un petit saule. Rien que des tourterelles. Voilà à quoi ils en étaient réduits : trembler en entendant des cris d’oiseaux. La marche reprit, encore plus morne, encore plus accablée, jusqu’au campement provisoire.

L’odeur de la catastrophe les avait précédés. Ils n’avaient pas encore atteint les abords du camp que les femmes et les enfants apeurés s’agglutinèrent autour d’eux, les uns les dévisageant avec des regards de bête traquée, les autres les pressant de questions anxieuses. Shamash, où est notre chef Shamash ? Mort. Et Elbek ? Mort aussi. Et Kuresh ? Et Dayan ? Et Bulgrar ? Et Nasr ? Et Goryesh ? Morts, ils étaient tous morts, eux, la crème des chasseurs, l’orgueil de la tribu. Et sans eux, qu’allait-il advenir du clan ? Le clan n’était plus protégé, le clan n’était plus assuré de vivre. À mesure que l’ampleur de la catastrophe se précisait, une sorte de gémissement ininterrompu s’éleva, au milieu duquel jaillissait par intermittence un sanglot déchirant.

Toute la tribu, anéantie par la peur et le chagrin, se regroupa autour du foyer.

 « Comment cela a-t-il pu arriver ? geignit Kara en se tordant les mains. Comment ? Shamash, le plus brave d’entre les braves, est tombé. »

D’autres voix se joignirent à la sienne.

« Quel terrible malheur !

— Il était le rempart du clan, renchérit Ninkupak. Qui a oublié les exploits de notre chef ? À sa vue, l’ennemi tremblait comme un lapin. Où allait Shamash, toujours le précédait l’odeur de la victoire. Les hommes ployaient devant lui comme l’arbrisseau devant le mammouth. Son bras ramenait assez de gibier pour nourrir deux familles. Shamash, reviens parmi les tiens !

— Tous nos chasseurs sont morts, se lamenta Kha-pa. Qui nourrira nos enfants quand ils pleureront de faim ? Qui nous défendra contre la dent du loup et la griffe du lion ? Qui nous tiendra chaud la nuit ?

— Qu’est-ce qu’on va devenir ? »

Parvati seule se taisait et son mutisme, parmi ce concert de lamentations, fit mesurer le gouffre qui la séparait de ces femmes apeurées. Quoiqu’ayant les mêmes motifs de plainte que les autres (elle venait de perdre d’un seul coup ses deux compagnons), elle se tenait très droite, ses larges épaules fermement carrées en arrière, les prunelles attentives malgré la douleur qui en ternissait l’éclat. Temür sentit monter en lui la fierté d’avoir une telle mère et le désir ardent de se racheter à ses yeux – et aux siens.

« O mort, rends-moi mon époux », ulula Kha-pa dont les joues, comme les bras, portaient la marque sanglante de ses ongles.

La première épouse du chef se lamentait aussi mais de façon plus discrète. Elle se balançait en ressassant d’une voix morne.

« Où sont-ils, nos valeureux chasseurs ? Dayan, mon fils, où es-tu ? Où es-tu, Shamash ? Dis-moi, Ankidou, tu es sûr qu’ils sont morts ? »

Ankidou baissa la tête. « Aïe, Boroméa. J’ai vu de mes yeux Dayan transpercé par une sagaie. Aucun homme ne peut survivre à une blessure pareille. (Il déglutit péniblement.) Shamash est tombé ensuite, de la même façon. »

Boroméa se mit à pleurer sans bruit. Lagamar l’attira contre son épaule et lui caressa doucement les cheveux. Parvati s’interposa soudain, une main posée sur son ventre gonflé.

« Les morts, nous les pleurerons plus tard. Maintenant, il faut penser aux vivants. »

Tous les regards se tournèrent vers elle, pas si choqués que ça, sembla-t-il à Temür, et il vit que beaucoup attendaient une voix énergique qui saurait les guider. De son vivant, Shamash suscitait des critiques, comme tous les chefs, mais sa mort laissait un vide qui devait être comblé sous peine de panique. Le vieux Ninkupak se frotta le nez d’un air faussement distrait.

« Tu es un membre respecté de ce clan, Parvati, et si tu veux parler nous t’écoutons.

— Il s’agit de sauver notre peau, je dis. Moins on traîne ici, meilleures sont nos chances de survie. Il faut partir, et vite, avant qu’Ils nous tombent sur le dos.

— On peut pas abandonner nos morts sans les ensevelir, hoqueta Boroméa, les yeux rouges. Sans arme et sans nourriture, comment survivront-ils au pays des chasses éternelles ? Tu as un roc à la place du cœur, Parvati.

— Elbek et Kuresh étaient de vaillants chasseurs ; j’ai partagé leur couche et porté leurs enfants. Tu crois que j’ai moins de chagrin que toi ? Il s’agit de la survie du clan. On a deux voies : rester ici et mourir, ou bien repartir vers le fleuve. Vous pouvez choisir la première voie. Moi, je veux que le fils qui pousse dans mon ventre grandisse, qu’il devienne un homme et qu’il ait à son tour des enfants. On a plus rien à faire ici, je dis. Nos armes sont insuffisantes pour combattre les démons. »

Sur ce, Parvati se leva et s’éloigna du feu. Mirash marchait à côté d’elle, refusant de lui lâcher la main. Il y eut un moment de flottement pendant que la mère de Temür emballait calmement ses provisions et ses outils puis soudain, comme galvanisées par tant d’assurance, les femmes se décidèrent.

Ils partirent une demi-heure plus tard. Le temps de répartir les charges et de fixer les lanières pour transporter les jeunes enfants et pouvoir se déplacer plus rapidement.

La tribu s’ébranla sur une seule file avec Ankidou en tête. Temür se posta à l’arrière avec Hamzu pour effacer leurs traces. Nul ne leur avait donné l’ordre de le faire ; chacun savait que la survie du groupe dépendait de leur cohésion. Si l’Ennemi décidait de les pister, ce qu’aucun signe n’indiquait, leur ruse ne le tromperait pas mais elle ferait gagner un temps précieux. Ils en avaient besoin. La tribu était dangereusement vulnérable : 18 enfants, une dizaine de femmes, deux vieillards et seulement cinq chasseurs. Il était tout bonnement hors de question d’affronter les armes qui tuent de loin avec si peu d’hommes.

Au lieu de s’enfoncer dans les collines, Ankidou les guida directement vers le sud à proximité du fleuve ; tout autre chemin aurait demandé des efforts que les enfants étaient incapables de fournir. Hormis quelques brèves haltes, ils ne prirent aucun repos durant trois jours et deux nuits. Les chasseurs et plus de la moitié des femmes se relayèrent pour porter les jeunes enfants et aider ceux qui ne pouvaient plus marcher. Il y avait des limites à l’endurance, même pour des hommes accoutumés à parcourir de longues distances dès leur plus jeune âge, et ils avançaient de plus en plus lentement, les muscles tétanisés par la fatigue. Après presque cinquante heures de marche forcée, alors qu’ils se traînaient à travers la vallée du Renne, ils aperçurent enfin leur destination : les pentes de Mère Tortue, le refuge ancestral de la tribu du mammouth.

Ce n’était plus la peine de se presser : l’Ennemi était loin. L’inquiétude qui leur labourait la poitrine s’allégea.

À une centaine de pas, le petit fleuve qui se jetait dans le grand cascadait musicalement entre les herbes et les rochers. Parvati s’y dirigea la première. Usés, épuisés, meurtris, ils entrèrent dans l’eau en s’aspergeant.