XVI
Les Voies de leurs Esprits

 

Elle était allongée sur une litière de branches et de peaux, les yeux gonflés de fatigue, l’enfant endormie à ses côtés. Temür était assis près d’elle.

« Chen-pa est partie, commença-t-il d’un ton hésitant.

— Oui, je connais. »

Quoiqu’elle eût conservé un accent prononcé, Kiri-risha maniait la langue des fils du Mammouth avec une aisance relative et la comprenait fort bien.

« Je voulais te demander... (Il se tritura l’ongle du pouce puis tourna son visage vers elle.) Reviens dans ma hutte avec Mara... si tu veux bien... »

Elle le dévisagea avec froideur. « Tu faire quoi de mon avis ? Je suis ta prisonnière, non ? alors ma volonté tu t’en fiches. »

Kiri-risha n’avait guère bougé depuis l’accouchement, deux jours plus tôt. Malgré les interstices des murs qui laissaient circuler l’air dans la hutte, Temür sentait son odeur, cette odeur qui ne ressemblait à nulle autre. Il ne se rappelait plus quand elle avait cessé de lui paraître fade. Ou bien Kiri-risha avait changé d’odeur, ou bien Temür ne sentait plus la même chose.

« Tu m’as donné une fille, dit-il en se penchant vers Mara. Le bébé est fort et je pense qu’il vivra.

— Ha, fit-elle. Une faiseur... on dit comme ça je crois... une faiseur d’enfants. »

Temür grogna, se gratta une oreille, balança d’une fesse sur l’autre. Je tourne autour de l’arbre, s’avoua-t-il, vaguement mécontent de lui-même. Certaines choses devaient être dites et c’était le genre de choses difficiles à reconnaître pour un chasseur conscient de ses responsabilités. Il s’éclaircit la gorge.

« Écoute, les choses ont changé. En te voyant vivre, j’ai compris que les Faces-Plates étaient des hommes comme nous. Juste d’aspect un peu différent, c’est tout. Quand j’ai découvert ça, j’ai été obligé de te regarder. Je veux dire, de te regarder vraiment. Alors je me suis regardé aussi. »

Il reprit, fuyant son regard. « J’ai été brutal avec toi. Je t’ai enlevée, je t’ai forcée, je t’ai gardée prisonnière. 

— Oui », murmura-t-elle d’une voix enrouée.

Au milieu de son visage pale et tirée, les yeux de Kiri-risha paraissaient encore plus grands que d’habitude. Quand ai-je commencé à la trouver gracieuse ? se demanda Temür. C’était venu malgré lui et ça lui compliquait franchement la vie.

« Alors, voilà. Je te conduirai parmi les tiens si tu veux. »

Kiri-risha secoua la tête. « Non.

— Non ? » Temür était stupéfait. Il attendit qu’elle en dise davantage mais le silence se prolongea, le poussant à demander. « Pourquoi ?

— Ils (Temür nota ce « ils ») tuer ma fille. J’ai pas endroit où aller.

— Tu as pas à t’inquiéter pour Mara. C’est une enfant du Mammouth. Sa place est ici. Mais toi, tu es libre de retourner parmi les gens de ton ancien clan. »

Les traits de Kiri-risha, pour autant que Temür pût les déchiffrer, indiquèrent la froideur.

« Tu comprends rien. Je devoir être morte. Mais je vis toujours. Pourquoi je suis lâche. Les gens penser ça : je vis toujours et je devoir être morte. »

Temür était perplexe. Qu’elle le détestât, ça il pouvait l’admettre – encore que l’idée provoquât un sentiment désagréable – mais il ne voyait pas en vertu de quelle loi absurde Kiri-risha se jugeait coupable. Il énonça platement. « Tu es pas la première femme à être enlevée et violée. »

À nouveau le silence. Temür s’impatienta. « Je comprends pas pourquoi tu devrais être morte. J’aimerais que tu m’expliques. »

Les épaules de Kiri-risha se raidirent. Temür fit peser son regard, exigeant une réponse. Finalement elle se souleva sur un coude et articula lentement, comme si elle s’arrachait chaque mot de force.

« Les Faces-Plates comme tu dis penser eux être le seul vrai peuple dans le monde. Ils disent vous pas êtres humains. Ils disent vous Fronts-Bas. Ils disent vous être des bêtes très dangereuses et puées. »

Temür eut l’impression qu’elle l’avait frappé.

« Tu me vois comme ça ? Une bête dangereuse et puante ?

— Tu crois quoi ? Oui, je déteste tu pourquoi tu as fait. Je sais ton clan mange chair humaine. Beurk, je dis. Les bêtes font ça. Pas les hommes. »

Temür se leva brusquement. Il marcha jusqu’à la porte, fit volte-face, puis se mit à tourner et virer comme un renne acculé dans un cul-de-sac. « Pourtant tu veux rester.

— Il ... il faut je reste. Je veux ma fille vivre. Je veux ma fille vivre où personne la tue ... où elle va et vient libre dans le monde.

— Libre parmi les bêtes », ricana Temür. Il était fou de colère. Il avait la nuque si raide qu’un soliveau posé dessus n’aurait pu la faire plier.

Quand le bébé commença à crier, sa petite figure soudain toute rouge, Kiri-risha le prit dans ses bras en fredonnant dans sa langue étrange et lui donna le sein.

« Elle a faim. (Kiri-risha rit.) Elle se réveille pour manger toujours. »

Ma fille ! pensa Temür avec orgueil. Il était fasciné par la perfection de ses ongles et la rondeur de son crâne. Et tandis qu’il regardait sa fille qui tétait en agrippant le mamelon de ses petits poings, la tension abandonna son corps et son visage se détendit. « Tu as pas répondu à ma question.

— J’ai répondu question, dit doucement Kiri-risha. J’ai colère contre toi, Temür, mais je suis avec clan du Mammouth maintenant. »

 

Kiri-risha partagea le morceau de bois de renne en deux, dans le sens de la longueur. À l’aide d’un racloir, elle polit les bords, puis fit de même sur les deux faces. La pointe, en amande, était plus large au milieu qu’à chacune de ses extrémités. Les gens, intrigués, regardèrent Kiri-risha aménager un méplat à la base de la pointe, méplat dans lequel elle introduisit un coin. Là-dessus, un petit coup de burin précautionneux. La base se fendit. Un « ho » dépité s’échappa des lèvres de Temür. Mais comme Kiri-risha paraissait satisfaite, il se remit à observer son travail. Contrôlant toujours sa force de frappe, elle tapa d’un petit coup sec, suivi d’un autre, puis d’un troisième, si bien que la fente se propagea jusqu’à la zone centrale, la plus large et la plus épaisse. Que veut-elle faire avec ça ? Les gestes de la femme, calmes et sûrs, trahissaient une longue pratique.

Soudain, à la vue de cette base fendue, un souvenir lointain remonta du tréfonds de sa mémoire.

« Je veux voir ! » trépigna Toghrul en se faufilant sous les jambes d’Ankidou. Faisant les gros yeux, Parvati lui intima de reculer, ce qui eut peu d’effet sur Toghrul, tout à son désir d’apprendre quelque chose de nouveau. Sa seule concession fut de baisser la tête et de se mordiller le pouce d’un air hésitant. Ankidou, accroupi au premier rang, suivait les gestes de Kiri-risha avec tant d’attention qu’il caressa distraitement les cheveux du jeune garçon, sans paraître noter son impolitesse.

Entre-temps, Kiri-risha avait posé la pointe et saisi une hampe de bois. Avec son couteau, elle entailla l’extrémité de la hampe d’une fente en U, dans laquelle elle inséra la base de la pointe. Elle lia ensuite le tout à l’aide de tendons enduits d’un mélange à base de résine de pin. Alors que Temür croyait la sagaie terminée, et il n’était visiblement pas le seul, Kiri-risha introduisit un petit coin perpendiculairement à la base de la pointe. Elle vérifia que ça tenait bien. Dépliant ses longues jambes elle se releva et franchit le pas qui la séparait d’Hamzu. Debout, elle le dépassait d’une paume. « Tu regardes. Le petit bois écarte la base de la pointe dedans et bloque toute l’arme. »

Pendant un moment Hamzu resta sans parler, mais il plissa les yeux.

« Ingénieux, fit-il. Très ingénieux. 

— Sans doute, concéda Simut, mais reste à démontrer que cette sagaie est plus efficace que les nôtres.

— Je démontre, sourit Kiri-risha. Tu vois la carcasse du cheval pendue à un arbre ?

Simut retroussa les lèvres. « Evidement. Est-ce que tu essaierais de te rendre ridicule ?

— Tu regardes. Tu juges après. »

Malheureuse, tu vas perdre la face devant le clan ! se retint de crier Temür. Le cheval qu’ils avaient ramené de la chasse était suspendu à cinquante pas de là et personne, pas même Hamzu, n’était capable de l’atteindre. Tout le monde le savait. Quel démon poussait Kiri-risha à ce défi suicidaire ?

Kiri-risha déroula une peau étalée sur le sol et exhiba un bâton terminé par un crochet. Tiens, tiens, murmura Temür en lui-même tandis qu’elle plaçait la sagaie le long du bâton en calant l’extrémité de la hampe sur le crochet. Le bras de la Face-Plate décrivit une courbe et la sagaie fila dans l’air. Tous les regards suivirent l’envol et quand elle se ficha dans la cible, transperçant le cou de part en part, Temür entendit son jeune frère Toghrul, qui sautait sur place d’excitation, crier joyeusement : « Pan ! En plein dans le mille qu’elle l’a chopée ! »

Hamzu, suivi par quelques chasseurs, alla jusqu’à la cible et examina le point d’impact. La sagaie ressortait de l’autre côté du cou, intacte. La pointe n’était même pas émoussée. Oros applaudit et rit tout haut. D’autres se joignirent à lui et dans le brouhaha confus qui suivit se détacha la voix bourdonnante de Kha-pa. « Pourquoi est-ce que tout le monde a l’air content ?

— Mam, la rabroua Oros, tais-toi ! »

Hamzu retira la sagaie d’un coup sec et revint vers Kiri-risha. « Je peux essayer ?

— Difficile toucher la cible, prévint-elle en lui tendant le propulseur. Je habituée depuis petite. »

Hamzu encocha la sagaie, ramena le bras en arrière, et rien qu’à voir sa posture forcée se devinait la suite. La sagaie partit mollement avant de retomber en cloche.

« Poils d’un cul de mammouth ! jura Hamzu, dépité.

— Pour une première fois pas si mal. »

Hamzu secoua sa nuque épaisse et musculeuse comme un aurochs importuné par les mouches. « Ne mens pas, femme. Mon bras avait la vigueur d’une branche morte.

— Je peux apprendre à toi. »

Temür guettait la réaction de son frère. Sans l’approbation d’Hamzu, les hommes refuseraient d’utiliser le bâton à crochet car c’était contraire à la tradition. La tradition était sage. Depuis l’aube des temps, leurs ancêtres avaient accumulé une profonde expérience de la vie. La tradition les maintenait en vie ; elle leur donnait le feu, le silex, les vêtements, les huttes et les outils. Agir contre la tradition aurait amené le chaos dans la société des Hommes Vaïs. Mais elle n’interdisait pas d’étendre le groupe des Ancêtres et par conséquent l’acquisition d’une nouvelle expérience.

« Oui, dit Hamzu. J’aimerais apprendre. »

 

Le ventre de Chen-pa était douloureux bien que la naissance fût passée depuis quinze jours. L’accouchement n’avait pas été facile. Chen-pa avait des hanches larges et robustes faites pour l’enfantement et pourtant... deux jours et une nuit de torture au-delà des mots, un océan de douleur d’où surnageaient des rafales de hurlements, les entrailles ravagées et, au bout de tout ça, un morceau de chair vagissante qui réclamait, encore et encore, le lait maternel. Le bébé ne lui procurait aucune joie. Il pleurait sans cesse. Il se débattait entre ses bras, le corps arqué. Et quand elle le nourrissait, corvée qu’elle retardait autant que possible, il lui pinçait atrocement les seins.

Chen-pa se sentait seule et fatiguée ; fatiguée de se lever chaque matin, fatiguée de supporter le nourrisson, fatiguée de faire semblant. Elle savait qu’elle devait prendre une décision. Son prix de femme avait augmenté depuis qu’elle s’était révélée féconde. Elle ne manquerait pas de demandes au prochain rassemblement des clans, dans quelques semaines, au milieu de l’été. Qu’est-ce que j’attends ?

L’amour qu’elle éprouvait pour Temür s’était changé en haine. Il va venir me chercher, avait-elle d’abord pensé. Il prenait des nouvelles de son fils. Il lui offrait des parts de gibier. Mais il n’était jamais venu. Elle était seule.

On s’affairait, autour d’elle. Les enfants piaillaient. Bilge, Kara et Abbi broyaient en poudre des graines et des racines. Ankidou et Bumin n’allaient pas tarder à revenir de la chasse. Près de l’aire de taille, Oros et Temür s’entraînaient au maniement du bâton à crochet sous les encouragements bruyants de Toghrul. Elle ne les regardait pas. Il lui aurait suffi de tourner la tête pour les apercevoir. La jeune femme leva une main pour écarter les moucherons de son visage. D’ordinaire, elle les remarquait à peine. Mais aujourd’hui tout l’irritait. La douce chaleur du soleil, les bavardages, l’aveuglement des fils du Mammouth. Les Faces-Plates viennent. Ils sont déjà parmi nous. Et eux, confiants et stupides, ils accueillent cette Face-Plate comme une amie, fascinés par les jouets qu’elle leur donne. Ils ne voient là-dedans que le moyen de devenir plus forts. Mais ils se trompent car la Voie des Faces-Plates n’est pas celle des hommes.

On était à la fin du printemps. Le clan était descendu dans la vallée du Renne et il avait établi son campement à une distance prudente du fleuve. La nourriture ne manquait pas. Les grandes migrations fournissaient la viande des rennes abattus en masse. Les femmes, à qui incombait cette tâche, préparaient déjà les provisions d’hiver.

Seule Chen-pa, assise sur un tronc grossièrement équarri, ne faisait rien, sauf à surveiller d’un œil vague le bébé qui dormait dans une sorte de berceau fabriqué avec des harnais de cuir. Derrière la paroi de leur hutte, elle entendit le rire grave de Boroméa auquel fit écho le rire haut perché de Lagamar. Le dépit tordit sa bouche. Elles pourraient se montrer plus discrètes. Les deux femmes partageaient les plaisirs de la couche, cela se savait. Depuis que Chen-pa ne faisait plus l’amour avec personne, elle trouvait injuste que les autres ne soient pas astreints aux mêmes privations. Totalement injuste. Même si elle ne l’eût pas avoué sous la torture, l’intimité qu’elle avait partagée avec Temür lui manquait.

Kara posa le broyeur de pierre, se redressa et se dirigea vers le bébé. Ses pas étaient lourds. Bien qu’elle fût encore dans la force de l’âge, sa peau était ridée, sa chair flasque et ses muscles noueux comme des racines de chêne. De sa beauté d’antan ne restaient que des ruines. Pendant que sa mère berçait le bébé en fredonnant, Chen-pa patienta stoïquement. La présence de sa mère l’irritait. Elle ne savait que trop ce qui allait suivre.

« Une femme doit faire la paix avec le père de son fils.

— Je veux pas en parler », siffla Chen-pa à voix basse, pour que les autres n’entendent pas.

Kara replaça le bébé dans le hamac et posa sur sa fille un regard buté. « Cette situation est pas normale, insista-t-elle. Tout le monde pense que ton attitude est un peu extravagante. Temür t’a fait du tort, c’est vrai. Mais c’est pas en lui crachant dessus que ça va s’arranger.

— Mère, articula posément Chen-pa, mêle-toi de ce qui te regarde.

— Je suis ta mère, s’offusqua Kara. J’ai le droit de te dire ce que je pense. »

Et cela me rendra Temür, peut-être ? « Le droit ! » ricana Chen-pa, féroce. Elle ne se souciait plus d’être entendue ou non. « Tu as tellement réussi ta vie que je me demande vraiment pourquoi on se bouscule pas pour solliciter tes conseils. » Les lèvres de Kara se mirent à trembler. « Regarde-toi ! Non mais, regarde-toi ! Qu’est-ce qui te permet de croire que je me soucie de ton opinion ? Peut-être je devrais te prendre en exemple ? Tu veux que je devienne comme toi, c’est ça ? » Le visage de Kara se décomposa et elle se tassa sur elle-même, paraissant dix ans plus vieille qu’à l’instant où elle s’était approchée de sa fille. « Eh quoi, c’est tout ? Plus de conseils à m’offrir ? 

— Tu... es cruelle », hoqueta Kara dans un souffle précipité. Ses yeux étaient rouges et ses pommettes humides.

Cependant Bilge venait vers elles, et sur son visage rond griffé de légères rides se lisait la contrariété. Elle pointa sur Chen-pa un doigt poudré de particules végétales. « Tu vas trop loin, ma nièce. Kara est ta mère et elle t’a nourri pendant des années. »

Ce n’est pas ma mère, eut envie de hurler Chen-pa. Ma mère était une femme féconde, ses flancs regorgeaient de vie. Au lieu de quoi elle fit un énorme effort sur elle-même pour parler d’une voix calme, sans y parvenir tout à fait car l’amertume était trop forte. « Vous êtes tous contre moi. Tous. Vous savez ce que Temür a fait et pourtant vous continuez à lui parler comme avant. Il couche avec une Face-Plate ! C’est tellement... Beurk !... dégoûtant... ça me rend malade rien que d’y penser... Et vous, tous autant que vous êtes, vous acceptez ça ? »

Le visage de Bilge se durcit. « Tes affaires avec Temür me concernent pas. C’est très impoli de ta part de vouloir qu’on prenne parti dans une querelle privée. Si tu continues comme ça, tu vas perdre le peu d’amis qui te restent.

— On peut pas perdre ce qu’on a jamais eu, pas vrai ?

— Chen-pa ! s’écria Kara d’un ton blessé.

— Après toutes ces années je croyais être des vôtres. Je m’aperçois aujourd’hui à quel point je me trompais.

— De quoi tu parles ? » se fâcha Bilge.

Chen-pa haussa les épaules. « De rien. Je suis pas de très bonne compagnie en ce moment, sœur de ma mère. Je pense qu’il vaut mieux que je reste seule, le temps de chasser les mauvais Esprits qui m’embrouillent les idées. » C’était ce qu’elle pouvait faire de mieux en guise d’excuses. Bilge le comprit.

« On a besoin d’eau. Je descends au fleuve ou tu t’en charges ? »

Chen-pa se leva. « J’y vais. »

Elle entra dans la hutte, arrima deux outres vides sur ses épaules et s’éloigna du camp. Elle s’écarta délibérément du trajet le plus court, une sente aux herbes aplaties par les passages répétés, pour serpenter dans l’herbe à bison éclaboussée de fleurs, puis entre les boqueteaux poussant aux abords de l’eau. Elle marchait sans se presser, la force de l’habitude lui faisant épier le moindre signe anormal. Droit devant elle, une perdrix jaillit de l’herbe sous son nez et s’éloigna en battant de l’aile. L’oiseau voletait avec maladresse. Cela signifiait que le nid n’était pas loin. La mère faisait semblant d’être blessée pour l’entraîner loin des œufs. Chen-pa aurait bien cherché les œufs, un met délectable aussi bien cru que cuit, mais elle décida finalement qu’elle n’avait pas assez faim. Elle suivit l’oiseau de regard. C’est ton jour de chance, petite perdrix.

En contournant un gros talus herbeux, elle entendit des chuchotements furieux sur sa gauche, s’immobilisa, toute ouïe, et reconnut immédiatement les voix. Arslan et Kooru. En train de se disputer.

« Je m’attendais pas à une telle conduite de ta part, disait Arslan, manifestement contrarié. C’est quoi ces rencontres ? Réponds-moi ! »

Chen-pa regarda autour d’elle. On ne l’avait pas vue. Elle se glissa derrière le talus et s’apprêta à partir ni vu ni connu. Écouter ce genre de conversation ne l’intéressait pas.

« J’ai rien à te dire », maugréa Kooru.

Il est temps de t’éclipser, se dit Chen-pa. Sauf qu’elle ne le fit pas ; elle se tapit davantage et ouvrit les oreilles. Elle ne savait comment expliquer son indiscrétion. La curiosité ? Contrairement aux autres femmes du clan, elle se fichait pas mal des coucheries des uns et des autres. La rancune ? Surprendre les petits secrets de Kooru... eh bien, avoir barre sur cette garce ne lui déplaisait pas.

« Tu mens ! Je t’ai vue, Kooru. Je t’ai vue à califourchon sur Bumin ! »

 Ça alors, pensa Chen-pa, presque amusée, Kooru se tape Bumin en catimini ! Eh bien, elle les aime jeunes, on peut pas lui enlever ça ! Presque amusée mais pas tout à fait. Si Chen-pa avait analysé le malaise qu’elle refoulait quelque part au fond de son esprit, elle aurait reconnu un sentiment proche de la jalousie. Cette femme ouvrait ses cuisses à tous les hommes, à se demander ce qu’ils lui trouvaient ! Avec ses cheveux noirs et sa grande bouche, Kooru avait un genre de beauté vulgaire, Chen-pa était prête à le reconnaître, mais pas plus de tête qu’une cosse vide.

« Tu me surveilles maintenant ? Eh bien, puisque tu insistes, oui il m’arrive de coucher avec Bumin. Et je vis pas dans ta hutte, alors ce que je fais ça te regarde pas !

— Mais enfin, protesta Arslan d’un ton désemparé, Bumin est qu’un gamin.

— Je t’assure qu’il me prouve souvent le contraire », fit Kooru, allègre.

Blottie derrière le talus, Chen-pa crispa les mâchoires. Elle ressentait comme un outrage que Kooru assouvisse ses désirs de femme avec tant de facilité. Elle s’est vite consolée de Temür. Moi, je l’aimais. Il n’était pour elle qu’un amusement passager. Elle recula silencieusement en direction du fleuve et se mit debout dès que les voix s’éteignirent. Kooru et Arslan n’avaient rien remarqué. L’eussent-ils fait, du reste, qu’elle s’en moquait. Avant, Chen-pa aurait éprouvé de la gêne à surprendre les petits secrets des uns et des autres mais depuis l’arrivée de la Face-Plate le monde n’était plus le même. Le monde vacillait.

Elle regarda une couleuvre se faufiler entre les herbes, lanière vert bronze sur un camaïeu de verts et de bruns. Au fur et à mesure qu’elle approchait des rives du fleuve, qui roulait lent et clair dans le doux vallonnement, les bosquets de mélèzes, d’aulnes et de bouleaux s’épaississaient en galerie discontinue. Un vol d’oies cendrées descendit vers les eaux étincelantes et les nuances claires de leur plumage brillèrent dans la lumière.

Chen-pa entra dans l’eau avec précaution, retira les bouchons et emplit les outres. Elle avait elle-même fabriqué les sacs étanches avec des poches stomacales de renne. Temür avait taillé deux pièces osseuses en forme de cône puis strié le pourtour pour améliorer la fermeture. À la finesse des bouchons, on voyait son goût pour les jolis objets. La Face-Plate aussi aime décorer tout ce qu’elle utilise.

En soulevant les outres pleines, Chen-pa eut l’impression qu’une douleur foudroyante se propageait dans son ventre. Encore un cadeau de Temür. Son fils lui avait déchiré les entrailles pour venir au monde et en retour ? En retour, Temür installait une ennemie dans sa propre hutte, la bafouant ouvertement à la face de tous. Peut-être lui reviendrait-il. Elle savait cependant que non. Temür ne reviendrait pas. Il l’avait définitivement rejetée sans susciter la moindre protestation. Elle n’avait plus sa place parmi eux. Elle était seule, désormais, exactement comme elle l’avait été après l’extermination de son premier clan. Son ancienne vie s’effilochait derrière elle.

Marchant seule dans la plaine, elle se demanda vaguement comment elle en était arrivée là. Je faisais tout pour lui plaire. Mais, quoi que je fasse, il y avait toujours dans son regard quelque chose qui me donnait à penser que ça ne suffisait pas. Et s’il n’avait jamais voulu de moi comme je le voulais, lui ? Elle n’était pas préparée à sa trahison. Peut-être les signes étaient-ils là depuis le début mais elle n’avait pas voulu les voir. Son ventre lui faisait mal. Une douleur lancinante. Elle qui n’avait jamais souffert de la moindre maladie, voilà qu’elle se traînait lourdement, victime de la nouvelle faiblesse de ses membres. Elle ne pouvait pas vivre comme ça.

Bien avant d’arriver au camp, elle sentit les odeurs familières charriées par la brise : feu de bois, fourrure tannée, sueur humaine, arôme fumé des viandes, senteur terreuse de l’ocre. Derrière les huttes, bricolées de rondins, de claies et couvertes de peaux, un bosquet de saules et de genévriers offrait un morceau de fraîcheur.

Elle se dirigeait vers le foyer d’Ankidou quand elle vit Parvati et Mirash revenir de la cueillette avec des paniers pleins de pissenlits, de panais et de chicorées.

« Bonjour, dit Parvati. Comment tu vas, Chen-pa ? »

Celle-ci répondit d’un signe de tête. Attendit poliment, sur ses gardes.

Sous l’épais bourrelet des arcades sourcilières la scrutaient des yeux bruns mouchetés de vert. « Tu as l’air fatiguée, ma fille.

— Je dors mal, reconnut Chen-pa d’un ton un peu rigide. Le bébé pleure beaucoup.

— Tu as vu la chamane ? (Chen-pa secoua la tête.) Peut-être elle aura un remède pour apaiser le bébé. »

Pourquoi me parle-t-elle comme si nous étions amies ? Nous ne sommes pas amies !

« Peut-être... éluda Chen-pa.

— Je sais combien c’est dur...  » commença Parvati en posant la main sur l’épaule de la jeune femme.

Chen-pa sentit la force et la chaleur de cette main à travers le cuir de sa veste. Les canines d’ours et de renard qui ornent ce cuir, c’est avec elle que je les perçais, se souvint-elle avec chagrin. Maintenant elle décore les vêtements de la Face-Plate. Chen-pa ne put en supporter davantage. Elle se dégagea doucement. « Je dois y aller. Ma mère attend l’eau. »